Eucharistie et service des pauvres


Bernard Thibaud
délégué diocésain du Secours Catholique du Var

Dans son évangile, saint Jean ne propose qu’un choix très limité de signes (six miracles et un geste) dont il dégage longuement le sens et la portée pour notre vie de foi. Trois de ces signes sont en rapport avec l’Eucharistie : la multiplication des pains (Jn 6, 56) : « Celui qui mange ma chair et boit mon sang demeure en moi et moi en lui » et les premier et dernier signes de Jésus : l’eau changée en vin à Cana (Jn 2, 1-12) et le geste du lavement des pieds (Jn 13, 1-17).

Lors du premier miracle de Cana, saint Jean précise deux détails apparemment anodins : Jésus demande aux serviteurs des tables de remplir d’eau - non pas les jarres généralement servies à table - mais celles-là mêmes qui servent à se purifier et à se laver les mains ! Par ailleurs, seuls les serviteurs sont acteurs et témoins de ce miracle, les invités de la noce ne sachant rien sur l’origine de ce vin. Premier lien mystérieux entre le service et l’Eucharistie. Enfin, contrairement aux autres évangélistes, saint Jean n’évoque pas explicitement l’Eucharistie lorsqu’il décrit le dernier repas du Seigneur mais il relate en détail un geste terre à terre, celui du lavement des pieds. Pourquoi donc saint Jean préfère-t-il ainsi éclairer le sens de la dernière Cène, de la Passion et de la Pâque du Christ par un geste si incongru et si simple en apparence ?

Monseigneur Jean Rodhain, fondateur du Secours Catholique, a longuement écrit sur ce geste du lavement des pieds qui a été rétabli dans la liturgie du Jeudi Saint il y a moins de 50 ans. Ce geste n’est ni une ablution rituelle ni un simple prologue au repas. Saint Jean précise que tout le monde était déjà attablé, que le repas était déjà commencé lorsque le Seigneur l’interrompt, se lève de table, quitte ses vêtements, prend un linge dont il se ceint, verse de l’eau dans un bassin et commence à laver les pieds des disciples… Il ne s’agit donc pas d’un préambule dans une antichambre avant le repas - c’est au cours du repas eucharistique lui-même que ce fait s’insère.

« Comprenez-vous ce que je viens de faire pour vous ? » (Jn 13, 12)

Après avoir accompli ce geste avec minutie, Jésus pose à ses disciples la question suivante : « Comprenez-vous ce que je viens de faire pour vous ? » Cette question s’adresse également à chacun d’entre nous aujourd’hui.

Par ce geste, Jésus veut-il simplement prêcher aux apôtres la loi de l’amour fraternel et du service ? Les signes et exhortations à la charité traversent pourtant les quatre évangiles en bien d’autres occasions ! Pourquoi donc ce geste d’abaissement au cœur du repas eucharistique ? Pourquoi donc les mains qui vont bénir, rompre et partager le pain de vie lavent-elles les pieds sales et fatigués des apôtres ? N’y a-t-il pas là un lien évident entre le sacrifice du Fils de l’homme et le service du frère, entre la présence réelle et la présence du Christ en chaque homme ?

A Pierre qui ne veut pas se faire laver les pieds, Jésus répond : « Tu comprendras plus tard. » Pierre comprendra en effet plus tard… qu’il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses frères. D’autres encore comprendront plus tard - au jugement dernier - que le roi s’identifie aux pauvres et aux petits : « J’ai eu faim et vous m’avez donné à manger, j’étais étranger et vous m’avez accueilli, j’étais malade et vous m’avez visité, j’étais en prison et vous êtes venus vers moi » (Mt 25, 35-36). Beaucoup de ceux qui se croyaient justes protesteront et ne comprendront toujours pas le lien entre leur foi et le service des plus pauvres : « Seigneur, quand t’avons-nous vu affamé ou assoiffé, quand t’avons-nous vu étranger, sans vêtement, malade ou en prison ? » Liens mystérieux entre l’Eucharistie et le service du frère, entre le Pain consacré et les plus pauvres.

