Affectivité et sexualité


Martine Bracq
thérapeute de couple,
membre du CLER Amour et Famille



La personne est un tout : corps, cœur et cerveau. Les « 3 C » disent les trois dimensions : physique et physiologique, affective et sensible, intelligence et spiritualité. Chaque dimension est intimement liée aux autres, elle participe et donne sens au développement de la personne dans sa globalité.

Le développement général de l’affectivité

Pour commencer, une affirmation : personne ne se construit en tant que personne tout seul ; c’est parce qu’il y a de la relation, un regard bienveillant porté sur soi que le ressenti, la reconnaissance de son identité peut germer et, au long des jours, se développer à travers des expériences qui seront autant d’apprentissages.
C’est une construction jamais achevée, toujours en chantier et donc relativement fragile (pensons aux chômeurs, aux marginaux, à ceux qui ont du mal à avoir une place dans la société mais aussi dans le groupe, dans la famille, dans le couple).
C’est parce que l’homme vit de relations porteuses d’affectivité que son identité est confirmée ou non, qu’elle peut se développer ou être déniée ; peut-être est-il bon de se rappeler que le déni de l’identité d’une personne, d’un groupe ou d’un peuple est une des pires violences qui puissent être faites aux individus, au point de devenir le creuset de révoltes brutales.
Le mot « identité » a une double acception. « De nature identique », il définit aussi un « individu particulier, unique » (Larousse). Cette notion double se retrouve pour moi dans le mouvement ressenti et vécu lors de l’adolescence, période particulièrement sensible à la question de l’identité : il faut à la fois être « comme » et être absolument incomparable. Cette ambivalence, cette division est à la source du mal-être de l’adolescent : besoin d’appartenance qui sécurise et acceptation difficile d’une unicité, de l’incontournable solitude qu’elle sous-tend et qui fait peur quand on ne l’a pas « apprivoisée ».
L’affectivité de chacun se développe donc au cours d’une histoire, elle-même inscrite dans une histoire d’amour (quelle qu’ait pu en être la réalité). Elle participe à la construction de l’identité, en perpétuelle évolution ainsi que nous le confirme l’apport des sciences humaines.
Cette évolution peut être décrite schématiquement suivant trois grandes périodes, comportant elles-mêmes des sortes de paliers-repères d’un bon développement psycho-moteur.

1 - Fondements de la petite enfance
Le bébé se vit d’abord en dépendance étroite avec sa mère. Le sevrage est le début de l’individuation. Il sort de la fusion : il y a « moi » et « pas-moi ». Ce processus va s’affiner progressivement et conduire l’enfant à une socialisation le plus souvent harmonieuse. On a parlé à ce sujet « d’enfance adulte ».

2 - Révolution de l’adolescence
L’apparition des révoltes et conflits vient montrer que l’enfant tente de se démarquer de ses parents. Elle annonce la survenue de la puberté. La grande recherche est alors la rencontre de l’autre : attirance et peur se conjuguent et la vie relationnelle se centre autour de l’amitié. Des correspondances peuvent être faites avec la période précédente sans être aussi clairement repérables dans le temps.

3 - L’entrée dans l’âge adulte : le temps du choix
Il s’agit notamment d’un choix d’état de vie en rapport avec le sens donné à son histoire.

0 - 12 mois
Individuation : sortie de la fusion d’avec la mère.
Il y a « moi » et « pas-moi ».
1 an avant la puberté
Révoltes et conflits : marquage d’un territoire psychique différent de celui des parents.
Il y a « moi » et « pas-moi ».
12 – 18 mois
Identification primaire : stade du miroir.
Celui qui est dans la glace, c’est moi.
Narcissisme
Stade du miroir : appropriation de son corps sexué.
L’autre du miroir, avec ses boutons, c’est moi.
18 – 36 mois
Distanciation : question de la propreté.
L’autre peut avoir du pouvoir sur moi, mon désir est différent du désir de l’autre.
Homophilie
Besoin de rencontrer un autre distinct de moi mais angoisse donc l’autre est encore un peu comme moi (réel ou fantasmé).
3 – 6 ans
Différenciation : prise de conscience d’un autre sexe.
Je suis différent, je n’ai pas tout (Œdipe). Castration.
Hétérosexualité
Regard vers l’autre sexe, mais pas encore dans le choix amoureux (imaginaire, proche, adulte rassurant, Don Juan…).
6 – 12 ans
Accession à la socialisation et à la Loi – et donc aux autres lois – Il est libre pour toutes les opérations mentales et les connaissances qu’il découvre à l’école.
Choix
Entrée dans la société par le travail, le choix amoureux, le mariage et la capacité à fonder une famille.






























