Si tu vois le Bouddha, tue-le !


Dennis Gira
directeur adjoint de l’Institut des Sciences et de théologie des religions

Si tu vois le Bouddha, tue-le ! " : drôle de titre pour un article sur l’appel ou la vocation ! Et pourtant, il suffit d’entrer dans la cohérence interne du bouddhisme et de saisir ce qu’il y a derrière ces mots pour voir pourquoi la notion de vocation n’a, en réalité, pas de place dans la tradition bouddhique. On comprend en même temps que, si cette notion essentielle à la structure de la foi chrétienne est absente, la qualité de la Voie libératrice que le bouddhisme propose depuis des millénaires et sur laquelle des centaines de millions de personnes ont cheminé tout au long de leur quête spirituelle, n’en est en rien compromise. Gardons donc ces mots à l’esprit pour y revenir dans notre conclusion et réfléchir à leur sens.

Deux Voies libératrices

Je pense qu’il sera utile de commencer cette réflexion en partageant avec les lecteurs une des multiples leçons que j’ai apprises au cours de mes trente ans de recherche : si l’on veut vraiment entrer en dialogue avec les bouddhistes, il faut cesser d’utiliser le mot "religion" pour désigner notre propre tradition. En effet, ce mot, très occidental, n’a aucun sens ni pour les bouddhistes ni pour les pratiquants d’autres formes de spiritualités extrême-orientales. Ils ne comprennent absolument pas pourquoi nous voulons toujours l’utiliser pour faire le tri, en quelque sorte, des spiritualités du monde entier. Or, nombre de mes frères chrétiens m’expliquent que le bouddhisme n’a rien à dire aux chrétiens puisqu’il s’agit d’une philosophie (sans Dieu) et non pas d’une religion (qui précisément aide l’homme à entrer en relation avec Dieu). Avec cette attitude, le dialogue devient impossible. Mais quel mot utiliser ? Essayons celui de "Voie" : la Voie chrétienne. Ce terme a deux vertus. D’abord, c’est un mot très familier à quasiment toutes les spiritualités extrême-orientales. L’idéogramme chinois "tao" (ou "dao"), d’où vient le mot "taoïsme", veut dire littéralement "la Voie ; la deuxième syllabe du mot "shinto", "religion" autochtone du Japon, veut dire "la Voie (to est écrit avec le même idéogramme que tao) des dieux" (kami ou shin en japonais) ; et, à tout homme qui veut parvenir à l’éveil suprême, le Bouddha propose le noble chemin (ou voie) octuple. Ensuite, c’est un mot que les premiers chrétiens ont utilisé pour parler d’eux-mêmes, surtout dans les Actes des Apôtres. Oui, les chrétiens sont ceux qui suivaient la Voie (hodos en grec) du Christ. Ils n’auraient pas pu utiliser le mot de "religion" car, pour eux, ce terme désignait d’abord la religion romaine ! Ce n’est qu’au quatrième siècle qu’ils ont commencé à l’employer, à une époque où le christianisme commençait à devenir majoritaire.

Mais en quoi le fait de parler du christianisme et du bouddhisme comme de deux Voies peut-il nous aider à avancer dans notre réflexion sur la place de la notion de vocation dans chacune ? Pour répondre à cette question, essayons de découvrir la structure de ces deux Voies puisqu’elles proposent toutes les deux à l’homme la possibilité de dépasser les limites dont il fait l’expérience dans ce monde, de devenir libre par rapport à tout ce qui pèse sur lui et le freine dans sa recherche du bonheur.

La Voie chrétienne et l’altérité de Dieu

Ces quelques remarques sur la Voie chrétienne seront très brèves puisque les lecteurs de cette revue la connaissent bien. Je voudrais seulement attirer leur attention sur l’importance pour les chrétiens de la rencontre entre Dieu et l’homme : il y a là la rencontre de deux libertés qui demeurent absolument irréductibles. Dieu s’offre à l’homme et l’accompagne sur sa route ; il lui devient alors possible de vivre comme l’avant-goût de la communion promise avec Dieu et avec tous les frères, en Dieu. C’est dans ce cadre que nous devons situer la vocation si nous voulons comprendre pourquoi cette notion est étrangère aux bouddhistes.

