La pédagogie ignatienne du discernement


Père Michel Rondet
Jésuite, La Beaume-les-Aix

Pour Ignace de Loyola, une décision chrétienne est une décision prise sous la mouvance de l’Esprit en vue du Royaume de Dieu. Il n’est pas arrivé seul à cette conviction, c’est l’Esprit qui l’y a conduit. Tout au long de sa vie, il a pu vérifier que, pour trouver la paix dans son agir quotidien, c’est à la conduite de l’Esprit qu’il lui fallait se confier. C’est ainsi qu’il a réalisé pour le Royaume de Dieu une œuvre qu’il n’avait pas prévue et qui dépassait de loin ce qu’il aurait pu imaginer.

Fort de cette expérience, il va proposer toute une pédagogie de la décision chrétienne qui peut, aujourd’hui encore, nous éclairer.

Se rendre libre

Il n’y a de décision humaine, et donc spirituelle, que libre mais, dans le faisceau d’influences où nous sommes pris, il n’est pas évident d’être libre. Si nous n’y sommes pas attentifs, nos actes vont révéler le jeu complexe de suggestions que notre environnement humain exerce sur nous, sans même que nous en ayons conscience. Il n’y a donc pour nous de liberté que dans un effort de libération. Nous le savons, nous n’en tirons pas toujours les conséquences. L’ascèse dont on a beaucoup médit avait pour premier but de nous libérer des pressions de toutes sortes qui pouvaient s’exercer sur nous. Il y a des choix qu’il est vain d’espérer pouvoir faire un jour, si l’on a pas travaillé patiemment à se libérer de la pesanteur des désirs immédiats, du besoin de sécurité, de la facilité, etc.

La liberté chrétienne est le fruit d’un plus grand amour. C’est l’amour du Père, la volonté de faire toujours ce qui lui plaît, qui rend Jésus libre à l’égard de toutes les puissances et de toutes les séductions du monde. Mais s’il reste le seul fruit de la volonté, l’effort de libération dont nous parlions manifestera vite ses limites. Pour qu’il soit fécond, il faut qu’il soit porté par un grand amour. Aussi saint Ignace, dans les Exercices Spirituels, insère-t-il la décision chrétienne au cœur d’une longue et ardente méditation de l’Evangile qui éveille l’amour du retraitant et fortifie sa foi.

La pédagogie ignatienne du discernement commence donc par un retour à l’Evangile. Il s’agit de retrouver (ou de trouver) le Christ des Evangiles comme Chemin, Vérité et Vie. Seule sa présence au cœur de notre désir peut nous libérer pour des choix vrais.

Discerner les motions de l’Esprit

Libérés par l’Evangile des attachements désordonnés qui entravent notre liberté, nous pouvons alors nous livrer aux motions de l’Esprit. Désigné par l’Ecriture comme " Souffle ", l’Esprit est celui qui vient mouvoir notre volonté pour nous configurer au Christ et faire de nous des enfants du Père. Le problème pour nous est de carguer nos voiles pour les offrir au souffle de l’Esprit. Encore faut-il aussi prendre en compte les vents contraires qui peuvent nous entraîner sur des récifs. D’où la question du discernement.

" L’Esprit parle à notre esprit… " mais il n’est pas seul à parler. Tant de voix en nous se répondent et se combattent. Saint Augustin a retraduit pour nous, dans le récit de sa conversion, le dialogue dramatique des appels de sa conscience et des protestations de celles qu’il appelle ses anciennes amies. Là du moins, si le choix n’était pas facile, il était devenu clair. Ce n’est pas toujours le cas et nous pouvons hésiter à reconnaître dans le tourbillon des pensées contraires qui nous assaillent la voix de Dieu. La prière reste alors le lieu privilégié du discernement. Exposées à la lumière divine, nos pensées vont révéler leur vrai visage. Les unes seront source de joie et de paix, les autres se montreront décevantes, stériles, négatives… Le propre du bon esprit, dit Ignace, est d’apporter ce qu’il appelle la consolation : la sérénité, la paix dans la foi. Inversement, le mauvais esprit est source de trouble, d’inquiétude, d’ambiguïté. A nous de laisser ainsi la lumière divine passer au crible nos états d’âme pour bien manifester leur origine.

