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La dynamique vocationnelle de l’Eucharistie
enseignant à l’Institut Catholique de Paris et au Séminaire interdiocésain de Lille
« Comment rendrai-je au Seigneur tout le bien qu’il m’a fait ? »(Ps 115)
Ce n’est pas sans une certaine hésitation que j’aborde le thème “vocation au ministère presbytéral et Eucharistie”. N’est-il pas téméraire de traiter ensemble ces deux sujets sensibles ? Il n’est pas facile de scruter ce qui relève du cœur du mystère de la foi, l’Eucharistie, et du cœur du mystère de la personne, sa vocation. Cette remarque n’est pas une simple précaution oratoire. Il y a près de vingt ans, le P. Yvon Bodin (alors directeur de la revue Vocation) notait en conclusion d’un dossier sur “l’Eucharistie au cœur de tous les appels” : « Les études sur le lien à faire entre Eucharistie et vocation sont malheureusement fort rares, et c’est bien dommage, car le discours sur la vocation s’en trouverait renouvelé 1. » Est-ce encore le cas aujourd’hui ? C’est bien possible.
Mystère de l’Eucharistie et mystère d’une vocation
Pourtant les faits sont là. L’Eucharistie a joué un rôle déterminant dans l’éveil de la vocation d’un grand nombre de prêtres. Ces témoignages nous incitent donc à scruter ce qui relève de deux mystères : celui du don de Dieu dans l’Eucharistie et celui du don de Dieu sur le chemin du ministère presbytéral. Pour l’énoncer tout de suite avant de s’en expliquer, la révélation de Dieu qui s’accomplit dans l’Eucharistie ne va pas sans la révélation de l’homme à lui-même. « Nouvel Adam, le Christ, dans la révélation même du mystère du Père et de son amour, manifeste pleinement l’homme à lui-même et lui découvre la sublimité de sa vocation » (Gaudium et Spes, n° 22). Si nous réalisons quel est le mobile profond de cette révélation, les deux mystères en présence n’en font qu’un. Il s’agit d’un même mystère considéré sous deux angles différents. Est-il nécessaire de rappeler la richesse de ce terme de “mystère” ? Il évoque ce qui est secret et inaccessible à la raison mais aussi ce qui relève de l’histoire du salut. « Vocation, don et mystère », la formule n’est pas évidente pour tous. Elle a cependant le mérite de situer la vocation sur le registre interpersonnel ou, pour le dire autrement, sur le registre de l’alliance. Elle dépasse un simple volontariat selon l’initiative et la générosité du sujet. Nous sommes en présence d’un don dans le cadre d’une expérience personnelle, celle de la rencontre du Christ. Un étudiant résumait cela en disant : « C’est se reconnaître choisi. » Cette formule, simple et profonde à la fois, souligne le caractère relationnel d’une vocation. “Se reconnaître”, le verbe est riche de sens : « retrouver son image, son caractère dans quelqu’un » et par suite « examiner ce que l’on doit faire ». Ces définitions, tirées d’un dictionnaire courant (Le Petit Larousse), sont particulièrement éclairantes pour notre sujet. Et avec le thème de la reconnaissance, nous ne sommes pas loin de l’Eucharistie.
1. L’intérêt d’une démarche mystagogique : une “initiation permanente”
Il est utile et stimulant pour toute pastorale de comprendre vocation et Eucharistie ensemble. Ou plutôt de chercher à comprendre l’une par l’autre. Toute vocation a une dimension eucharistique. (C’était l’angle de vue adopté dans le dossier de 1981 cité précédemment). Et l’Eucharistie engendre une dynamique vocationnelle. C’est cette seconde approche qui sera privilégiée ici. Approche qui n’est pas opposée à la première mais complémentaire. Car, selon Vatican II, l’Eucharistie est tout à la fois « source et sommet de la vie chrétienne ». Le document récent, De nouvelles vocations pour une nouvelle Europe, y insiste fortement : « Ou la pastorale des vocations est mystagogique, et elle part et repart donc du Mystère (de Dieu) pour ramener au mystère (de l’homme), ou elle n’est pas 2. » Le mot “mystagogique” indique une référence constante au Mystère du Christ. En même temps, il qualifie la démarche qui vise à conduire au Mystère (selon l’étymologie du verbe grec mystagogein, “conduire au mystère”) et à en manifester toute la fécondité. Un tel langage peut surprendre. Pourtant il n’est pas si nouveau puisque la catéchèse aux premiers siècles de l’Eglise était foncièrement mystagogique. Et ce que l’on considère comme un “âge d’or” de l’histoire de l’Eglise n’était pas vraiment une époque de “chrétienté”. Les décisions impériales depuis Constantin ne doivent pas faire illusion : l’ensemble de la population restera longtemps païenne. Les catéchèses mystagogiques s’adressaient à des nouveaux convertis dans le cadre d’un catéchuménat des adultes en pleine expansion. L’actualité de cette démarche mystagogique a été soulignée par la Lettre aux catholiques de France. Si le vocabulaire peut nous sembler étrange, la réalité nous est de plus en plus familière. La Lettre nous invite tous à une « initiation permanente », « car il ne suffit pas d’enseigner aux catéchumènes et aux jeunes qui demandent le baptême et la confirmation, ces éléments fondamentaux du Credo. Tous, nous sommes appelés à aller à la découverte du Dieu vivant et vrai, à le chercher, à le connaître et à le prier tel qu’il se révèle à nous en Jésus-Christ » (p. 51). La démarche mystagogique, catéchuménale, conduit à participer pleinement à l’Eucharistie. Or, ce grand mystère s’expose facilement à des interprétations partielles et, plus gravement, à des réductions utilitaires. On comprend dès lors l’intérêt d’un approfondissement du mystère de l’Eucharistie. Et une plus grande attention à la dynamique qu’elle suscite, une dynamique vocationnelle.