Saint Jean Chrysostome l’avait bien compris lorsqu’il interpellait ainsi les chrétiens : « Quelle utilité à ce que la table du Christ soit chargée de coupes d’or quand il meurt de faim… Tu honores l’autel qui reçoit le corps du Christ et tu méprises celui qui est le corps du Christ. Cet autel-là, partout il t’est possible de le contempler dans les rues et sur les places, et à toute heure tu peux y célébrer ta liturgie. » Plus proche de nous, Don Helder Camara répondait ainsi à une communauté de Récife qui lui demandait de venir célébrer une messe pour faire réparation d’hosties profanées : « Je viendrai faire réparation mais sachez que l’hostie est aussi profanée chaque jour parmi les pauvres… »

La diaconie du Var : un chemin vers la foi

Au cours du dernier repas pascal, un parallèle peut être dressé entre les deux recommandations que Jésus prononce pour son Eglise à venir :
• après avoir rompu le pain, Jésus institue l’Eucharistie : « Faites cela en mémoire de moi » (Lc 22, 19) ;
• après avoir lavé les pieds de ses disciples, Jésus prononce la béatitude du service : « Heureux êtes-vous si vous le mettez en pratique ! » Il donne un commandement nouveau : « Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés » et institue ainsi le signe de reconnaissance des chrétiens : « C’est ainsi que le monde reconnaîtra que vous êtes mes disciples » (Jn 13, 17-35).

Dans le diocèse de Fréjus-Toulon, Mgr Gilles Barthe a institué en 1982 une “Diaconie diocésaine” pour aider les multiples composantes de son Eglise locale à mettre en pratique cette béatitude du service et à témoigner, selon les souhaits du concile Vatican II, d’une Eglise « servante et pauvre au milieu du monde ».

Pour assumer cette mission, la diaconie diocésaine s’appuie sur un ensemble de moyens humains, matériels et spirituels, qui agissent en complémentarité les uns des autres : des communautés paroissiales, des communautés religieuses, de nombreuses associations, services et mouvements d’Eglise qui travaillent ensemble et se font proches des “blessés de la vie”. Outre le fait que cette diaconie propose aux chrétiens du Var de nombreux espaces d’implication concrète auprès des plus pauvres, celle-ci se veut être aussi un espace ouvert où croyants (de toute religion) et incroyants peuvent travailler ensemble à la construction d’une société juste et fraternelle.

Cette volonté d’ouverture est importante car l’intuition diaconale est que le service des plus pauvres, vécu en vérité, peut précéder une démarche de foi et la découverte du message évangélique. Le Bon Samaritain n’allait pas au temple et pourtant il a su se faire proche de l’homme blessé. Saint Martin a partagé son manteau avec le mendiant sans avoir la foi. Il n’a découvert Jésus que la nuit suivante, apparaissant en songe sous les traits du mendiant. Les disciples d’Emmaüs n’ont reconnu le Christ qu’après avoir pratiqué l’hospitalité en invitant un inconnu à rester avec eux pour le repas. Un acte de charité vécu en vérité peut conduire à la source même de la Charité.

La diaconie peut être une introduction au mystère de la foi. J’entends souvent dire que les actions auprès des plus pauvres portent peu de fruits si elles ne s’enracinent pas dans une vie de prière et dans l’Eucharistie. Cela est vrai. Mais l’inverse est tout aussi vrai : une vie de foi porte peu de fruits si elle ne s’enracine pas dans la présence aux pauvres et aux souffrants. Le dominicain Alain Durand le rappelle fort justement lorsqu’il dit que la relation aux pauvres est le lieu même de la naissance, de la constitution et de l’élaboration de foi. Le service du frère n’est pas une conséquence, mais une condition de la rencontre de Dieu. Après quatre ans passés au Secours Catholique, je peux témoigner que là où la vie est le plus en péril, là est la présence la plus affirmée de Dieu.