Il ne s’agit pas là d’une introspection plus ou moins poussée, car la lumière ne vient pas de nous, de notre lucidité, mais de la force de l’Esprit qui nous meut dans un sens ou dans un autre. C’est pourquoi ce discernement ne peut se faire que dans une humble prière. Il faut faire taire en nous les voix égoïstes, jalouses, craintives, pour être attentifs au murmure de l’Esprit qui, telle une brise légère, vient susciter en nous la générosité, l’espérance et la foi. Ce n’est possible que dans une prière personnelle, recueillie, prolongée.

N’espérons pas non plus recueillir chaque fois des inspirations fulgurantes, irrésistibles. Elles existent, mais elles demandent toujours à être contrôlées et il faut plutôt nous attacher aux ouvertures, aux suggestions, à travers lesquelles l’Esprit, respectueux de notre liberté, cherchera à nous orienter dans telle ou telle direction. C’est toujours nous qui avons à prendre notre décision et l’Esprit ne nous décharge pas du poids de notre responsabilité mais il nous donne de la vivre dans la lumière, avec la calme certitude d’agir en enfant de Dieu.

Etre attentif au but et aux chemins

Une décision se situe toujours dans une histoire. Elle tend vers un but et elle choisit pour l’atteindre des chemins. Saint Ignace en est bien conscient et recommande d’être attentif aux uns et aux autres.

Savoir où l’on veut aller, bien sûr, mais il arrive qu’un objectif proche masque ou fasse oublier des développements plus lointains. Aussi, est-il bon de prolonger en pensée les conséquences du choix que l’on se prépare à faire pour voir à quoi il tend. Il est légitime de réclamer justice mais, si cela doit entraîner à des procès sans fin, il pourra être plus avantageux de se contenter d’une transaction imparfaite. L’expérimentation scientifique est bonne, mais il y a des cas, dans le domaine de la vie par exemple, où elle peut se révéler dangereuse pour l’avenir de l’humanité. Il est donc important d’envisager les conséquences ultimes d’une décision prise. Le court terme ne justifie pas nécessairement un acte. La tradition chrétienne conseillait par exemple de se placer en imagination au moment de la mort pour vérifier si l’orientation prise entrait bien dans les perspectives du Royaume de Dieu. A ce moment critique de lucidité, qu’est-ce que je souhaiterais avoir fait ? On pourra, dans cette perspective, s’aider des enseignements des dernières encycliques des Papes pour vérifier si l’orientation générale d’une activité est bien selon le Royaume de Dieu. Ainsi, tout ce qui est au service d’une vie plus humaine, tout ce qui promeut la dignité de l’homme et le respect de la nature, tout ce qui ouvre à autre que soi, tout ce qui favorise la communion dans le respect des différences, tout ce qui prend pour critère de décision le bien du plus petit et du plus pauvre est selon le Royaume de Dieu. Dans cette perspective, on pourra dire, par exemple, que la valeur chrétienne d’une institution humaine se révèle à l’attention qu’elle porte aux plus faibles et aux plus défavorisés.