2. L’ingratitude, un trait de notre temps
Eucharistie, nous le savons bien, ce mot vient du grec et signifie “action de grâce, reconnaissance”. En Grèce, eucharisto est le mot de la conversation de tous les jours pour dire “merci”. Il n’est pas banal de réfléchir sur l’Eucharistie dans un monde assez marqué par “l’ingratitude”. Je pense ici à l’ouvrage récent d’Alain Finkielkraut 3, bon observateur des phénomènes de société. Selon ce philosophe, l’homme d’aujourd’hui préfère se poser en individu et non en héritier (p. 138), individu très désireux d’être reconnu. Ainsi, « la revendication prévaut sur la gratitude » (p. 130), la revendication étant l’une des façons de solliciter la reconnaissance. En somme, l’individu ne veut rien devoir à personne, ni à ceux qui l’ont précédé, ni à ses proches : « La reconnaissance dont nous nous gargarisons nous exempte de toute gratitude envers nos prédécesseurs » (p. 183). « La désimplication va de pair avec la désaffiliation » (p.116). On peut ainsi se réjouir d’être citoyen du monde tout en se dispensant des obligations inhérentes à une vie en société. Par ailleurs, Finkielkraut s’interroge sur le « devoir de mémoire » lorsqu’il sert à « célébrer la supériorité de la conscience actuelle sur un passé tout entier tissé de préjugés, d’exclusions ou de crimes » (p.11). Son diagnostic fait ressortir deux déficiences. Tout d’abord, un rapport répulsif au passé. Le passé heureux est négligé au profit des catastrophes. Il y a un mépris de l’histoire au nom d’une certaine idée de cette histoire. Ensuite, cette façon de tenir à distance le passé affranchit l’individu de toute dette à l’égard des anciens. Simple conséquence de ce rapport sélectif au passé : la génération présente serait enfin émancipée à l’égard des générations antérieures (cf. p.197-198).
3. Le caractère prophétique de l’Eucharistie
Voici donc ce qui semble pertinent, parmi toutes ces analyses qui ne suscitent pas forcément l’adhésion. D’ailleurs, l’ouvrage se présente comme une longue « conversation sur notre temps », c’est précisément le sous-titre donné par l’auteur, où sont abordés, avec plus ou moins de finesse, de nombreux sujets d’actualité. L’intérêt de ces quelques remarques est de signaler les difficultés qui se présentent aujourd’hui pour une juste compréhension de l’Eucharistie. Un penseur comme Finkielkraut attire notre attention sur des points décisifs tels que le sens de la dette dans une société et le rôle de la mémoire collective. Du même coup, le caractère prophétique de l’Eucharistie apparaît plus nettement. L’Eucharistie, action de grâce, reconnaissance, inscrit en nous un mouvement de gratitude qui trouve sa traduction dans nos relations humaines. Nous avons à reconnaître notre dette à l’égard de ceux qui nous ont précédés ainsi que notre dette à l’égard de notre prochain. Evidemment, se demander « la messe qu’est-ce que ça m’apporte ? » manifeste une ignorance de cette dynamique. Déjà saint Augustin s’en plaignait : « Combien ne cherchent Jésus que pour recevoir de lui des faveurs temporelles [...] Pour l’un c’est une chose, pour l’autre, une autre ; chaque jour, l’église est remplie de pareilles gens. C’est à peine si l’on cherche Jésus pour Jésus... 4 » Ce n’est pas quelque chose que je viens chercher mais c’est Jésus qui vient à ma rencontre. L’Eucharistie, en tant que mémorial, nous associe plus étroitement à l’histoire du salut, à l’histoire d’un peuple. Se sentir partie prenante d’une histoire donne une autre dimension à la vie d’un homme. Ces quelques réflexions à partir d’un penseur contemporain visaient à montrer en quoi l’Eucharistie n’est pas évidente aujourd’hui. Pas uniquement en raison de son langage et de sa mise en œuvre, mais d’abord en raison du décalage entre la culture dans laquelle nous vivons et le mystère qui est rendu présent. Il n’y a pas lieu d’en être troublé car depuis près de vingt siècles il en est ainsi.