Aucune personne ne se développe en suivant « un long fleuve tranquille » ou un chemin rassurant. Il y a pour tous des frustrations, un long chemin de pertes et de séparations, de confrontation au principe de réalité sur lesquels un travail psychique va se faire, permettant à chacun de se structurer.
Tout être humain porte en lui le fantasme d’être le centre du monde ; tout ce qui vient lui rappeler que ce n’est qu’une illusion est une blessure plus ou moins cuisante, selon la capacité qu’il a à interpréter les événements. D’où la mise en place de mécanismes de défense utiles mais piégeants si l’on manque de lucidité. Les plus fréquemment « exploités » sont le déni, l’interprétation, la projection. Ce sont autant de parasites dans la communication, tant avec les autres qu’avec soi-même.

Les difficultés ou défauts de communication entraînent violence, rejet, exclusion, finalement non-rencontre. Les mécanismes de défense pourront alors se traduire dans des comportements qui vont questionner, voire poser problème et même inquiéter. On va en quelque sorte assister à des mises en scène du mal-être. L’adolescence en est un bon exemple avec ses :
• « agir pour ne pas savoir » : passages à l’acte.
• sa « recherche de maîtrise du corps » :

- par la pensée (en positif : abstraction, langage et humour qui donnent du plaisir ; en négatif : blocages, refus, intellectualisation, fugues fantasmées) ;

- en se dépensant pour éviter de penser : sport, défis.
• son « paraître pour éviter d’être » : idéalisation ou phobie du corps.

Il est nécessaire de cultiver une « juste estime de soi ». Pour rencontrer l’autre et sa différence, il ne faut pas être dans la peur, la crainte ou le soupçon d’être « absorbé » par lui.
La montée vers l’oblativité se fait elle aussi par paliers : amour de soi, amour de l’autre pour soi, amour de l’autre pour l’autre, avec l’autre amour des autres.


La sexualité

A la naissance, notre anatomie nous situe dans un genre : nous sommes de sexe féminin ou de sexe masculin. Cela signifie que nous avons, chacun, des perceptions très particulières de notre corps et que nous allons vivre tout ce que nous avons à vivre à travers une expérience sensible, sensorielle particulière : nous allons le vivre dans un corps de fille ou un corps de garçon et donc vivre et affronter la question de la différence de manière distincte. Je sais ce qu’est vivre et ressentir dans un corps de femme, je ne saurai jamais ce qu’est être dans un corps d’homme ; je peux l’imaginer, en avoir une interprétation à partir de mes lectures, de ce que j’entends dans le discours de mes patients, de mon homme… au mieux je peux m’en approcher, mais reste un sentiment d’étrangeté.
Nés de sexe masculin ou féminin, nous allons devenir homme ou femme. Au centre de la sexualisation se joue l’Œdipe où se vivent, dans le meilleur des cas, des expériences majeures : l’acceptation de la castration (« je ne suis pas tout ») et l’approche de l’altérité (« il y a un autre que moi »). Et ces expériences vont être différentes et déterminantes selon que l’on est garçon ou fille.

Pour le petit garçon, le jeu relationnel est relativement simple ; il s’agit pour lui de renoncer à sa mère – premier objet d’amour – et de s’identifier à son père pour s’orienter, ailleurs et plus tard, vers une autre femme ou un idéal. Il vit la castration sur le mode du fantasme et de l’angoisse (confusion spontanée entre puissance et virilité ; capacité à faire jouir en rapport avec la virilité et l’identité) ; pour l’homme le désir d’enfant correspond d’abord au désir de pouvoir faire de sa femme une femme par pénétration et accès à la jouissance ; le pénis tient une place très importante dans les préoccupations et le discours des hommes : membre, ami ou ennemi c’est selon (il a souvent un petit nom), qui aurait sa vie propre puisqu’il s’exprime assez spontanément, échappant à tout contrôle particulièrement à partir de la puberté et pendant pas mal d’années ensuite. A tel point qu’on peut parler pour lui de primauté de la place du corps dans la relation, s’exprimant de manière privilégiée en termes d’affrontement et de conquête.

