Etre prêtre aujourd’hui

Dire ce qu’est un prêtre aujourd’hui, c’est tenir un propos qui, à la fois, dépasse l’époque que nous vivons et s’y engage totalement. En effet, on ne réinvente pas le prêtre à chaque période de l’Eglise ; ce qu’on dit de lui doit pouvoir rejoindre ce qu’on en disait dans les décennies et même dans les siècles passés, même si ce n’est pas avec les mêmes mots. Mais en même temps, la figure du prêtre change. Elle est liée étroitement aux conditions historiques dans lesquelles elle s’inscrit. La manière de vivre le ministère presbytéral en cette fin de vingtième siècle en France n’a plus grandchose à voir avec le type d’existence que menait le clergé français dans les années 30, à plus forte raison avec celui du presbyterium autour de l’évêque aux tout premiers siècles de l’Eglise.

Le problème est qu’il est impossible de dissocier les deux, ce qui change et ce qui demeure. C’est dans ce qui change que ce qui demeure trouve sa forme et son expression. Il est toujours tentant d’imaginer une sorte de résidu immuable qui se transmettrait d’âge en âge et qui serait facilement identifiable au milieu de tous les changements. Or nous savons qu’il n’en est rien. Les déclarations officielles de l’Eglise elles-mêmes n’échappent pas à une réinterprétation permanente, puisque l’Eglise est toujours à la recherche d’une expression mieux ajustée à son époque et qui tienne compte de l’évolution de l’intelligence de la foi. Les Pères du concile Vatican II ont pris soin, dans la rédaction du décret Ministère et vie des prêtres, de se relier aux textes du concile de Trente, mais ils nous ont donné une expression renouvelée du ministère presbytéral, adaptée à notre situation actuelle.

Notre réflexion devra donc tenir compte de cette complexité. La démarche que nous proposons tentera d’exprimer, à travers les bouleversements dont nous avons été et sommes encore affectés, comment les prêtres vivent un ministère intérieur au mystère de l’Eglise, c’est-à-dire à l’Eglise en tant qu’elle vit, manifeste et communique le mystère du salut. Car c’est bien parce que le ministère des prêtres entretient un rapport essentiel avec ce que l’Eglise vit de plus fondamental qu’on ne peut se passer de lui. Et c’est bien pour cela aussi que quelque chose d’essentiel demeure et se transmet à travers les diverses expressions écrites et vécues du ministère presbytéral qui se succèdent au long des siècles. Notre réflexion sera marquée surtout par la situation française et prendra en compte l’histoire récente.

Du prêtre aux prêtres

Un des premiers indices de changement que nous pouvons facilement remarquer à la lecture des textes de Vatican II consiste en une modification de vocabulaire. Le décret Ministère et vie des prêtres ne parle pas du prêtre mais des prêtres. On est passé du singulier au pluriel. Et ce passage a beaucoup plus de conséquences qu’on ne croit. Les communautés chrétiennes, il y a seulement quelques décennies, étaient habituées à avoir chacune leur prêtre. Ce prêtre qui restait souvent longtemps au service de la même communauté, surtout dans le rural, connaissait tout son monde. Il était un des facteurs d’identification sociale de la cellule humaine qu’était le village. Il était "notre curé". Les gens entretenaient avec lui une relation privilégiée. Personne n’imaginait une seconde qu’il puisse un jour en être autrement même si, dans certains diocèses traditionnellement peu chrétiens, il n’en était déjà plus tout à fait ainsi.

La situation a bien changé sur l’ensemble du territoire français. D’abord, les prêtres restent moins longtemps qu’autrefois dans les mêmes responsabilités. Alors qu’il y a beaucoup moins de prêtres, on en connaît davantage. On s’habitue à une plus grande diversité de visages, de tempérament, de style pastoral. Avec les réaménagements des paroisses, on s’habitue aussi à ce que ce ne soit pas toujours le même prêtre qui vienne présider l’Eucharistie, célébrer les baptêmes et les mariages.