L’amplitude du mystère
Cette recommandation du Congrès européen sur les vocations pour une “pastorale mystagogique” mérite toute notre attention : « La perte du sens du mystère est une des principales causes de la crise des vocations. En même temps, la catégorie du mystère devient catégorie propédeutique de la foi 5. » Car le sens du mystère est d’une importance capitale, pas seulement pour des raisons stratégiques. Nous ne sommes pas dans le domaine de recettes faciles et immédiatement efficaces, mais pour des raisons théologiques qui ont leur fécondité. Pour être plus précis, cette fécondité tient principalement au fait que nous puisons à une plus grande profondeur dans notre Tradition ecclésiale. Cette phrase de Vatican II, déjà citée en introduction, est absolument décisive pour l’ensemble de notre pastorale et pas seulement dans le domaine des vocations. Une phrase souvent reprise et commentée par Jean-Paul II : « Nouvel Adam, le Christ, dans la révélation même du mystère du Père et de son amour, manifeste pleinement l’homme à lui-même et lui découvre la sublimité de sa vocation 6. » Il est intéressant de développer davantage ce que l’on entend par mystère. Tout d’abord, il n’est pas inutile d’évoquer l’étymologie de ce mot. Mystère vient du verbe grec muô qui signifie “fermer la bouche pour garder un secret” ou “fermer les yeux”. Et aussi cligner des yeux devant une lumière trop vive. Autrement dit, nous ne pouvons pas saisir tout le mystère, mais seulement l’accueillir selon notre capacité. On peut distinguer trois aspects.
1. Le mystère, secret de Dieu manifesté aux hommes
On trouve déjà ce sens dans l’Ancien Testament : « Ce qu’est la Sagesse et comment elle est née, je vais l’exposer, je ne vous cacherai pas les mystères » (Sg 6,22). Le mystère n’est pas une connaissance dont on pourrait s’emparer. Le prophète, par exemple, est initié aux desseins de Dieu : « Le Seigneur Dieu ne fait rien qu’il n’en ait révélé le secret à ses serviteurs les prophètes » (Am 3,7). Rien à voir avec l’ésotérisme, que ce soit celui du temps de Jésus ou de notre temps. Cela dépend des dispositions du serviteur et non d’un privilège chèrement payé : « A vous [les apôtres] il a été donné de connaître les mystères du Royaume des Cieux, tandis qu’à ces gens-là, cela n’a pas été donné » (Mt. 13,11). Important à souligner, l’apôtre est bénéficiaire de la Parole de Dieu avant d’être envoyé pour l’annoncer. Il est d’abord disciple du Verbe de Dieu. « Jésus en choisit douze pour être avec lui et pour les envoyer prêcher... » (Mc3,13). La loi fondamentale de l’apostolat est dans l’union au Christ 7. Dans l’histoire d’une vocation, il y a souvent ce sentiment d’une intimité plus grande avec le Seigneur, la joie d’une rencontre qui ouvre à une connaissance plus profonde et fait naître un élan missionnaire. Un converti disait : « Dans ma vie, il y a un avant Jésus-Christ et un après Jésus-Christ. » Il avait conscience d’avoir tant découvert dans cette rencontre. La manifestation du mystère accomplie dans la Révélation biblique doit aussi se réaliser en chacun.
2. Le mystère, œuvre de salut accueilli par la foi
Lors d’une première rencontre d’équipe, une catéchumène avait dit : « J’ai lu la Bible et, moi aussi, j’ai envie de faire partie de cette histoire. » Elle avait bien compris ce qu’est le mystère : une offre de salut, c’est-à-dire une vie douée d’une autre qualité, d’une autre dimension. La Parole de Dieu avait suscité en elle une réponse claire et généreuse. Le mystère est don de Dieu qui offre son salut et aussi réponse de l’homme qui se laisse façonner par son amour. Cette conviction est largement développée chez saint Paul. Pour lui, le mystère est la manifestation de la puissance du salut en vue de l’union en Dieu. Car le salut est, certes, pardon des péchés mais il est pour la communion de l’homme avec Dieu. Dans le cadre d’accompagnement de vocations, nous connaissons l’importance de la relecture qui met en lumière ce que Dieu a réalisé. « Le Seigneur est en ce lieu et je ne le savais pas... » (Gn 28,16). On retrouve ce qui est exprimé ailleurs en terme d’alliance. C’est pourquoi saint Paul présente le mariage comme le plus beau reflet de ce mystère, l’union du Christ et de l’Eglise (cf. Ep 5,32).
3. Le mystère comporte une part d’indicible ; nous en faisons l’expérience par des rites
Le catéchuménat des premiers siècles insistait sur l’initiation par des rites. Ce que nous redécouvrons et tentons de pratiquer, non sans peine. Car nous sommes encore trop angoissés d’expliquer la liturgie au lieu de la laisser parler à travers des rites, des signes, des gestes. De par sa dynamique propre, la liturgie nous invite à nous laisser porter plus loin que par le jeu du discours 8. Mystère, ce mot a désigné aux premiers temps de l’Eglise ce que nous appelons sacrement. Ces deux mots ne sont pas équivalents car le mystère a une amplitude plus grande puisqu’il récapitule toute la dynamique de la Révélation : la Parole de Dieu, la réponse de l’homme et une communion plus profonde. Ainsi le fidèle entre dans un agir divin et l’Eglise devient de plus en plus “sacrement du salut”. Lorsque saint Paul résume aux Corinthiens ce qu’il a reçu du Seigneur, l’essentiel de son message, il rapporte l’origine du rite de l’Eucharistie (1 Co 11,23-26). Il y a un rapport étroit entre Parole de Dieu et sacrement. Et saint Paul précise : « Toutes les fois que vous mangez ce pain et que vous buvez cette coupe, vous annoncez la mort du Seigneur, jusqu’à ce qu’il vienne » (1 Co 11,26). La Révélation chrétienne s’accomplit dans les sacrements et par les sacrements. On pourrait même dire que, dans le domaine de la foi, la communication est sacramentelle. La Lettre aux catholiques de France rappelle utilement l’importance décisive de l’expérience spirituelle dans une telle démarche. « Il est donc important de relier sans cesse la pastorale sacramentelle à la proposition d’une vie animée par l’Esprit Saint, à la suite du Christ, une vie nourrie par la prière et la lecture des Ecritures » (p. 94). Le mystère est inséparable d’une mystique : il produit dans le croyant une lumière et une force, ce qui suscite un élan de reconnaissance (action de grâce) et un amour effectif (charité). Et il reste toujours une part d’indicible mais l’essentiel n’est-il pas de « se laisser saisir par le Christ » (cf. Ph 3,12)9 ?
