Tisser des liens


Eric Hameau
éducateur au foyer du Père Robert à Epron

Issu d’une famille d’enseignants laïcs, j’ai baigné depuis mon enfance dans l’éducation et la politique. Les bains culturels et idéologiques de ma cellule familiale m’ont orienté progressivement vers ce métier. Je travaille dans le secteur social depuis dix-sept ans et j’y ai eu de multiples expériences avec des publics totalement différents. Je suis actuellement au foyer du Père Robert, où je partage le quotidien d’adolescents en difficultés.

Etre éducateur, qu’est-ce que cela signifie ?

"Etre éducateur, c’est pouvoir se définir par égard à des personnes en difficultés clairement nommées sous l’éclairage d’un outil conceptuel bien maîtrisé en vue d’objectifs précis dans le cadre d’une commande sociale claire." (Jean Cartry)

Il est toujours intéressant de revenir à l’étymologie du verbe éduquer. Eduquer vient du latin educere, qui signifie "conduire hors de" et qui s’oppose à séduire, qui vient du latin seducere signifiant "amener à soi".

Un éducateur est avant tout un accompagnateur et, comme le développe Jean-Marie Petitclerc dans Eduquer aujourd’hui pour demain, un passeur de gué. Il accompagne le jeune sur le gué qui sépare la rive de l’enfance de celle de l’âge adulte. Ce terrain est le dernier garde-fou de la fracture sociale. C’est un professionnel de terrain, qui exploite tous les actes de la vie quotidienne dans une perspective d’aide éducative. Il est celui qui donne les repères et pose les limites avec respect, dans un esprit pédagogique et humaniste. Il signe aussi l’interdit des fantasmes incestueux.

Je m’appuierai tout au long de ce témoignage sur notre pratique professionnelle, car le métier d’éducateur est avant tout un travail d’équipe et de partenariat.

Les jeunes

Nous accueillons trente-huit jeunes en grande difficulté dont l’histoire familiale est lourde d’abandons et de rejets successifs. Ils nous sont confiés par l’aide sociale à l’enfance et par les tribunaux pour enfants. Ils sont répartis dans trois unités : les cadets (12-14 ans), les juniors (14-16 ans), les seniors (16-18 ans).

Ces jeunes arrivent en grande souffrance et ont vécu des situations difficiles et déstabilisantes. Certains ont été maltraités ou abusés ; d’autres vivent au quotidien de situations complexes : incarcération d’un père, alcoolisme d’une mère, violence d’un beau-père. Nous sommes au cœur des problèmes sociaux et travaillons au quotidien avec des familles éclatées et recomposées. Ces jeunes ont posé des actes de déviance et d’incivilité et relèvent des tribunaux pour mineurs. Ils sont ancrés dans des réseaux et sont attirés par l’argent facile. Ils sont le plus souvent déscolarisés et ont subi de multiples échecs scolaires et personnels.

L’internat

Trente jeunes sont accueillis dans un même bâtiment, en trois unités. C’est un lieu dans lequel le jeune va tisser des liens et va percevoir la signification humaine ; un lieu vivant et donc habité qui restitue à chaque jeune sa place. Une maison est une source d’équilibre, un facteur de sécurité où des instances pédagogiques et éducatives ouvrent des espaces de paix et de sécurité. Un code de vie est donné à chaque jeune dès son arrivée. Il doit l’émarger et s’engager à le respecter.

L’internat nous pose parfois quelques problèmes : faire cohabiter trente jeunes dans un même bâtiment reste délicat. En effet, les jeunes ont tendance à reconstruire leurs réseaux et nous devons protéger les plus jeunes qui restent fragiles et manipulables.

Les tensions et vagues de violence sont assez courantes et symptomatiques, notamment au moment des fêtes (Noël…) et le plus souvent en fin de trimestre. La circulation et la consommation de toxiques restent encore un gros problème ; nous avons peu de moyens et de réponses concrètes face à ce fléau. Malgré d’énormes efforts de rénovation, de gros investissements réalisés au sein de l’internat, la vie collective reste difficile. Il me semble que le choix de trois maisons indépendantes aurait été plus judicieux et réaliste pour l’accueil de ces jeunes en difficulté.

