La pédagogie de Saint-Sulpice


Père Jean-Marc Micas
prêtre de Saint-Sulpice, responsable du Service Diocésain des Vocations de Toulouse

Jean-Jacques Olier (1608-1657) est le fondateur de la Compagnie des Prêtres de Saint-Sulpice. Nous sommes au XVIIe siècle. Après les secousses de la Réforme, l’Eglise a entrepris de réagir. Un siècle après le concile de Trente, on assiste en France à un vaste mouvement d’évangélisation et de rénovation spirituelle (Ecole Française de Spiritualité). Jean-Jacques Olier est prêtre et participe aux "missions" organisées par Monsieur Vincent et Charles de Condren (successeur du cardinal de Bérulle à la tête de l’Oratoire de France, et initiateur de l’Ecole Française de Spiritualité). Il constate que les conversions obtenues et les bonnes dispositions des fidèles se perdent bien vite dans les sables faute de prêtres eux-mêmes réformés, alors qu’ils doivent être "la source de la sainteté qui doit se répandre après lui sur la masse des peuples (1)". Alors les fondateurs de "Saint-Sulpice" se retirent des missions directes à travers les campagnes de France, "pour cultiver les nouvelles plantes qui leur sont tombées dans les mains, et qui ont paru être appelées au clergé. (2)" Vincent de Paul, Jean Eudes, de nombreux évêques de France portent ce même souci. Monsieur Olier fonde le premier séminaire en décembre 1641 à Vaugirard. Quelques mois plus tard, devenu curé de Saint-Sulpice à Paris, il y déménage la communauté (1642).

Se développe là une méthode éducative originale, très différente d’autres à la même époque, et notamment de celle du "modèle" du séminaire tridentin (concile de Trente) de saint Charles Borromée. Au lieu d’accueillir des enfants et de les conduire par degrés successifs jusqu’au sacerdoce, le séminaire sulpicien accueille des hommes dont la vocation est déjà éprouvée. Sa mission est de former et de sanctifier les prêtres et futurs prêtres pour rénover durablement l’Eglise. On ne devient pas prêtre pour acquérir des bénéfices, mais on doit "entrer par la porte de la vocation (3)."

La pédagogie sulpicienne, qui s’exerce depuis plus de trois cents ans au service de l’Eglise, vise à la fois la vérification de la vocation et la formation globale des prêtres : humaine, spirituelle et pastorale.

"L’objectif du ministère auprès des candidats au presbytérat est de les aider à discerner l’appel de Dieu pour le service de l’Eglise et de les préparer à y répondre.

La foi nous invite, en effet, à reconnaître dans la vocation au ministère pastoral une intervention divine qui s’exerce tout au long de la vie. Mais l’éveil, le discernement et le soutien d’une telle vocation requièrent des médiations humaines. C’est à ce niveau que se place le service de la Compagnie (4)."

On peut résumer les éléments fondamentaux de la pratique pédagogique sulpicienne en cinq points :

1 - L’exercice collégial des responsabilités, qui s’applique d’abord à l’équipe des formateurs mais réclame aussi la collaboration des candidats au ministère, du presbyterium diocésain et des autres membres de la communauté chrétienne.

Les jeunes ont besoin d’être initiés à l’ecclésiologie du concile Vatican II. Soit ils nient toute légitimité à une quelconque intervention de l’Eglise qui "regarde" leur vocation ("Au nom de quoi quelqu’un, fut-il évêque, a-t-il le droit de m’empêcher de consacrer ma vie de telle ou telle façon, ou peut-il me conseiller ceci ou cela ?"), soit ils veulent que l’Eglise donne au seul clerc une autorité excessive dans sa vie et sa mission…

Ils veulent en tout cas que la vocation au ministère presbytéral soit estimée et désirée. Ce désir s’exprime parfois de manière polémique, souvent de manière forte. Ils trouveront chez les sulpiciens des prêtres qui aiment qu’il y ait des prêtres et qui veulent que cette vocation tienne toute sa place parmi les vocations des chrétiens. Ils trouveront en même temps des éducateurs qui les aideront à articuler ce ministère aux autres charismes et ministères dont l’Eglise a besoin pour être l’Eglise du Christ, Sacrement du Salut pour le monde.

La manière dont s’exerce la vérification de leur vocation, la formation globale, spirituelle, intellectuelle et pastorale, avec toutes ses collaborations (curés, laïcs en pastorale, directeurs spirituels, Conseil du Séminaire - l’équipe des formateurs -, délégués des évêques, etc.) permet de purifier une vision par trop individualiste de "leur" vocation, ou par trop personnelle de "leur" ministère.

L’exemple donné par le Conseil, où chacun est totalement prêtre, exerçant un vrai ministère et une vraie responsabilité, profondément lié aux autres prêtres pour toutes les décisions prises, profondément associé aux chrétiens des diocèses par le biais des insertions et autres collaborations, est certainement un lieu, parmi d’autres, qui témoigne que cela marche !