Le mystère du Christ
Le Christ est lui-même « sacrement de la rencontre de Dieu » (c’est le titre d’un ouvrage magistral d’Edouard Schillebeeckx 10). Il est en quelque sorte le premier sacrement, sacrement fondamental. Sacrement, cela veut dire signe et moyen. Autrement dit, le Christ est venu signifier et réaliser la présence du Royaume. Il est « lui-même le Royaume », comme disait Origène. Il vient accomplir la Révélation (cf. He 1,1-2) et « achever l’œuvre du salut que le Père lui a donnée à faire » (Dei Verbum, n°4). Pour mieux le comprendre, prenons tout d’abord la mesure de l’originalité de la Révélation chrétienne, puis de l’inversion réalisée dans le sacrifice chrétien et enfin regardons la dynamique du mystère pascal.
1. L’originalité de la Révélation biblique
Elle réalise un véritable renversement pas seulement dans l’histoire des religions mais aussi dans nos mentalités qui ont besoin sans cesse d’être converties, réajustées. Dans toutes les religions, c’est l’homme qui cherche Dieu. Dans la Révélation biblique, c’est Dieu qui cherche l’homme et vient à sa rencontre 11. Il y a donc inversion du schéma. Alors que l’homme s’efforce par lui-même de monter vers la divinité, le Dieu de Jésus-Christ descend dans notre humanité et jusqu’au plus profond de cette humanité pour lui offrir sa lumière et sa présence. « Pour nous les hommes, et pour notre salut, il a pris chair de la Vierge Marie... » (Symbole de Nicée-Constantinople).
2. Le sacrifice chrétien
Sacrifice : un mot évité parce que mal compris. Les premiers chrétiens s’étaient fait remarquer par le rejet du sacrifice au sens classique. Ils se sont inscrits dans la ligne du culte spirituel qui émergeait déjà dans le judaïsme : « Car c’est l’amour qui me plaît et non les sacrifices, la connaissance de Dieu plutôt que les holocaustes » (Os 6,6). De bien des façons, les hommes ont cherché à sacrifier, littéralement à “faire du sacré”. Le véritable sacrifice chrétien est celui du Christ où l’essentiel n’est pas dans une destruction mais dans l’obéissance et l’amour. Le Christ a été jusque là par amour pour nous, il s’est totalement donné à nous. « Suivez la voie de l’amour, à l’exemple du Christ qui nous a aimés et s’est livré pour nous, s’offrant à Dieu en sacrifice d’agréable odeur » (Ep 5,2). Par conséquent, « le sacrifice chrétien n’est pas le sacrifice du chrétien mais le sacrifice du Christ 12 ». Le fidèle reçoit cette grâce d’y participer. Le sacrifice chrétien consiste à renoncer à notre individualisme, à notre ingratitude, à notre égoïsme pour réaliser ce qui plaît au Père, pour vivre des mœurs de son Royaume, à la suite du Fils bien-aimé.
3. La Pâque de Jésus
Nous abordons ici le point le plus décisif : le Mystère pascal, mystère du don total de soi-même. « Si Dieu est pour nous, qui sera contre nous ? Lui qui n’a pas épargné son propre Fils, mais qui l’a livré pour nous tous » (Rm8,31-32). Le Père nous livre le Fils 13. En lui, le Père nous a tout donné, comme le précise la phrase suivante : « Comment, en Lui, ne nous aurait-il pas donné toutes choses ? » (Rm 8,32b). Avant « d’être livré aux mains des pécheurs » (Lc 24,7) par la trahison de Judas, Jésus est livré par le Père et Jésus s’est livré lui-même en toute liberté : « Il s’est lui-même livré pour elle [l’Eglise] » (Ep 5,26). Nous sommes ici au cœur de la Révélation chrétienne et, par conséquent, au cœur du mystère de la vocation. Et chaque célébration de l’Eucharistie rend présent, à nouveau, ce don de Jésus pour notre salut, pour le pardon de nos péchés, pour l’accomplissement de l’alliance. En chaque célébration, il nous est donné d’entrer davantage dans ce grand mystère d’Amour. « Il n’est pas de plus grand amour que de donner sa vie... » (Jn 15,13). Il nous est donné d’entrer dans une dynamique vocationnelle. En effet, nous ne pouvons communier vraiment au Christ dans l’Eucharistie sans communier à l’élan du Christ vers son Père et vers ses frères.