Ces changements dans les habitudes ne sont pas sans répercussions sur l’image qu’on se fait du prêtre. On le perçoit davantage en relation avec les autres prêtres. On sait aussi que les prêtres travaillent davantage ensemble, se réunissent régulièrement pour réfléchir à la mise en œuvre d’orientations diocésaines, par ailleurs plus affirmées.

Ainsi s’est développée peu à peu chez les chrétiens, et même chez les non-chrétiens, l’image de prêtres reliés les uns aux autres, appartenant à un corps. Les chrétiens ne connaissent sans doute pas beaucoup le mot de presbyterium, en tout cas ils ne l’utilisent guère, mais ils en ont pratiquement intégré la réalité.

Pour les prêtres eux-mêmes, le changement est considérable. Certes, il y a eu et il y a encore des résistances ; celles-ci tiennent plus, dans la plupart des cas, à des manques de savoir-faire (par exemple, l’inefficacité de certaines réunions au nom de laquelle on décrète un peu rapidement que toutes les réunions ne servent à rien), qu’à une opposition radicale. L’appartenance au presbyterium devient une donnée essentielle du ministère et de la vie des prêtres.

Il ne faudrait pas cependant imaginer que les prêtres d’autrefois se considéraient comme des individus isolés. Ils avaient au contraire une vive conscience de faire partie d’un corps, le clergé. Il existait entre eux une réelle solidarité. Mais ce qui a profondément changé, c’est le sens d’une responsabilité commune vis-à-vis d’ensembles pastoraux plus larges que les paroisses (même lorsque celles-ci sont restructurées) et vis-à-vis du diocèse lui-même. Autrefois, les prêtres étaient moins consultés sur l’élaboration des politiques diocésaines et des nominations qui se décidaient à l’évêché ; aujourd’hui, ils se sentent beaucoup plus impliqués dans la vie de leur diocèse et dans ses orientations pastorales.

Ne retrouve-t-on pas dans ce mouvement, qui progressivement gagne du terrain, une des composantes essentielles du ministère presbytéral, qu’on avait un peu oubliée, il faut bien le reconnaître ? Les prêtres constituent un presbyterium autour de l’évêque dont ils sont les collaborateurs. Cela se traduit dans le droit canonique par le fait que chaque évêque est tenu de constituer un conseil presbytéral. En ce sens, l’évêque ne peut pas être dissocié de son presbyterium, pas plus que le presbyterium ne peut l’être de l’évêque. Le presbyterium est le conseil privilégié de l’évêque. Il est d’ailleurs évident que la diminution du nombre des prêtres, à côté de ses effets négatifs, accentuera la prise de conscience et la mise en œuvre de cette dimension. Ceci peut donner à bien des prêtres une conscience plus vive de l’ampleur de leur responsabilité, qui ne se limite pas aux communautés dont ils ont reçu la charge, mais qui les rend aussi partenaires actifs de l’évêque dans sa responsabilité épiscopale.

Vers une Eglise sacrement du salut pour le monde

Examinons maintenant un autre aspect du ministère presbytéral à propos duquel s’est produit également une évolution notable. Autrefois, le prêtre concentrait sur lui toutes les responsabilités. Non pas que les laïcs soient restés totalement inactifs, mais ils "aidaient Monsieur le Curé". C’était un peu comme si l’Eglise était représentée par les prêtres seuls, qui devenaient ainsi dans l’esprit des chrétiens, l’unique passage obligé pour accéder au mystère du salut. On oubliait que c’est l’Eglise tout entière qui est sacrement du salut pour les hommes. Cette vérité essentielle, nous l’avons réapprise peu à peu, et pas seulement de manière intellectuelle, en la recevant des textes de Vatican II et des théologiens, mais en la pratiquant. Désormais, nous sommes habitués à une diversité d’acteurs pastoraux, laïcs, religieux et religieuses, diacres, prêtres, qui cherchent à travailler en cohésion à la poursuite du même objectif.

