Vers un nouveau visage du prêtre diocésain


Monseigneur Georges Gilson
archevêque de Sens-Auxerre

" Ça nous taraude, nous les évêques… " L’expression n’est pas trop forte. Plusieurs fois, d’une manière ou d’une autre, je l’ai entendue. L’Eglise ne peut vivre sans l’engagement personnel, la présence missionnaire et le ministère pastoral d’hommes ordonnés prêtres de Jésus Christ. Le peuple de Dieu a un droit évangélique à recevoir de l’évêque les prêtres dont il a un réel besoin. Le monde lui-même attend leur témoignage. Je le crois.

En visitant des communautés de mon diocèse de Sens-Auxerre, j’ai parfois le sentiment d’être mis en accusation par les chrétiens. Non pas que ceux-ci refusent de prendre les responsabilités, de développer les charismes, d’assumer les services qui leur reviennent au nom de leur baptême et de leur confirmation ; mais ils ne peuvent vivre sans l’Eucharistie et le pardon, sans le sacrement des malades et le partage homilétique de la Parole, sans l’accompagnement spirituel du pasteur ; bref, sans l’Eglise. Ils ont le droit strict d’avoir des prêtres. Avec les diacres bien sûr !

Nous ne manquons pas de documents qui traitent du sacerdoce ministériel et qui proposent des analyses et des recherches sur la situation actuelle dans notre pays. Des pages et des pages ont été publiées, des livres et des livres ont été édités. Souvent ces exposés confirment une doctrine théologique connue et fidèle. Mais si ces enseignements officiels ou officieux éclairent la route et confortent le ministère des prêtres aujourd’hui, reconnaissons qu’ils n’ouvrent pas un chemin qui conduirait à un renouveau des vocations presbytérales dans les diocèses. Je ne désespère pas de Dieu… Je désespère de notre courage à mesurer la misère vraie dans laquelle nous sommes, et à accepter un certain constat de paralysie. Afin d’oser chercher encore. Chercher ailleurs. Chercher autrement.

En vrac et sans être exhaustif, donnons les principaux thèmes qui ont été étudiés :

  • le Christ unique Prêtre et la relecture de l’épître aux Hébreux ;
  • la vocation personnelle et la consécration à la sainteté ;
  • la fondation, souvent imprévue et parfois anarchique, de groupes nouveaux, de nouvelles communautés et d’instituts religieux ;
  • la promotion des laïcs et la place des femmes dans l’Eglise comme dans la société ;
  • la coresponsabilité vécue dans les communautés chrétiennes et les mouvements apostoliques ;
  • le diaconat permanent d’hommes mariés ;
  • l’urgence de l’évangélisation et le témoignage des prêtres ouvriers ;
  • la transformation des milieux sociaux et du monde agricole ;
  • la révolution culturelle et les "mutations" sexuelles ;
  • l’urbanisation et la mondialisation ;
  • la présence en Occident de religions autres et l’impact des sectes…

Soulignons d’une manière plus immédiate la réforme de l’organisation séculaire des paroisses, particulièrement dans le monde rural. Bien des synodes diocésains ont orienté l’action religieuse de notre Eglise vers l’évangélisation des jeunes, l’engagement des catholiques au service de la justice et de la charité, l’urgence d’une formation permanente ; et ces instances diocésaines ont pris très souvent la décision d’une transformation fondamentale des structures paroissiales. De toute évidence, ces transformations ont changé et changent encore le statut du prêtre diocésain. La quête du temps et la relation à l’espace ont modifié la manière d’être, de vivre et de faire.

Au cœur de ces déplacements et des incertitudes qu’ils engendrent, l’enseignement conciliaire et les divers documents magistériels qui ont été publiés depuis, doivent rester notre source : rien sans eux, rien sans cette lumière que notre Eglise s’offre à elle-même depuis trente ans. Cependant, je crois que pour faire progresser la recherche et sortir d’une impasse qui est "paralysante", il est urgent que les évêques - en collaboration avec les conseils presbytéraux - osent traiter à frais nouveaux trois questions. Non d’une manière théorique et au niveau des principes, mais en s’engageant collectivement et en risquant des choix réfléchis et clairs.

Quelles sont ces trois questions ?

Il nous faut sortir du "flou vocationnel"

Nous mélangeons deux lignes qui se croisent et s’entrecroisent dans chaque personne ; pourtant il importe d’établir une distinction si l’on veut structurer d’une manière claire l’appel au service presbytéral diocésain.