L’Eucharistie, “sacrement de notre désappropriation”
Le moins que l’on puisse dire, c’est que le don de soi ne va pas de soi... Ils sont rares, les dons vraiment désintéressés, les services rendus sans attendre aucun signe de reconnaissance. Nous pouvons appliquer ce qui a été dit plus haut à propos du sacrifice. Même s’il en a vraiment le désir, l’homme ne peut réaliser par lui-même cette forme de sacrifice qu’est la charité. Seul Dieu peut vraiment “faire du sacré” et, dans le cas présent, prendre en charge l’offrande de l’homme. « Afin que notre vie ne soit plus à nous-mêmes... Il a envoyé l’Esprit Saint... » (Prière EucharistiqueIV). L’Eucharistie ne cesse de graver en nos cœurs la Loi nouvelle : « Comme je vous ai aimés, aimez-vous les uns les autres » (Jn 13,34). Elle est le sacrement de la charité, c’est-à-dire le signe de cette immense charité du Christ et le moyen offert pour vivre cette charité, cet amour désintéressé 14.
La liturgie de l’Eucharistie est inséparable d’une “liturgie de la vie”. L’une et l’autre liturgie devraient être une réponse à la question du psalmiste : « Comment rendrai-je au Seigneur tout le bien qu’il m’a fait ? » (Ps 116,12). Littéralement : « Que pourrai-je donner en retour (shub) au Seigneur pour les bienfaits pour moi ? » En hébreu, la même racine (shub) exprime le fait de “se convertir” et de “rendre grâce”, donner en retour. De plus, il ne s’agit pas de n’importe quel “bienfait”. Le mot utilisé ne se rencontre qu’ici dans la Bible. Il a été construit à partir d’un verbe (gamal) qui veut dire “donner de sa main, agir en faveur, sevrer (un enfant), amener à maturité, porter du fruit”. Voilà qui donne un nouveau relief à l’expression devenue banale “rendre grâce”. Nous prenons conscience de ce que nous avons reçu et nous manifestons notre gratitude. Saint Jean Chrysostome parlait de retourner en paroles ce que Dieu nous a donné en actes. Lui rendre en quelque sorte un peu de ce que nous avons reçu 15. « Par Jésus Christ, offrons sans cesse un sacrifice de louange, le fruit des lèvres qui confessent son nom » (He 13,15). “Rendre grâce” conduit à chercher à rendre à Dieu tout le bien qu’il nous a fait. Sans oublier évidemment d’exprimer notre reconnaissance aussi par des actes : « Puisque Dieu nous a tant aimés, aimons-nous les uns les autres (1 Jn 4,11).
Cette unité profonde entre Eucharistie et vie quotidienne est soulignée par le concile Vatican II, à propos du sacerdoce commun des fidèles : « Toutes leurs activités, leurs prières et leurs entreprises apostoliques, leur vie conjugale et familiale, leurs labeurs quotidiens, leurs détentes d’esprit et de corps, s’ils sont vécus dans l’Esprit de Dieu, et même les épreuves de la vie, pourvu qu’elles soient patiemment supportées, tout cela devient “offrandes spirituelles, agréables à Dieu par Jésus-Christ” (1 P 2, 5) ; et dans la célébration eucharistique ces offrandes rejoignent l’oblation du Corps du Seigneur pour être offertes en toute piété au Père. C’est ainsi que les laïcs consacrent à Dieu le monde lui-même, rendant partout à Dieu dans la sainteté de leur vie un culte d’adoration. » (Lumen Gentium, n°34). En effet, c’est ainsi que tout fidèle est invité à exercer sa fonction sacerdotale en union avec le Christ qui s’offre à son Père. Le fidèle accomplit ce culte spirituel en offrant toute sa vie, toute la vie du monde. C’est cela pour un chrétien, “sacrifier”, “faire du sacré” : participer à la sainteté de Dieu et à la sanctification du monde. Grâce à l’Esprit Saint « qui poursuit son œuvre dans le monde et achève toute sanctification » (Prière Eucharistique IV).
Mystère et ministère
Souvent, lorsque l’on déplore un manque de prêtres, c’est en raison de messes qui ne peuvent plus être assurées autant que dans le passé. On se plaint moins souvent d’un manque de prêtres pour évangéliser. Nous touchons plus précisément la difficulté du sujet de cet article. Ceci nous amène à regarder de plus près l’articulation entre Eucharistie et évangélisation. Il faut pour cela réfléchir sur les trois fonctions (tria munera) de toute l’Eglise : annoncer, sanctifier, conduire 16. Trois fonctions qui structurent le ministère ecclésial. L’origine se trouve dans le Christ Prophète, Prêtre et Roi. Et comme disait Paschase Radbert (IXe s.) : « Ce qui est au Christ est passé à l’Eglise 17. » L’Eucharistie tient une place centrale dans la vie de l’Eglise puisqu’elle rend présent le Christ en son mystère pascal. Mais le centre n’est pas le tout. Or la messe a été trop perçue comme le tout de la vie chrétienne 18.