2 - Une vie de communauté réelle entre formateurs et candidats, de manière à constituer une "communauté éducatrice" qui prépare à la coresponsabilité et qui permette les confrontations nécessaires et un meilleur discernement des vocations.

"Persuadés que le partage de leur vie sacerdotale est le plus profond et le plus efficace des enseignements, les Prêtres de Saint-Sulpice vivront en communauté étroite avec les candidats au ministère. Ils favoriseront un dialogue vrai qui permettra à tous de se sentir responsable de l’unique communauté. Par là seront découvertes et déjà expérimentées les conditions concrètes de l’exercice du ministère dans l’Eglise sous le double aspect de vie fraternelle et de participation à une mission commune (5)."

Les jeunes revendiquent d’être estimés et reconnus, de "compter" pour quelqu’un, que l’on tienne compte de leur point de vue, bref d’être responsables de leur vie. Tout dans l’organisation de la vie au séminaire (partage des responsabilités et services, implication à tous les niveaux de la formation) honore bien des "revendications" légitimes…

3 - Une initiation progressive à la vie spirituelle personnelle, qui est réalisée tout particulièrement par une direction spirituelle suivie.

4 - Un grand souci de la liberté spirituelle des candidats, favorisée par la nette distinction entre la responsabilité du Conseil et celle du Directeur Spirituel, en même temps que par les règles sulpiciennes qui fixent leurs rapports (le Directeur est membre du Conseil mais tenu absolument au secret quant à "son dirigé").

Une des revendications fortes des jeunes est volontiers qualifiée "d’individualisme". Il me semble qu’on peut aussi y voir une légitime demande de reconnaissance et d’estime de la personne reconnue en elle-même et non comme un élément d’une foule anonyme…

L’accompagnement spirituel et ses règles "sulpiciennes" de nette distinction entre Directeur spirituel et Conseil ("for interne" - "for externe") respecte profondément la personne dans son individualité mystérieuse et unique. On ne cherche pas à la "piéger" ou à "connaître tout à tout prix". Pas d’expertise psychologique ou de "passage au détecteur de mensonges" pour vérifier ses aptitudes… Respect, accueil, maturation lente, au rythme de la grâce, avec des aides extérieures au séminaire si besoin (et parfois même des thérapies psychologiques)… Pas d’arrière-pensée ou de soupçon, le secret est garanti et donc la liberté possible. Le directeur aide son dirigé à acquérir une solide maturité sexuelle et affective. Cette pratique suppose, en même temps qu’elle forme, des hommes libres établissant encore une fois un rapport d’estime et de confiance entre eux.

"Comme il est de la dernière importance qu’ils aient pour leur directeur une grande ouverture de cœur et que tout leur progrès dépend de cette confiance, il leur donnera à toute heure un libre accès auprès de lui, il ne les fera point attendre, (…) ; et quand ils viendraient plusieurs fois le jour l’interrompre, il les recevra avec la même charité, il les écoutera avec la même patience, il leur répondra avec la même douceur que s’il n’avait que cette seule affaire au monde (6)."

5 - La recherche constante de l’union au Christ, en qui les prêtres trouvent leur unité de vie ; c’est en elle que l’on s’efforcera d’unifier les divers aspects de leur formation (pastoral, intellectuel, communautaire, spirituel) (7).

"Je veux que tu vives dans une contemplation perpétuelle… Je veux que tu portes la contemplation dedans le sacerdoce (8)."

Il y a aujourd’hui chez les jeunes chrétiens une très forte demande spirituelle. Ceux qui entrent au séminaire souhaitent être initiés (et ont besoin de l’être) à une vie spirituelle qui soit authentiquement chrétienne.

Primauté est donnée depuis toujours à la formation spirituelle. Elle constitue à Saint-Sulpice l’axe d’ensemble de la formation des prêtres, visant à former l’être profond du prêtre et l’homme apostolique. Dans l’esprit de l’Ecole Française, l’accent est mis sur la recherche permanente de l’union au Christ, pour recevoir de lui les mêmes sentiments filiaux à l’égard du Père, l’amour pastoral pour les hommes et la docilité à l’Esprit Saint. C’est vraiment autour de cet axe que tout le reste trouvera son unité.

Célébration quotidienne de l’Eucharistie, formation à la Lectio Divina, initiation à l’oraison quotidienne, pratique de la pénitence sacramentelle dans le cadre de l’accompagnement spirituel, structurent ce désir et l’orientent vers le Christ, dans l’écoute de l’Esprit qui communique l’esprit de Jésus, esprit filial et apostolique. C’est dans cette attitude de disponibilité à l’Esprit que se forge en lui la réponse à donner à l’appel de Dieu, la force et l’assurance nécessaire pour le faire, le courage pour l’annoncer et la vivre.