A vrai dire, nous n’avions pas vraiment oublié cette réalité. Les différents mouvements de laïcs qui voulaient témoigner de leur foi dans la société avaient bien conscience de rendre l’Eglise présente à ce monde et vivaient bien leur témoignage comme suscité par le dynamisme de leur baptême. Cependant, on estimait que, les laïcs étant "dans le monde", c’était leur rôle d’y témoigner de l’Evangile. Mais paradoxalement, cette responsabilité pourtant décisive pour l’annonce de l’Evangile ne modifiait pas l’image qu’on avait globalement de l’Eglise, où les prêtres exerçaient une autorité sans conteste et tenaient la place centrale.

La collaboration qui s’est mise en place avec d’autres partenaires, particulièrement les laïcs, dans les différents services d’Eglise - catéchèse, préparation aux sacrements, accompagnement des personnes en deuil, participation à des conseils pastoraux - a nettement facilité la prise de conscience de la réalité de l’Eglise comme sacrement du salut. En effet, les personnes qui prenaient contact avec l’Eglise ne rencontraient plus seulement les prêtres. Ils rencontraient des chrétiens parmi lesquels il y avait des prêtres. Pour ces gens, le visage de l’Eglise changeait. Elle ne s’identifiait plus aux prêtres seuls. Elle devenait diversifiée, constituée par des personnes qui travaillaient ensemble, et dont certaines étaient leurs voisins, avaient une profession comme eux, étaient mariés comme eux. Ces pratiques nouvelles entraînaient une profonde modification dans la conception de l’Eglise. De leur côté, les chrétiens qui s’engageaient dans des responsabilités prenaient conscience qu’ils y entraient non plus seulement parce que les prêtres le leur demandaient, mais parce que la grâce de leur baptême les y appelait.

Il y eut, du côté des prêtres, un inévitable revers de la médaille : la conscience et l’expression de leur identité entrèrent dans une zone de turbulences dont elle ne sont pas encore complètement sorties. Qui étaient-ils donc, les prêtres, puisque les laïcs accomplissaient des tâches qu’ils étaient encore, il y a peu, seuls à remplir ? Allaient-ils être réduits à la célébration de l’Eucharistie et de la Réconciliation, où leur pouvoir ne peut être ni transmis ni délégué ? Etaient-ils, sur le long terme, destinés à disparaître en laissant la place aux laïcs ? Et sinon, quel pourrait bien être leur rôle par rapport à ces derniers ? On sait les tâtonnements, les questionnements douloureux et parfois les conflits auxquels ont donné lieu ces interrogations.

Et ceci d’autant plus que la place centrale attribuée au prêtre, qui allait parfois jusqu’à occulter concrètement le rôle primordial de l’Eglise comme sacrement du salut, avait fait de lui, dans la mentalité courante, une sorte de personnage sacré, un quasi médiateur entre Dieu et son Peuple, un "autre Christ" disait-on parfois. Les limites de son humanité étaient pourtant largement perçues et facilement critiquées. Mais cela ne suffisait pas pour dissiper l’aura dont il était entouré. De même, malgré sa présence attentive et bienveillante au cœur de la ville ou du village, il demeurait un homme mystérieux en raison de son rapport spécifique à Dieu. Lorsque les prêtres se mirent à s’habiller d’une façon plus commune, lorsque leurs relations avec les gens devinrent plus simples, lorsqu’ils entrèrent avec eux dans une collaboration fraternelle, il se produisit comme une désacralisation de leur image sociale. Tout le monde souligna son caractère heureux. Mais il ne faut pas se leurrer. Des changements d’une telle ampleur entraînent toujours de profondes perturbations. La crise d’identité qui traversait les prêtres entraîna chez certains un trouble sérieux qui atteignit parfois la conscience du mystère de foi dont leur ministère était porteur.