Le bon chrétien est celui qui “va à la messe”. Il est entendu que « l’Eucharistie fait l’Eglise », pour reprendre la formule du cardinal de Lubac, mais pas n’importe comment. Il est éclairant de reprendre ici les trois fonctions de l’Eglise. L’Eucharistie est annonce par la Parole de Dieu qui est proclamée au cours de la célébration. Un prêtre, qui n’est sans doute pas le seul, me confiait que sa vocation était née au cours de la messe de sa première communion. La Parole de Dieu l’avait rejoint au plus profond de son être. Et comme cela a été dit précédemment, en chaque célébration « nous annonçons la mort du Seigneur, jusqu’à ce qu’il vienne » (1 Co 11,26). L’Eucharistie est sanctification. Par elle, nos péchés sont pardonnés (ce qui ne rend pas inutile le sacrement du pardon). Dans la célébration, il y a consécration, certes, du pain et du vin mais aussi, d’une certaine façon, de nos existences. Nous sommes peu à peu divinisés. L’Eucharistie est le sacrement de notre Pâque, de notre passage en Dieu. Elle “fait du sacré” avec tout ce que nous sommes. Ainsi, toute notre vie, unie à l’unique sacrifice du Christ devient “sacrifice”, “offrande spirituelle, agréable à Dieu” (1 P 2,5) L’Eucharistie est “conduite” vers le Royaume. On parle pour cette troisième fonction d’autorité. Il faut l’entendre en son sens étymologique, du latin augere, qui veut dire “faire grandir”. Il s’agit donc de la croissance du Royaume. Saint Paul présente l’Eglise comme « un corps qui grandit vers Celui qui est la tête, le Christ » (Ep 4,15). L’Eucharistie est une véritable école du Royaume où nous apprenons à vivre autrement. Elle assure notre croissance et nous oriente vers le Royaume.
Nous pouvons en tirer quelques conséquences pour le ministère presbytéral. Le prêtre est souvent défini comme celui qui célèbre la messe. Là aussi, le centre n’est pas le tout... Le Concile a rappelé que la première fonction du prêtre est l’annonce de l’Evangile (Presbyterorum Ordinis, n° 4), conformément à ce que nous pouvons connaître de la mission des apôtres 19. Mais dans le même temps, il nous précise que « l’Eucharistie est la source et le sommet de l’Evangélisation » (n° 5). Dans un beau petit livre, le Père François-Xavier Durrwell a montré l’enjeu de l’Eucharistie pour un prêtre : faire corps avec le Christ dans l’acte rédempteur. Il est invité, selon la formule du rituel de l’ordination des prêtres, à « imiter ce qu’il célèbre dans l’Eucharistie. » Cette formule peut prêter à une grave équivoque : la meilleure façon d’être prêtre serait de multiplier les exercices de dévotion et de rechercher un mode d’exercice du ministère un peu en retrait du monde pour mieux vivre sa consécration. Un certain modèle religieux étant la référence implicite de cet idéal. Modèle inspiré, dit-on, de l’Ecole française. Mais n’est-ce pas une vision réductrice de figures de ce courant ?
Cet excès, comme il arrive souvent, a engendré dans les années 60 l’excès inverse, la prêtrise étant présentée comme une simple fonction. Le Père Durrwell avait réagi dès 1965 et montré comment le prêtre est consacré pour la mission. « L’apostolat est consécration personnelle », « l’apostolat est communion à la consécration rédemptrice du Christ 20. » En fait, tout se tient. Il n’y a pas de saine conception du ministère ordonné sans une compréhension sacramentelle et missionnaire de l’Eglise. Ce que nous disons du prêtre est très lié à notre compréhension de l’Eglise comme sacrement du salut et dans sa nature missionnaire. “L’homme de l’Eucharistie” a été compris comme “homme du sacré” et plus précisément, d’un sacré de séparation qui est le lot de beaucoup de systèmes religieux. Or le sacré, au sens de la Révélation biblique, n’est pas de séparation mais de communion dans la distinction, de communication sans anéantir la transcendance. Oui, le prêtre est l’homme de l’Eucharistie dans la mesure où nous voyons l’action eucharistique dans toute sa dynamique. Reprenons les paroles du rituel : « Recevez l’offrande du peuple saint pour la présenter à Dieu. Prenez conscience de ce que vous ferez, vivez ce que vous accomplirez, et conformez-vous au mystère de la croix du Seigneur 21. » La nouvelle édition (1996) utilise une expression plus forte : « Imitez dans votre vie ce que vous accomplirez par ces rites [et conformez-vous...] » pour rendre l’expression latine très concise : imitamini quod tractatis 22. Cette imitation va se déployer selon les trois fonctions avec lesquels nous sommes désormais plus familiers.
Annoncer l’Evangile
Il est évident que le prêtre doit imiter ce qu’il annonce, c’est-à-dire « vivre ce qu’il a enseigné 23 ». A la suite du Christ, le témoignage est inséparablement en actes et en paroles. Le témoin par excellence n’est-il pas le martyr ? Cette vie livrée dans une existence apostolique peut éveiller quelques craintes. Evidemment, il s’agit d’un pari sur la puissance de Dieu qui se déploie dans la faiblesse de ses serviteurs. Une confiance dans la puissance de cette Parole qui continue aujourd’hui de prendre chair, de prendre consistance et de porter du fruit. Et la joie de voir la présence du Seigneur se manifester davantage au cœur de notre humanité. Saint Paul évoque en ce sens un ministère d’engendrement à la vie divine : « Par l’Evangile, je vous ai engendrés » (1 Co 4, 15). Joie d’être témoins et artisans de tant de conversions. « Et la parole du Seigneur croissait ; le nombre des disciples augmentait considérablement à Jérusalem... » (Ac 6, 7). La célébration de l’Eucharistie est donc invitation à adhérer plus généreusement à la mission du Verbe en notre monde.
