"L’appel" en Islam


Père Jean-Marie GAUDEUL
du Secrétariat pour les relations avec l’Islam

Qu’il est difficile de traduire un terme d’une langue, d’une culture ou d’une religion dans une autre !

En christianisme, nous associons immédiatement le mot "appel" avec l’idée de "vocation" (le mot ne veut-il pas dire la même chose ?), et particulièrement de vocation sacerdotale ou religieuse. En Islam, par contre, le mot évoque l’activité missionnaire : l’invitation (da’wa) lancée à tous les hommes pour qu’ils deviennent croyants et musulmans. Aucun mot ne semble avoir été inventé pour désigner un appel particulier, personnel, par lequel Dieu inviterait quelqu’un à exercer une fonction précise dans la communauté.

Un regard rapide sur l’histoire permet de percevoir la logique interne qui préside à cette différence.

La tradition biblique

Le christianisme hérite de la tradition biblique l’assurance que Dieu s’est donné un peuple - son peuple - et qu’Il choisit, dans celui-ci, des instruments (prêtres, rois, prophètes) dont le rôle est de garder le peuple dans la fidélité à l’alliance divine. Tout l’Ancien Testament s’organise ainsi autour de l’idée de l’Alliance et de l’élection, du choix. Quand le peuple tombe dans l’infidélité, Dieu se choisit un "petit Reste"... et, quand les temps sont accomplis, paraît Jésus, Celui que Dieu désignera en disant : " Voici mon serviteur, mon élu… " A travers Lui, une relation intime s’établit entre Dieu et chaque personne : " Je suis le Bon Pasteur… mes brebis entendent ma voix… elles ne suivront pas un étranger… " (Jn 10).

Moïse avait soupiré : " Ah ! puisse tout le peuple de Yahvé être prophète, Yahvé leur donnant son Esprit ! " (Nb. 11, 29) La Pentecôte où l’Esprit Saint vient sur "toute chair", sur tout disciple, marque le moment où le rêve de Moïse se réalise : chaque chrétien est appelé à recevoir l’Esprit de Dieu pour exercer une fonction : il n’y a pas de chrétien sans vocation. " A chacun l’Esprit est donné en vue du bien commun ", dira saint Paul (1 Co. 12, 7). Toute la tradition spirituelle chrétienne, au fil des siècles, insiste sur le fait que chacun, pour peu qu’il y prête attention, peut percevoir un "appel" particulier, unique, personnel que Dieu lui adresse.

La fondation de l’Islam

L’expérience vécue par Mohammed, le fondateur de l’Islam, ne s’est pas coulée dans cette histoire mais, au contraire, s’y est heurtée.

Tout commence de manière semblable. Mohammed perçoit un jour un appel impérieux : " Récite, au nom de ton Seigneur qui a tout créé… " (Coran 96, 2). Des révélations suivent... Plus tard, il discerne même qu’une vocation lui est donnée, celle d’avertir son peuple d’avoir à se convertir (Coran 75). Dans les premières années, il ne fait aucun doute qu’il se croit l’héritier de la longue lignée des prophètes juifs.

Le drame va se jouer quand Mohammed et ses disciples se trouvent face à des communautés juives établies en Arabie. Celles-ci refusent de reconnaître un prophète en Mohammed. Au contraire, elles ironisent sur son "ignorance", sur le fait qu’il n’appartient pas au peuple juif ; elles se vantent d’être le peuple élu. Les relations vont s’envenimer pendant plusieurs années et finir dans le sang.

Pas de peuple élu ?