On souligne souvent comme une des caractéristiques de notre temps la difficulté pour un jeune de formuler un choix de vie définitif. C’est vrai pour le mariage. C’est éminemment vrai pour les vocations consacrées. Un jeune qui entre au séminaire a déjà fait un certain discernement de sa vocation, dans le cadre d’un Service Diocésain des Vocations, d’un noviciat religieux, d’une Ecole de l’Evangile, d’une année de propédeutique ou ailleurs. Pour autant, tout n’est pas encore joué : l’Eglise se donne les moyens "d’éprouver" sa vocation intérieure et de vérifier ses aptitudes avant de l’appeler au ministère presbytéral. Elle lui donne aussi les moyens de parfaire sa croissance humaine et spirituelle, pour l’aider à acquérir la liberté et l’assurance nécessaires à un véritable choix, humain et chrétien.

Tout cela se déploie dans une communauté fraternelle que Monsieur Olier a voulu construite sur le modèle du collège apostolique : "Le Séminaire de Saint-Sulpice sera considéré comme un collège apostolique où l’on est assemblé sous la protection des saints Apôtres pour y étudier leurs maximes, pour invoquer leur esprit, pour imiter leurs mœurs et vivre conformément à l’Evangile qu’ils ont annoncé (9)." Etre comme les apôtres au Cénacle ou au retour de mission, se reposant auprès du Maître, recevant de lui les consignes et conseils nécessaires pour la mission…

Pour finir, une autre attente des jeunes : bâtir des communautés chaleureuses et fraternelles. J’ai assez souligné jusqu’ici combien c’est là l’esprit du séminaire sulpicien. Alors certains pourraient craindre que cette attente trop bien satisfaite ne favorise pas vraiment la maturation des candidats et ne prépare pas vraiment à la rudesse de la vie des futurs apôtres qu’ils seront. Pourtant, l’intuition de M. Olier de faire du séminaire un autre Cénacle, outre qu’elle va bien dans le sens des attentes des jeunes d’aujourd’hui, est pertinente pour notre temps et pour tous les temps : il faut un temps de préparation, d’enracinement, d’acquisition des bonnes armes avant d’affronter la tempête. Il faut cette pause au port, le temps de l’enfance, avant la sortie en haute mer avec un navire sûr parce que bien armé, avant le passage à l’âge adulte d’autant mieux vécu que les besoins de l’enfance auront été satisfaits. Le temps du Cénacle n’est pas le temps qui donne de mauvaises habitudes dont on ne pourra plus se passer, et qui rendent inaptes à vivre la réalité à venir. Il est au contraire le temps de l’acquisition des bonnes habitudes qui rendront possible de vivre, avec la grâce de Dieu, dans n’importe quel avenir. Parce qu’il ne s’agit pas de faire de la chaleur en se repliant sur soi, mais d’accueillir la chaleur qui vient de Dieu, en "se laissant à l’Esprit". Dans la communauté d’Eglise du séminaire, ils font l’expérience concrète de l’Eglise. Cette communauté est éducatrice car elle les forme à la vérité, à des relations simples, à la charité fraternelle, à avoir le sens du bien commun, à chercher et servir ensemble le Seigneur.

De plus, l’attente de ces futurs pasteurs rejoint tellement l’attente des futures brebis de leurs communautés, qu’elles soient dans la bergerie ou dans le monde, qu’ils sont déjà adaptés à nombre de leurs contemporains. Parlant leur langue, partageant leurs joies et leurs espérances, ils sauront leur indiquer le Bon Berger, l’Unique Pasteur du troupeau.

"…c’est que de très bon cœur je renonce à l’attente du bien et aux soins du ménage, je ne veux plus penser aux affaires du monde, je ne veux point m’embarrasser dans les biens et les héritages du monde : vous m’en baillerez bien un autre, d’un plus grand prix et plus haute valeur. […] Vous me l’avez promis en la personne des apôtres, leur disant : "Vous qui avez tout délaissé pour moi, père, mère, frères, sœurs, possessions, héritages, je vous rendrai au centuple en ce monde et par-dessus je vous donnerai le Royaume du Ciel et la vie éternelle" (10)."

Notes

1 -J.-J. Olier, Divers Ecrits I, 67.[ Retour au Texte ]

2 -J.-J. Olier, Divers Ecrits I, 67.[ Retour au Texte ]

3 - J.-J. Olier, Divers Ecrits I, 67.[ Retour au Texte ]

4 - Constitutions, art. 11. [ Retour au Texte ]

5 - Constitutions, art. 25. [ Retour au Texte ]

6 - Règles, p. 12. [ Retour au Texte ]

7 - Constitutions, art. 14. [ Retour au Texte ]

8 - Mémoires 7, 290. [ Retour au Texte ]

9 - J.-J. Olier, Divers Ecrits I, 281.[ Retour au Texte ]

10 - J.-J. Olier, Mémoires III, août 1642. [ Retour au Texte ]

Sources :

o Compagnie des prêtres de Saint-Sulpice :

- Histoire, mission et esprit ;

- Pratique pédagogique et tradition spirituelle ;

- Directoire spirituel pour la formation au ministère presbytéral ;

- Constitutions.

o Bulletin de Saint-Sulpice n°10 : Servir la grâce de la vocation.