Sanctifier
C’est ici qu’il faut revenir à la question du sacré selon l’Ecriture. Le père Durrwell note que « l’Eucharistie est célébrée pour faire entrer le peuple dans la plénitude de “la consécration” rédemptrice du Christ 24. » On peut dire que les prêtres sont ministres de la consécration de tous les fidèles, c’est-à-dire au service de leur accomplissement en Dieu. Consécration, cela peut se traduire par “mise à la disposition”, par “docilité à l’action de Dieu”. Le sacré dont il s’agit ici est fait de communion et de coopération. « Et pour eux je me consacre moi-même, afin qu’ils soient, eux aussi, consacrés par la vérité » (Jn 17, 17, traduction liturgique). Le Fils reçoit tout du Père, dans une bienheureuse obéissance. Il s’offre totalement, il se dessaisit de lui-même, il attend tout de son Père. Chaque célébration sollicite de notre part la même désappropriation de nous-mêmes, la même coopération à l’œuvre de Dieu, la même confiance en celui qui « donne son Esprit à ceux qui lui obéissent » (Ac 5, 32).
Conduire
L’autorité donne lieu aux excès que nous connaissons. Jésus lui-même a montré combien l’autorité est avant tout un service, ou mieux, une affaire d’amour. Il s’agit d’imiter la charité du Christ pour son Corps qui est l’Eglise. Nous touchons ici au caractère nuptial du ministère presbytéral. La célébration de l’Eucharistie engage le prêtre à donner sa vie pour que grandisse la part du peuple de Dieu qui est confiée à son ministère. Les décisions et les orientations qu’il aura à prendre découlent de cette attitude profonde. « Imitez dans votre vie ce que vous accomplirez par ces rites », cela peut se traduire, sur ce point, par « Imitez la Pâque du Vrai Berger qui a donné sa vie pour ses brebis. » En chaque célébration, cet amour du Vrai Berger est rendu présent, cet amour qui suscite une réponse en nous...
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Quelques mots de conclusion. « Il est grand le mystère de la foi ! » Il est grand le mystère de Celui qui appelle aujourd’hui encore des hommes à le suivre sur le chemin du ministère presbytéral. Il est grand le mystère que nous célébrons en chaque Eucharistie. Si nous y prêtons attention, l’Eucharistie est source de vocations. Encore faut-il lui permettre de donner tous ses fruits en “allant au cœur du mystère”. Il nous revient de mieux manifester dans notre pratique combien « l’Eucharistie est source et sommet de la vie chrétienne. » Des efforts seront utiles dans le domaine de l’initiation (permanente !), de l’intériorité et d’une cohérence plus grande avec le reste de notre vie. Nous avons aujourd’hui à promouvoir un sens plénier de l’Eucharistie, c’est-à-dire à en déployer tout le dynamisme vocationnel. Et nous continuons de prier avec confiance pour que des jeunes puissent dire : « Moi aussi je désire faire partie de cette histoire apostolique dont l’Eucharistie est la source et le sommet. »
Notes
1 - Vocation n° 294, avril 1981, p.79 ; il n’est pas inutile de rappeler la contribution donnée, dans la présente revue, plus généralement sur les sacrements, par Louis-Marie Chauvet : “Les sacrements : un don et un appel”, Jeunes et Vocations n° 74, 1994, p. 5-12. [ Retour au Texte ]
2 - De nouvelles vocations pour une nouvelle Europe, document final du Congrès européen sur les vocations au sacerdoce et à la vie consacrée en Europe, 6janvier 1998, n°8. [ Retour au Texte ]
3 - Alain Finkielkraut, professeur à l’Ecole Polytechnique, vient de publier L’ingratitude. Conversation sur notre temps, Gallimard, 1999. [ Retour au Texte ]
4 - Saint Augustin, Homélies sur l’Evangile de Jean XXV,10 ; Coll. Œuvres de Saint Augustin, vol. 72, Etudes Augustiniennes, 1988, p. 445-447. [ Retour au Texte ]
5 - De nouvelles vocations pour une nouvelle Europe, n° 35. [ Retour au Texte ]
6 - Gaudium et Spes n° 22. Origène, au IIIe s., avait déjà mis en lumière la « fonction révélatrice du Verbe incarné », pour reprendre le titre de l’ouvrage de Marguerite Harl, Origène et la fonction révélatrice du Verbe incarné, Seuil, 1958. [ Retour au Texte ]
7 - Cf. F.-X. Durrwell, Aux sources de l’apostolat, Médiaspaul, 1999, p. 44-45. [ Retour au Texte ]
8 - Cf Paul de Clerck, L’intelligence de la liturgie, Cerf, 1998. [ Retour au Texte ]
9 - Sur “l’amplitude du mystère” cf. Aimé Solignac, article “Mystère”, dans le Dictionnaire de Spiritualité, Beauchesne 1980, tome X, col. 1861-1874. [ Retour au Texte ]
10 - Edouard Schillebeeckx, Le Christ, sacrement de la rencontre de Dieu. Etude théologique du Salut par les sacrements, Cerf, 1960 ; collection Foi Vivante n°133, Cerf, 1973. [ Retour au Texte ]