La doctrine de l’Islam, telle qu’elle se puise dans les versets du Coran, en sera profondément marquée. S’étant heurté à l’arrogance d’un groupe qui se vantait d’être "le peuple élu", l’Islam refuse de croire que Dieu puisse faire des préférences entre les peuples ou les personnes. Il n’y a pas d’autre élection, pas d’autre alliance que celle que Dieu offre à toute l’humanité prise dans son ensemble : " Les juifs et les chrétiens ont dit : "Nous sommes les fils d’Allah et ses préférés." Dis : "Pourquoi donc vous châtie-t-Il pour vos péchés ?" En fait, vous êtes des êtres humains d’entre ceux qu’Il a créés. Il pardonne à qui Il veut et Il châtie qui Il veut. " (Coran 5, 18) " Et ils ont dit : "Nul n’entrera au Paradis que juifs ou chrétiens." Voilà leurs chimères. Dis : "Donnez votre preuve, si vous êtes véridiques. " (Coran 2, 111)

L’Islam prêche la fidélité au pacte conclu, dès l’origine, entre Dieu et tous les hommes (Coran 7, 172) et qui est, pour ainsi dire, inscrit dans le tissu même de notre nature humaine. Cette conviction qu’il n’y a pas de "peuple élu" ni "d’individu choisi" n’a pas empêché les musulmans d’adopter souvent, à leur tour, le comportement qu’ils reprochaient aux juifs et aux chrétiens : le Coran ne dit-il pas qu’ils sont " la meilleure des communautés, suscitée pour le bien de l’humanité " (Coran 3, 110) ?

De fait, la communauté musulmane - sans développer l’idée d’une alliance "spéciale" - se considère bien comme dotée d’une vocation particulière dans le monde : celle de rappeler les lois et les commandements de Dieu à une humanité trop encline à oublier son Créateur.

Pas de vocation personnelle possible

Cette vocation de la communauté, dans son ensemble, allait-elle se démultiplier - comme dans le christianisme - en une multitude de vocations individuelles ? Mohammed, le premier, ne jouissait-il pas d’une vocation prophétique ?

A la mort imprévue et rapide de ce dernier en 632, la communauté musulmane se retrouva désemparée : personne n’avait été désigné pour prendre sa place. Un de ses proches fut alors choisi mais il était évident pour tous que le "successeur" était choisi par les fidèles et non par Dieu. De plus, il ne pouvait remplacer Mohammed que dans son rôle de chef de communauté, non comme prophète : Dieu seul pouvait donner des révélations… et d’ailleurs, Il avait dit qu’il n’y aurait plus de prophète : " Mohammed… est le messager d’Allah et le dernier des prophètes. " (Coran 33, 40)

Sur cette base, l’Islam estime impossible qu’un simple fidèle perçoive actuellement des "révélations" privées ou fasse l’expérience d’un appel personnel, intime, de Dieu à son adresse. Une telle expérience ferait de ce fidèle un nouveau "prophète" alors qu’il ne peut y en avoir après Mohammed.

Un des plus célèbres auteurs du monde arabe, Tawfiq al-Hakim, mondialement connu pour ses pièces de théâtre, nous en fournit, malgré lui, la confirmation : il y a quelques années, cet égyptien publia dans un journal du Caire une série de cinq articles intitulés Mes conversations avec Dieu. On y trouvait un dialogue spontané et familier entre l’auteur et Dieu du genre des prières de M. Quoist. Le scandale fut énorme : pour qui se prenait l’auteur, parlant si familièrement avec son Dieu ? Pire, n’impliquait-il pas que Dieu lui répondait comme s’il était un nouveau prophète ? Devant ce feu roulant de la critique, Tawfiq al-Hakîm changea le titre de ses trois derniers articles en Conversations avec… moi-même [ 1 ].

Le chrétien, habitué à une vie d’intimité avec Dieu impliquant prière spontanée, écoute intérieure et discernement quotidien des appels de l’Esprit, ne soupçonne pas qu’il s’agit là d’une expérience spécifique du christianisme.

Par contre, le musulman qui veut se laisser guider par Dieu peut bien le prier personnellement, mais n’est censé percevoir la volonté de Dieu qu’indirectement, par l’intermédiaire du Coran considéré comme la Parole révélée de Dieu. Toute expérience d’appel intérieur direct est considérée comme une illusion à rejeter.