Mais l’orientation ultime d’un projet ne suffit pas encore à le rendre selon l’Esprit, il faut aussi que les moyens mis en œuvre ne viennent pas contredire le but recherché. On peut vouloir sincèrement le Royaume de Dieu et choisir pour le réaliser des moyens qui insultent l’Evangile. L’histoire de l’Eglise fourmille d’exemples de ce genre. Lorsque par exemple le pape saint Pie V écrit à Catherine de Médicis, régente de France : " Si votre majesté continue, dans la rectitude de son âme et la simplicité de son cœur, à ne chercher que l’honneur du Dieu tout-puissant, et à combattre ouvertement et ardemment les ennemis de la religion catholique, jusqu’à ce qu’ils soient tous massacrés, qu’elle soit assurée que le secours divin ne lui manquera jamais… (1)", il manifeste certes un zèle sincère pour la défense de la foi catholique, mais il témoigne aussi d’une conception de l’honneur de Dieu plus inspirée par l’esprit du temps que par celui de l’Evangile.

Cet examen du but et des chemins doit se faire dans une analyse sérieuse de la situation éclairée par le prière. Il ne s’agit pas seulement, en effet, de se conduire selon une prudente sagesse humaine, il s’agit de se livrer à l’Esprit qui pourra nous entraîner sur les chemins de la folie de la croix. Il s’agira alors de cette " sagesse selon Dieu " dont parle saint Paul et que seul l’Esprit peut graver dans nos cœurs.

Les confirmations dans l’histoire

On juge l’arbre à ses fruits, nous rappelle l’Evangile et c’est là qu’une décision révèle sa fécondité spirituelle. Aussi faut-il être attentif aux conséquences d’un choix car cela encore fait partie du discernement. Une décision prise dans les meilleures conditions d’attention aux motions spirituelles peut se révéler moins bonne qu’on ne l’attendait, ne serait-ce que parce que la situation s’est modifiée rapidement et que des circonstances nouvelles sont intervenues que nous n’avions pas prévues. La fidélité à l’Esprit peut nous demander de remettre en question des options où nous nous étions sérieusement engagées. Là encore, ce qui sera premier, c’est la disponibilité. Quelques critères peuvent nous aider à tester la fécondité d’une décision prise.

L’Esprit est vie, il est à la fois nouveauté et continuité. Il est Celui qui situe le présent entre le mémorial et la promesse. Il est l’Esprit de Jésus que nous retrouvons en faisant mémoire de Lui dans l’Eucharistie et il est l’Esprit de Pentecôte qui est en nous l’appel des derniers temps. Une décision est spirituellement féconde quand elle assume le passé et ouvre l’avenir. Même nos fautes passées, même celles de l’Eglise, peuvent être assumées positivement dans la nouveauté de l’Esprit. L’Esprit recrée, il n’anéantit pas.

L’Esprit est communion. Communion du Père et du Fils dans le respect de leurs différences, il est Celui qui unit sans confondre ni uniformiser. La décision prise lui sera fidèle si, elle aussi, construit une communion de ce type : une Eglise unie dans le respect des charismes différents.

L’Esprit vise l’universel - tous les hommes, tous les temps - mais il le réalise à travers des initiatives particulières : un peuple élu, une femme entre toutes choisie : Marie ; un homme né d’une femme, sujet de la loi : Jésus ; un groupe de témoins : les compagnons de Pierre.

Enfin, l’Esprit de Jésus réalise la gloire dans la " kénose ", le Royaume dans l’humilité et l’abaissement. Jésus n’a pas voulu d’autres chemins, l’Eglise n’a pas à en souhaiter d’autres et elle peut se réjouir lorsque l’histoire la conduit sur ceux du Christ.

*

Depuis ses premières expériences spirituelles pendant sa convalescence à Loyola, Ignace n’a pas eu d’autre souci que de se laisser conduire par l’Esprit. Pour le faire, il a expérimenté des procédures de discernement auxquelles il est resté fidèle. Elles peuvent paraître minutieuses, contraignantes, en fait elles se sont révélées libérantes. L’essentiel étant pour nous de créer et de maintenir les conditions dans lesquelles nous pourrons être attentifs à l’Esprit qui parle à notre esprit.

Notes

1 - Lettre du 28 Mars 1569, citée par Nicole Lemaître, Saint Pie V, Fayard, Paris 1994.[ Retour au Texte ]