11 - Je m’inspire du théologien orthodoxe Paul Evdokimov, Les âges de la vie spirituelle, DDB, 1964 : « Toutes les religions sont les voies où l’homme cherche Dieu. Elles sont multiples. La Révélation chrétienne est unique, car c’est Dieu qui trouve l’homme. » et d’un philosophe juif, Abraham Heschel, Dieu en quête de l’homme, Seuil, 1968, réédition 1999. [ Retour au Texte ]
12 - Georges Gusdorf, L’expérience humaine du sacrifice, PUF, 1948, p. 105. [ Retour au Texte ]
13 - Le théologien luthérien Karl Barth a développé cet aspect paradoxal du mystère trinitaire mentionné dans l’Ecriture : Dieu lui-même a livré aux hommes son Fils bien-aimé. En lui, il nous a tout donné et transmis. Affirmation qui est sans doute la plus paradoxale de tout le Nouveau Testament. Là se trouve le fondement de l’activité apostolique : « Parce qu’en se livrant lui-même, Dieu savait ce qu’il voulait et ce qu’il faisait, parce que ce don ne pouvait pas avoir été vain, il fallait qu’il y eût ce reflet, cette répétition et cette imitation. Parce que Dieu a parlé par cette paradosis [ = tradition, au sens fort], il fallait qu’il rencontrât un écho dans le cadre de sa création. La tradition (transmission) apostolique est cet écho. Elle ne peut être qu’un écho. Elle ne saurait être une voix indépendante. [...] La “tradition” apostolique est un acte par lequel des hommes osent, par leurs paroles humaines, placer d’autres hommes devant le fait que l’amour tout-puissant de Dieu les concerne eux aussi, eux précisément, qu’un pont a été jeté sur l’abîme, que Dieu les a cherchés et trouvés, qu’ils existent devant lui et peuvent vivre avec lui, qu’il n’y a rien entre Dieu et eux qui les en empêche, rien qui puisse encore les exclure de son alliance et de son royaume, que la porte leur est grande ouverte et qu’ils peuvent espérer : attendre la vie éternelle. » (Dogmatique II/2, § 35, Labor et Fides, 1958, p. 492).
Peter Lengsfeld, en tant que catholique, dégage les conséquences pour la signification de l’Eucharistie : « Tout le mystère de cette tradition volontaire de Jésus se condense équivalemment dans ce Corps “qui est livré pour vous” et dans ce Sang, qui est “versé pour vous”. Mais le Corps et le Sang du Christ ne sont pas seulement livrés entre les mains des apôtres. Ils le sont, par eux, de nouveau, dans le cœur des fidèles. En ce sens également la tradition apostolique consiste en un véritable tradere Christum, le Christ dont la “livraison” volontaire à la Croix est actuellement accomplie à nouveau par les paroles sacramentelles prononcées sur le pain et le vin. » (Peter Lengsfel, Tradition, Ecriture et Eglise dans le dialogue œcuménique, éd. de l’Orante, 1964, p. 42)
Autrement dit, la célébration de l’Eucharistie est participation à cet acte de transmission du Christ, acte dont le mobile est l’amour et dont le fruit est le salut. Il y aurait beaucoup encore à développer sur ce point capital, mais encore bien davantage à méditer. [ Retour au Texte ]
14 - Cf. saint Thomas d’Aquin, Somme Théologique, III, q.79,a.4 : « La réalité de ce sacrement, c’est la charité. » [ Retour au Texte ]
15 - Saint Jean Chrysostome, Homélies sur Matthieu, XXV,3 ; PG 58, 331. [ Retour au Texte ]
16 - On trouvera une belle synthèse de l’enseignement du Concile à ce sujet dans le Catéchisme de l’Eglise catholique, n° 783-786 et 888-913. [ Retour au Texte ]
17 - Traduction approximative du latin très concis : Translatus est Christus ad ecclesiam. [ Retour au Texte ]
18 - Claude Dagens, “Le caractère central de l’Eucharistie dans l’action pastorale”, Prêtres diocésains, n° 1359, juin-juillet 1998, p. 306-320. [ Retour au Texte ]
19 - cf F.-X. Durrwell : « [Les prêtres] sont des “faiseurs de chrétiens” comme l’était saint Paul : “Par l’Evangile, je vous ai engendrés” (1 Co 4, 15). La liturgie des sacrements doit être vue dans cette lumière : intégrée dans l’œuvre d’évangélisation, dans l’effort de l’Eglise de christianiser les hommes. » (Le mystère pascal, source de l’apostolat, Editions Ouvrières, 1970, p. 198). [ Retour au Texte ]
20 - L’article de Masses ouvrières, n° 220 (1965), p. 7-36 a été repris dans Le mystère pascal, source de l’apostolat, Editions Ouvrières, 1970, chapitre X, notamment p. 202 et 203. [ Retour au Texte ]
21 - Pontifical Romain, Les Ordinations, Desclée-Mame 1977, n° 26. [ Retour au Texte ]
22 - J’avais davantage commenté cet aspect dans “Eucharistie et ministère presbytéral : Intendants des mystères de Dieu (1Co 4, 1)”, Prêtres Diocésains, n° 1372, décembre 1999, p. 699-706. [ Retour au Texte ]
23 - Cf. « Soyez attentif à croire à la Parole que vous lirez, à enseigner ce que vous avez cru, à vivre ce que vous aurez enseigné », Rituel de l’ordination d’un diacre. [ Retour au Texte ]
24 - Le mystère pascal, source de l’apostolat, Editions Ouvrières 1970, p. 198. [ Retour au Texte ]