D’une part, nous reconnaissons que le désir subjectif de Dieu et le charisme de la sainteté s’inscrivent dans le cœur de tout homme chrétien. Ils s’originent dans la rencontre du Christ, dont le sceau de l’Esprit est donné aux sacrements de baptême et de confirmation. Ils font de chacun un disciple de l’Evangile et offrent le bonheur des Béatitudes. Ils instituent le plus souvent un état stable de vie : " Soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait. " (Mt 5,48)

D’autre part, nous affirmons sans ambiguïté que la vocation ministérielle - qui bien sûr est toujours un don de l’Esprit - est d’abord l’appel de l’Eglise. Pour répondre aux besoins du peuple de Dieu et mobiliser celui-ci dans une dynamique missionnaire, l’évêque a la charge d’appeler des apôtres à la manière du Christ. On relira avec profit les Evangiles, notamment l’appel nominatif des apôtres et leur envoi en mission (cf. Lc 6,12-19 ; 9,1-62).

L’évêque a la charge d’appeler

L’expérience de l’appel par l’évêque est donnée depuis quelques années à propos des diacres permanents : on parle d’interpellation. Il revient - certes au sein des communautés croyantes - à l’évêque et à son presbyterium de présenter la vocation de l’Eglise, un appel qui engage, un ministère qui est service. Il est évident que cet appel ne peut être assumé en vérité que si l’intéressé consonne au désir de se consacrer à Dieu et exprime par son tempérament et ses connaissances, sa volonté et son obéissance, sa disponibilité de servir comme prêtre. C’est à l’Eglise de juger de "l’idonéité", c’est-à-dire de cette capacité objective d’exercer le ministère ; et il revient au séminaire de former le futur prêtre et de juger de sa capacité de recevoir le ministère presbytéral. Redisons ceci : ultimement, c’est l’évêque qui appelle, qui impose les mains et prie l’Esprit, qui envoie, qui répond du prêtre devant la communauté.

Redéfinir les tâches pour aujourd’hui

Cette urgente nécessité de sortir d’une subjectivité trop marquée par le courant individualiste de notre époque, pour statuer sur une objectivité de la vocation presbytérale, implique de redéfinir d’une manière engagée et concrète les tâches pastorales et missionnaires que l’évêque a le devoir de donner à ses collaborateurs prêtres diocésains. Les modèles d’hier ne donnent plus sens. Les prêtres de demain seront d’abord des "missionnaires". Ils le sont déjà. Ils sont des hommes qui doivent signifier la communion missionnaire dans le monde. Ils n’entraînent pas leur communauté au désert. Ils sont dans le monde, ils ne sont pas retirés de ce monde (cf. Jn 17,15). Or, ce monde est sorti de la chrétienté ; il entend vivre sans frontières idéologiques, il se veut démocratique. En France, le sentiment religieux a été refoulé de telle sorte que la religion elle-même est comme sécularisée.

Redéfinir les tâches et les missions des prêtres diocésains est l’œuvre confiée à tous les évêques. La dispersion des projets crée l’anarchie.

Risquons des modèles de ministère. Les prêtres diocésains assumeront trois lignes de mission qui se nouent entre elles. Tout prêtre doit peu ou prou les réaliser toutes les trois dans le quotidien de sa vie.

Rejoindre les lieux de quête du sens

Rejoindre des secteurs de vie, des mondes et des milieux sociaux où l’Eglise aujourd’hui n’a plus de présence vraie. Ce ne sont pas ces mondes qui aujourd’hui sont loin de l’Eglise ; c’est l’Eglise qui a déserté ces mondes. Ma génération a connu l’engagement missionnaire pour le service du monde ouvrier. La jeune génération connaîtra l’urgence de rejoindre ces lieux où des jeunes, divers et indifférents, vivent, grandissent, sont en quête de sens.

Il m’arrive d’interroger des prêtres sur la gestion de leur temps, de leur proposer d’ouvrir leurs agendas et de vérifier le temps qu’ils passent à rencontrer et à accompagner des hommes et des femmes habités par d’autres croyances que la foi chrétienne, à ouvrir le dialogue, à se laisser bousculer, à proposer la lumière évangélique. Et ils sont nombreux aujourd’hui !

Accueillir les demandes de service

Il est une deuxième ligne de mission. C’est l’accueil des personnes qui se déclarent catholiques et qui demandent à notre Eglise les services religieux qu’elles sont en droit d’attendre d’elle. Il suffit de parler de la préparation au mariage et de sa célébration ; il suffit de parler des sépultures et du ministère de la compassion ; il suffit de parler de l’écoute et de l’accueil des misères humaines ; il suffit de parler de la catéchèse, etc. Le prêtre est là avec des laïcs chrétiens pour évangéliser le religieux. Pas seul, en effet. Jamais seul ! Mais rien ne peut se faire sans lui. Particulièrement, rien ne peut se faire sans la célébration des sacrements, le partage de la parole biblique, dont il porte précisément la charge fonctionnelle. Certes les circonstances peuvent amener des diacres, voire des laïcs, à assumer ces derniers services en suppléance. Mais ce ne peut être ni l’idéal, ni la norme. La norme, c’est la communauté croyante tout entière qui porte l’Evangile, ouverte aux "recommençants" et à ceux qui frappent à la porte. Et celle-ci n’accomplit ses tâches que dans la mesure où le prêtre, aidé du diacre, avec l’équipe d’animation pastorale et des équipes spécialisées, exerce le ministère spécifique et préside la communauté. Ici le prêtre doit accepter pleinement d’exercer son sacerdoce à la manière du Christ, unique Prêtre de Dieu.