Pour la petite fille, tout est plus complexe ; elle a deux renoncements à faire (à sa mère puis à son père) sans retourner vers sa mère mais en s’identifiant à elle pour s’orienter ailleurs et plus tard vers un homme ou un idéal. Pour elle, la castration est vécue tout autrement puisque sa réalité anatomique la place devant un manque incontournable qui va motiver sa quête, laquelle se manifeste à travers un désir de comblement, la recherche d’une compensation symbolique (phallus). Son désir est moins centré sur le pénis pourvoyeur de plaisir que sur l’enfant qu’il est susceptible de donner. Les filles sont menées par la question du bébé. Elles ont une aisance naturelle dans les activités langagières, le corps est pour elles un moyen d’être en relation.
Il y a là une source de profonds malentendus entre les hommes et les femmes. Cela perdure puisqu’on les retrouve avec une grande constance dans les couples : « Il ne pense qu’à ça… » tandis que les hommes sont dans la crainte de la puissance des femmes, la peur de leur domination.

L’adolescence est l’autre grande période dans la sexualisation et l’orientation génitale qui se fait le plus souvent en accord avec le sexe biologique.
Elle est le temps nécessaire pour que le jeune intègre les nouvelles données que la puberté a inaugurées dans sa vie. Les réactions familiales, ou plus généralement de l’environnement (école, société), à la maturation sexuelle d’un de ses membres vont induire des configurations multiples, ne serait-ce qu’en raison de l’inévitable confrontation avec les modèles ou stéréotypes dont chacun est porteur. Tous sont mis devant et dans un climat de contraintes : avec la puberté il n’y a ni alternative ni échappatoire mais un état de fait qui échappe à tout contrôle. Les bouleversements sont tels qu’ils vont générer des difficultés par rapport à soi, par rapport aux parents, aux adultes, par rapport au groupe de pairs, par rapport à la société. D’où beaucoup d’angoisse, pas mal de souffrances et de comportements agressifs qui nécessitent beaucoup d’énergie.

La sexualité (secare : couper) nous inscrit dans une réalité physique qui vient dire « je ne suis pas tout » et nous introduit au manque et au désir.
Le désir sexuel est un mélange complexe de tensions pulsionnelles qui ne demandent qu’à être soulagées (conduites masturbatoires), d’élans affectifs purs (tendresse), de besoins de reconnaissance qui ne demandent qu’à être toujours plus humanisés, unifiés. Mais cela demande du temps, pour passer d’une sexualité infantile centrée sur une recherche de comblement immédiat et rapide à une sexualité « adulte » : découverte du plaisir pour soi d’abord, puis pour l’autre, enfin pour les autres.
La fine pointe de la sexualité est d’advenir à l’altérité : accepter d’être manquants, désirants, nous rend capables d’entrer dans un projet, une création. Il se dit là quelque chose de théologique.

La question de l’altérité

Regardons les textes bibliques, et en particulier la Genèse. La tradition biblique nous donne, à travers des histoires humaines, de quoi penser. Il y a des vérités anthropologiques qui se disent dans les aventures qui nous sont contées. « Tout ce qui est chrétien doit pouvoir se justifier au nom de l’humain seul. Croire en un Dieu fait homme, c’est affirmer que c’est au cœur de l’humain que se dit la révélation de Dieu. Nous devons pouvoir argumenter l’anthropologie chrétienne par des arguments humains et, inversement, l’humain doit pouvoir s’interpréter à la lumière de la tradition chrétienne. » (V. Margron)

Quelques points d’attention :
• En Genèse 1, la création de l’humain est au sommet de la création ; la sexualité est le sommet ; le lien homme-femme est en rapport avec l’image de Dieu. La différence est la clé de voûte de la création, elle est ordonnée à une ressemblance avec Dieu. L’altérité, c’est pouvoir se reconnaître ; elle est nécessaire pour la communion (comment rendre possible du lien sans craindre, sans avoir peur de l’autre… cf. Genèse 3).
La création sexuée est une condition bénie de Dieu, ordonnée à la rencontre des uns et des autres ; comment y a-t-il suffisamment de différence et suffisamment de ressemblance pour que la rencontre soit « douce » ? Trop d’étrangeté est insupportable ; trop de ressemblance met dans la confusion, il peut y avoir de l’étouffement dans le même.