Des fonctions au service de la communauté

Ceci n’a pas empêché la communauté musulmane de se munir de services diversifiés : juges (cadis), juristes (mufti), imams, prédicateurs, muezzins (équivalents de nos carillonneurs), enseignants, etc. Il n’y a pas de sacerdoce en Islam, mais il existe bien un "clergé", une gamme de fonctions à teneur religieuse qui peut étonnamment ressembler au clergé chrétien, soutane comprise parfois. S’il n’y a pas de "vocations" au sens spirituel du terme, il y a des fonctions. On ne les assume pas en réponse à un appel divin personnel, mais de sa propre initiative.

Ne croyons pas pour autant que les jeunes qui se destinent à ce genre de fonction soient privés de toute motivation religieuse. Au contraire, leur choix est souvent dicté par le désir de servir Dieu, de répandre sa Parole, d’enseigner sa Loi. " Ils emploient les mêmes phrases que nous ! " s’exclamaient des séminaristes chrétiens qui écoutaient un groupe d’étudiants musulmans expliquer leur choix d’une carrière d’imam. Cette coloration spirituelle s’intensifie dans les milieux "soufis" : pour entrer dans une confrérie mystique, il faut une formation - un noviciat - où l’on apprend le combat spirituel, l’art de prier et celui de discerner ses propres penchants et inclinations. Dans un tel climat même si, théoriquement, on écarte l’idée de "vocation", l’expérience vécue n’en est pas forcément très éloignée.

Traditionnellement respectée, la caste des "fonctionnaires du religieux" subit actuellement, dans les pays musulmans, un double assaut : celui des modernes qui méprisent leur mentalité "trop moyenâgeuse", et celui des islamistes qui les trouvent trop tièdes. En Europe, la communauté musulmane est souvent trop pauvre et trop inorganisée pour se payer leurs services. D’ailleurs, leur formation, reçue dans les pays musulmans, les rend peu adaptés à servir les besoins de fidèles vivant en milieu européen [ 2 ]. Il s’ensuit une raréfaction des candidatures à ce genre de poste : une "crise des vocations".

Des influences nouvelles

L’immersion des musulmans d’Europe au sein d’une population fortement marquée par le christianisme risque d’entraîner des changements inattendus dans les mentalités et les concepts traditionnels. On aura sans doute remarqué comment le Ramadan est souvent désigné sous le terme de Carême, la circoncision sous celui de baptême. De la même façon, le regard des chrétiens sur la mosquée n’est pas sans lui donner graduellement une aura "d’église musulmane", et l’imam lui-même s’habitue à être considéré comme... un "prêtre musulman".

La communauté musulmane, voyant des postes d’aumôniers catholiques ou protestants dans les hôpitaux, les armées ou les prisons, revendique une certaine parité et l’octroi de postes similaires pour les musulmans bien que l’Islam n’ait pas, jusqu’ici, "inventé" de ministère "pastoral" pour ce genre de circonstances. En acceptant ainsi d’assumer des fonctions pastorales semblables à celles des chrétiens, des imams dont le rôle se limite normalement à l’enseignement ou au culte, voient leur activité prendre une dimension "pastorale", "spirituelle" qui, dans le christianisme, se fonde sur une vision toute différente : celle de Jésus, seul Pasteur, qui se choisit par appel intime des "pasteurs" envoyés à la recherche des "brebis perdues", des exclus et des souffrants.

La vie établit des passerelles là où les doctrines situent des crevasses. Faut-il s’en plaindre ?

Notes

1 - E. Renaud, " Une tempête sur la presse égyptienne : Tawfiq al-Hakim et son "dialogue avec Dieu" ", Se Comprendre N° 84/08, 18 p. (Se Comprendre, 5 rue d’Issy, 92170 Vanves) [Retour au Texte]

2 - Sur ce sujet, voir le dossier " L’islam, quelle formation " paru dans La Médina, N° 2, oct.-nov. 1999 (Revue La Médina, 2 passage Flourens, 75017 Paris) [Retour au Texte]