Dans cette perspective, la vocation n’est pas d’abord le fait d’être appelé à un ministère ou à la vie religieuse. Elle est l’invitation que Dieu adresse à l’homme, ce Dieu qui le fait vivre, qui lui est présent et qui veut partager sa vie avec lui. Selon la foi chrétienne, l’homme est structuré par cet appel d’un Dieu radicalement autre, au point qu’il ne peut devenir pleinement lui-même en dehors de cette relation avec Lui. La dynamique de la Voie chrétienne exprime cette vérité et manifeste ainsi le sens de l’appel que chaque être humain ressent, d’une manière ou d’autre, au fond de lui-même. En ce sens, un chrétien reçoit la possibilité de vivre plus explicitement la rencontre avec Dieu. Conscient qu’il est un être de relation, comme le Dieu qui l’a créé à son image, un chrétien comprend que sa vocation fondamentale aura une dimension ecclésiale, avec tout ce que cela implique : des ministères, des choix de vie qui permettent aux chrétiens qui y sont appelés de témoigner des divers aspects de l’amour infini de Dieu pour l’homme... Ce qu’il est important de noter ici, c’est que la Voie chrétienne perd tout son sens si cette relation entre Dieu et l’homme, qui fonde l’accomplissement de ce dernier, est relativisée. Autrement dit, l’altérité de Dieu est au cœur de l’expérience et de la foi chrétiennes.

La Voie bouddhique et la " non-dualité "

Si nous regardons la structure de la Voie bouddhique, nous verrons qu’elle est fondée sur la conviction qu’au niveau de la vérité dite "plénière" ou "absolue", la nature profonde de tout être vivant n’est pas, en réalité, autre que la "nature de Bouddha". C’est ce qu’on appelle la "non-dualité" où toute distinction entre sujet et objet, ou entre sujet et sujet, disparaît. Cette "nature de Bouddha" est donc obligatoirement apersonnelle, car là où les hommes affirment l’existence propre des individus, en relation les uns avec les autres, ils sont en fait complètement éloignés de leur nature profonde.

La multiplicité expérimentée dans la vie quotidienne, et qui est source de souffrance, est illusoire. Elle découle d’une vision erronée qui accorde aux individus une importance qu’ils n’ont pas. L’homme ne comprend pas que sa vie relationnelle, avec ses joies et ses peines, est tout à fait relative. Et c’est cette ignorance qui le bloque dans un cycle sans fin de naissances et de morts, dont le moteur, pour ainsi dire, est la loi karmique (karma = l’acte et ses conséquences). En effet, attaché à sa propre existence, et convaincu qu’il peut trouver son bonheur dans ce monde, pourtant foncièrement éphémère, l’individu ne cesse de poser des actes égocentriques. Mais ces actes créent du karma négatif et font tourner ainsi ce que les bouddhistes appellent "la roue de la vie", ce qui est une autre manière de parler du cycle des naissances et des morts.

La libération totale de l’homme ne se conçoit donc pas dans des termes de communion. Et l’idée que l’accomplissement de l’homme soit d’ordre relationnel ne pourrait jamais traverser l’esprit d’un bouddhiste. Au contraire, la véritable libération est la dissipation de l’ignorance qui fait croire aux différences entre les individus et cache ainsi à l’homme sa nature profonde, cette "nature de Bouddha" à laquelle tout homme participe. En bref, l’autre n’est pas aussi autre qu’il peut en avoir l’air. L’altérité, qui caractérise l’expérience humaine au niveau de la vérité relative, doit faire place à l’expérience directe de la réalité au niveau, cette fois, de la vérité absolue.