• En Genèse 2, une limite est posée d’emblée ; il s’agit de rendre possible une co-création au cœur d’un monde habitable. Il n’est pas bon que l’homme soit seul, non pour échapper à la solitude en elle-même, mais à la mauvaise solitude. Dans ce contexte intervient la création de la femme ; elle est créée à partir du côté de l’homme : il y a de la « mêmeté » et du mystère (comme si l’homme ignorait deux fois : beaucoup de côtés ignorés de nous-même), en même temps il y a de la non main-mise : Dieu même se retire.
L’accès au sexué advient quand advient l’autre. Le cri d’Adam est à la fois émerveillé et machiste. Il nous renvoie à nos relations : face au même, nous avons la tentation de « mettre la main dessus ».



La chasteté

Dans la suite de la Genèse, tout se gâte avec l’histoire du serpent qui vient poser une question centrale à la relation sexuée : la place de la parole. Quand on ne peut plus croire à la parole, que le doute s’est insinué, la violence s’introduit dans la relation. A partir du soupçon, la limite se défait et perd son sens. Dans la transgression, Adam et Eve ne deviennent pas du tout des dieux mais ils découvrent qu’ils sont nus. Ce qui était bon devient porteur de peur ; le lieu de la plus grande confiance devient le lieu de la plus haute des violences ; il ne s’agit pas seulement de la nudité sexuelle mais de la nudité tout court : transparence, vulnérabilité dévoilée et donc menacée… Un nouveau geste de création de Dieu les rhabille, non pour cacher la sexualité mais « parce qu’il faut être revêtu par un autre pour être et, en réinstaurant de la limite, rendre possible du lien ».
Pour que du lien soit possible cela suppose de la précédence, de l’altérité mais on ne peut pas oublier que l’homme devra se décider contre la violence, pour la relation, pour suffisamment de ressemblance et suffisamment de différence qui empêche de mettre la main sur l’autre, de dominer.
Ne pas confondre :
• abstinence (qui parle de privation) ;
• continence (qui se situe plus dans la maîtrise, le contrôle – désirs reconnus, orientés, harmonisés – être capable de s’interdire certains choix) ;
• chasteté (vertu plus large) : voir la définition qu’en donne Xavier Thévenot (1).
La chasteté est respect de l’autre (renoncement à la toute-puissance, ni possession, ni domination), transfiguration (le corps est un signe non équivoque et pur de l’amour), réservation, consécration (don total), élan d’amour (don total mais dans le respect profond de l’autre). Elle concerne toutes les relations humaines.



Le célibat consacré

Notre personne est marquée du sceau de l’amour : amour donné et à re-donner. L’amour promet beaucoup – rencontre comblante, paradis éternels – mais il est marqué par nos limites humaines : histoire personnelle, environnement socioculturel, imperfection et « péché » ; il est, au fond, marqué au coin de l’insatisfaction qui fait aspirer à une autre source, celle de l’origine du projet de Dieu, celle de la rencontre avec l’amour infini de Dieu. Le cœur a un long apprentissage à faire pour être capable d’aimer un jour l’Infini.
Il n’y a qu’un seul amour. L’essentiel c’est le Royaume. Pour manifester pleinement cette priorité du Royaume qui vient, le Christ a demandé que certains renoncent à l’usage légitime de la sexualité (génitalité) pour vivre un célibat librement choisi : le célibat consacré.
« Il y a des continents qui sont nés ainsi du ventre de leur mère, il y a des continents qui le sont devenus par suite de l’action des hommes (eunuques) et il y a ceux qui se sont rendus continents en vue du Royaume des cieux. Comprenne qui pourra ! » (Mt 19, 12).
Jésus lui-même, en ne privilégiant aucune femme, montrait combien toutes les femmes et tous les hommes étaient promus dans son choix d’amour (époux de l’humanité tout entière). « Le célibat, c’est deux bras qui s’ouvrent sur le monde entier et ne se referment sur personne » (Frère Roger de Taizé).
Il s’agit bien d’un célibat pour aimer autrement, pour aimer plus largement. Il n’a de sens que pour une ouverture à un autre amour. Il rend possible une disponibilité du cœur, une autonomie, une liberté très utile pour la réalisation du projet qui l’a motivé.
Folie ou défi, il vient rappeler au monde qu’une vie réussie peut se vivre en dehors de la vie conjugale, que certaines valeurs d’intériorité, de renoncement, de pureté ne doivent pas être oubliées, qu’il faut préparer le monde qui vient. Il rend solidaire des marginaux, des exclus.
Ce n’est pas facile à vivre tous les jours. Il faut beaucoup d’humilité, une vie de prière pour demander force et grâce, un amour passionné du Christ et des autres.


Notes

1 - Xavier Thévenot, Repères éthiques pour un monde nouveau, Salvator, 1989. [Retour au texte]