L’action éducative au quotidien

Notre premier travail est celui de l’écoute ; comprendre la situation et la dédramatiser, renouer le dialogue et développer des lieux de communication et d’échange sont dans un premier temps nos principaux objectifs. Tous ces petits rien permettent au jeune de reprendre confiance mais aussi de s’approprier son histoire et de la comprendre.

Le lien retrouvé, nous élaborons, en collaboration avec le jeune, un projet (professionnel ou scolaire) dans lequel il va être le principal acteur.

Bien sûr, nous veillons à ce que le projet soit réaliste et accessible aux moyens qu’il possède. Nos objectifs sont simples et élémentaires. Par exemple, réapprendre à se lever, à se laver, réapprendre les rythmes qui composent une journée de travail ou de scolarité. Ces objectifs demandent beaucoup de patience et de persévérance : les jeunes sont souvent décalés par rapport à la réalité et connaissent des difficultés à entrer dans le monde du travail. Nous voyons souvent des avancées et des reculades dans la mise en place d’un projet.

La relation est la pierre d’angle de notre action. Notre spécificité réside aussi dans le savoir-faire et le faire avec. Ces jeunes ont besoin d’aide, de soutien et d’accompagnement dans ces moments difficiles. Ainsi, beaucoup d’entre eux reprennent une scolarité ou réamorcent une formation professionnelle qui peut déboucher sur un emploi.

L’école, pour nos jeunes, reste encore difficile : nous y relevons beaucoup d’absentéisme et de découragement de leur part. L’attitude et le comportement de certains enseignants à l’égard de nos jeunes me laissent parfois pantois (raillerie, brimades, etc.) et ne favorisent pas leurs intégration. Nous constatons que les enseignants ne sont pas formés pour accueillir la difficulté et ne sont pas capables de se remettre en cause dans leur pédagogie et leurs pratiques.

Nous possédons, au sein de l’établissement, une école dont l’effectif ne cesse de croître d’année en année. Cette école accueille des jeunes déscolarisés qui ne peuvent pas intégrer les lycées ou collèges du secteur. Une remise à niveau est nécessaire car ces jeunes ont accumulé un grand retard. De plus en plus, ils ont des difficultés de prononciation, un manque de vocabulaire, une syntaxe pauvre, un mauvais décodage des mots, des difficultés dans la compréhension des textes et dans la prise d’information, des difficultés dans la saisie globale des mots, un manque de goût pour la lecture. S’y ajoutent des difficultés de concentration et de mémoire.

les activités

Les jeunes sont inscrits dans des clubs à l’extérieur de l’établissement et pratiquent une multitude d’activités sportives : judo, boxe, natation, etc. Ils participent aussi au challenge Michelet qui est une grande fête du sport où toutes les disciplines sont représentées. Les jeunes partent régulièrement au ski en hiver et participent à des camps en été. Ce sont des moments forts qui leur permettent de vivre des expériences originales et de tisser des liens.

Il arrive que certains jeunes ne supportent pas leur placement et refusent la voie de la réinsertion. Ils multiplient les actes d’incivilité et posent des actes déviants. Des mesures plus coercitives sont alors décidées. Les jeunes sont convoqués au tribunal pour mineurs par le magistrat. Selon la gravité des faits, celui-ci peut décider des travaux d’intérêt généraux pour réparer les actes posés ou une simple admonestation. C’est un premier avertissement.

S’ils récidivent, des mesures plus radicales sont décidées, comme un séjour de rupture, à l’étranger le plus souvent. Ils partent une dizaine de mois dans une association habilitée par la justice. L’objectif est la rupture avec la cité et les réseaux. Certains en reviennent transformés, d’autres se sont endurcis et persistent dans la délinquance. Leurs actes aboutissent malheureusement à une incarcération plus ou moins longue.

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Le foyer Père Robert est un établissement de grande qualité. C’est un terrain clinique d’une richesse extraordinaire qui suscite la recherche et la réflexion. Pourtant la cohabitation entre maltraités et maltraitants me pose question. Nous en accueillerons de plus en plus. En effet, les affaires de pédophilie se multiplient dans notre région. Ces jeunes sont pour la plupart accueillis en chambres collectives, leur faisant courir le risque de subir la violence ou de la reproduire. Je crois que nous avons encore beaucoup de chemin à parcourir pour améliorer l’accueil de l’enfant maltraité. Une autre question se pose : l’avenir de l’enfant maltraité doit-il s’envisager avec ou sans ses parents ?