Et la Voie bouddhique offre à l’homme la possibilité d’arriver à cette prise de conscience, à cet éveil (le mot Bouddha veut dire "l’Eveillé"). Mais sur cette Voie qui conduit à l’éveil, quelle place peut être accordée à la rencontre, et à la vocation ? Certes, dans le bouddhisme, la rencontre avec un maître expérimenté est très importante. Les diverses écoles de bouddhisme ont laissé à l’humanité de nombreux et véritables maîtres, et chacun d’eux a été éminemment capable d’aider ses disciples à faire leur sa propre expérience d’éveil. En ce sens, on peut parler de l’importance de la rencontre dans le bouddhisme. Et il existe de nombreux monastères où tous ceux qui s’engagent de manière radicale sur la Voie bouddhique s’épaulent dans l’effort qu’ils font pour découvrir leur nature profonde. Ce sont de véritables communautés au sein desquelles des moines et des moniales se forment longuement pour finalement devenir des maîtres à leur tour. Ensuite, ils partagent l’enseignement du Bouddha avec les laïcs qui ne peuvent pas, eux, se consacrer totalement à la recherche spirituelle. Vu de l’extérieur, tout cela semble très proche de la dynamique de la Voie chrétienne. Mais quand on situe le tout dans la cohérence interne de la Voie bouddhique, il devient clair que les notions de rencontre et de vocation, telles qu’elles sont comprises dans la tradition chrétienne, y sont étrangères.

Si, sur la Voie bouddhique, il y a une rencontre aujourd’hui encore entre les maîtres bouddhistes et leurs disciples, comme il y en a eu entre le Bouddha et ses disciples, cette rencontre ne saurait être que provisoire. Elle aide le disciple à se détacher de la vision erronée de ce qu’il est pour découvrir sa nature profonde. Mais elle ne s’inscrit pas dans un mouvement vers une communion totale qui serait plus forte que la mort. La vie en communauté des moines ou des moniales n’est donc nullement considérée comme offrant un avant-goût d’une vie à venir. En ce qui concerne la rencontre entre chaque homme et un Dieu personnel, nous avons déjà vu qu’elle n’avait aucun sens dans la cohérence bouddhique. Elle est écartée d’office de la structure de la Voie que propose cette tradition. Que pourrait donc être une vocation ? Qui pourrait appeler l’homme ? On pourrait imaginer un appel intérieur qui jaillisse de la nature profonde d’un individu. Mais puisque cette nature, dans l’ordre de la vérité absolue, n’est en aucun cas radicalement autre que l’individu en question, peut-on vraiment parler de vocation ? L’altérité de Dieu, préalable à la notion de vocation dans la tradition chrétienne, est donc tout simplement absente dans le bouddhisme.

Conclusion

La réponse qu’a donné le Bouddha aux disciples, qui lui demandaient à la fin de sa vie de leur laisser quelques conseils, illustre bien le fait qu’avancer sur la Voie bouddhique ne dépend pas d’abord de la relation avec un "autre" : " Soyez votre propre flambeau ! " leur a-t-il dit. (Le contraste avec les paroles prononcées par le Christ lors de la Cène est frappant et reflète bien une des différences - la valorisation de la dimension relationnelle de l’existence - entre la Voie chrétienne et la Voie bouddhique.) Cette réponse souligne le fait que la vérité libératrice que tout être cherche ne se situe nulle part si ce n’est au fond de lui-même. Inutile donc de chercher ailleurs. Et si, pour revenir à notre point de départ, certains maîtres ont pu dire " Si tu vois le Bouddha, tue-le ! ", c’est parce qu’ils ont compris que chercher cette vérité ailleurs qu’au fond d’eux-mêmes était bien pire qu’inutile. C’est se tromper complètement sur ce qu’est l’homme et se mettre ainsi dans l’impossibilité de faire l’expérience de la vérité ultime.