Le prêtre, pasteur et père d’une communauté de croyants

Enfin (et c’est aussi une tâche missionnaire), le prêtre diocésain demain, au-delà et au cœur de toutes les organisations ou structures paroissiales ou autres, sera d’abord le pasteur et le père d’une communauté de croyants en Christ. Il a la responsabilité de convoquer le peuple que Dieu se choisit - portion d’humanité - pour en faire une communauté ecclésiale qui devient signe et moyen, instrument et quasi sacrement de la présence invisible du Dieu trois fois saint au cœur de notre humanité. Et aussi le chemin de l’unité fraternelle de tout le genre humain. Je suis convaincu que nous sommes là - dans l’éclairage du concile Vatican II - à la source de la revitalisation de notre Eglise en France. Et donc de la naissance d’une nouvelle génération de prêtres diocésains. Prêtres qui sont les hommes de l’Eucharistie pour être les missionnaires de l’Evangile.

De ces trois lignes missionnaires, il importe que les évêques déterminent quelques priorités de tâches et de missions qui sont spécifiques aux prêtres diocésains. Non pour revendiquer auprès des laïcs la place qu’ils auraient perdue, mais bien au contraire pour permettre aux laïcs d’avoir leur propre reconnaissance et participation. Cette tâche de déterminer les actes ministériels et les missions pastorales qui sont le propre du prêtre, c’est aux évêques de l’accomplir. Il y a urgence.

Le moment est venu que, pour le siècle qui vient, ce ministère soit exposé, déterminé, codifié par l’ensemble du collège épiscopal. On ne peut pas s’en sortir autrement que par un engagement clair de la Conférence épiscopale. Car, en ce domaine, un diocèse aujourd’hui ne peut s’enfermer dans une ligne Maginot imaginaire. Avons-nous la capacité collégiale de nous mobiliser comme évêques ensemble pour servir le ministère des prêtres diocésains dans notre pays ? Seule la passion de l’Evangile qui nous habite tous peut bousculer ce qui apparemment est une paralysie.

Repenser le statut social des prêtres diocésains

La troisième question est aussi importante que les deux autres. Elle engage aussi l’épiscopat. Il s’agit du statut social des prêtres diocésains : le style et le rythme de leur vie, leur santé, leur logement, leurs finances, leurs responsabilités personnelles, leurs missions et leurs nominations. Il s’agit aussi de la qualité et du professionnalisme du travail pastoral. Lors de la célébration d’une ordination diaconale, il m’est arrivé de dire : " Diacres, puis demain prêtres, vous exercerez un métier d’homme. Car l’exigence professionnelle s’inscrit nécessairement dans toutes les activités spirituelles que vous serez amenez à accomplir. L’improvisation n’est pas de mise. L’amateurisme non plus. La compétence est la première qualité du diacre. " Et du prêtre !

De plus, il faudra bien un jour aller le plus loin possible dans une réflexion sérieuse sur la vie affective et l’équilibre sexuel du célibataire qui, par consécration, vit d’une manière originale la proposition de l’Eglise, d’aimer, d’aimer à la manière de Jésus lui-même. Osons entendre ce que disent presque tous les synodes diocésains sur la possibilité de notre Eglise d’Occident d’appeler, d’interpeller des hommes mariés pour le ministère presbytéral diocésain. Ayons le courage d’aborder ces questions et d’en débattre. Non pour nous incliner devant une opinion publique, mais pour ouvrir des chemins de dialogue et de liberté… Et dès maintenant, pour mieux déterminer les conditions de vie qui écartent la misère de l’isolement et les crises affectives de la solitude.

Trois voies s’ouvrent concernant le statut et la vie des prêtres : soit la proposition de communautés religieuses ou l’invention de communautés de style familial (par exemple la Fraternité des religieux de Saint-Jean ou les membres de l’Emmanuel), soit un presbyterium avec et autour de l’évêque avec une certaine vie commune (ainsi ce qu’on peut l’imaginer pour saint Augustin et l’Eglise d’Hippone), soit la refondation de communautés de croyants en Christ, dans lesquelles les pasteurs ordonnés dans un presbyterium et envoyés en leur sein, vivent pleinement comme disciples et comme prêtres. Je crois réellement que cette dernière piste est celle du concile Vatican II, telle que la donne l’enseignement de Lumen Gentium et de Presbyterorum Ordinis. Le lieu de la sanctification et du bonheur du prêtre, c’est l’Eglise elle-même, ici et maintenant ; c’est la vie quotidienne dans notre monde. L’Eglise n’est-elle pas une portion de l’humanité ?