Car, si le caractère sacré du personnage s’estompait, cela ne faisait pas disparaître pour autant la question d’une relation particulière au Christ, d’une appartenance spécifique à Dieu ; les liturgies d’ordination continuaient de parler de consécration. On ne pouvait pas rejeter le ministère presbytéral dans la catégories des pures fonctions. Comment allait-on exprimer avec des mots nouveaux et des attitudes nouvelles la réalité de foi communiquée aux prêtres par leur ordination ?

L’ouverture pour trouver réponse à toutes ces interrogations se situait à deux niveaux, un niveau plus théologique et un niveau plus pratique.

Au plan proprement théologique

Le concile Vatican II s’était bien gardé de reprendre l’expression selon laquelle le prêtre est un "autre Christ". Ce serait plutôt à l’Eglise tout entière qu’il faudrait attribuer cette expression. En rigueur de terme d’ailleurs, l’Eglise n’est pas un autre Christ au sens où elle pourrait le remplacer. Elle est le Corps du Christ, l’Epouse du Christ par laquelle il se rend présent dans le monde.

Le concile orienta la réflexion de manière plus complexe : les prêtres rendent présent dans l’Eglise le Christ-Tête. L’expression était difficile à comprendre, car elle relève d’une mentalité biblique assez éloignée de la nôtre. La tête, dans le monde sémite, c’est ce qui donne la vie au corps. Les prêtres ne représentaient donc plus, à eux seuls, la totalité du mystère du Christ. Ils représentaient, dans l’Eglise, le Christ en tant qu’il est source de vie pour son Corps. La distinction était subtile, mais elle permettait d’articuler le rôle des prêtres avec celui de l’ensemble des fidèles. C’est bien l’ensemble du Corps ecclésial (prêtres y compris) qui est le sacrement du Christ dans le monde. Mais le rôle des prêtres consiste particulièrement à tenir la place du Christ qui ne cesse pas de donner l’Esprit-Saint à son Eglise, pour que celle-ci puisse justement témoigner de lui. Un chrétien disait un jour : " une communauté chrétienne a besoin qu’on lui dise que ce qu’elle vit, ça vient d’ailleurs !... C’est la spécificité du prêtre de nous redire cela. " On pourrait préciser : pas seulement de le redire mais aussi de le faire vivre effectivement.

Rapidement, on préféra à l’expression "ChristTête", techniquement mieux ajustée mais difficilement accessible, l’expression Christ-Pasteur, qui évoque une image plus fréquemment présente dans la Bible et plus familière, même si elle n’éveille plus beaucoup d’échos dans nos sociétés industrielles. Déjà présente dans les textes du concile Vatican II, cette expression est largement employée dans l’exhortation apostolique Pastores dabo vobis, publiée en 1992, après le synode romain sur les prêtres de 1990.

Cette manière de concevoir le ministère presbytéral présentait l’avantage de le situer en même temps dans son rapport au Christ et dans son rapport au peuple de Dieu. Les prêtres sont saisis par le Christ, qui noue avec eux une relation nouvelle par rapport à celle de leur baptême, et ceci pour les envoyer à son peuple pour qu’ils lui communiquent sa vie. Les prêtres ne s’appartiennent donc plus quand ils sont ordonnés. Ils s’effacent devant le Christ au nom duquel ils parlent et agissent ; et ils sont donnés par le Christ au peuple de Dieu dont ils deviennent les serviteurs. La liturgie de l’ordination parle de consécration par l’onction de l’Esprit pour bien marquer cette dépossession radicale, cette appartenance au Christ et par le Christ aux hommes, qui caractérise les prêtres. Consécration et mission sont profondément liées.

Du coup, s’il est vrai que les prêtres ne sont plus des personnages sacrés, des sortes de médiateurs puisqu’ils sont au service de l’unique médiation du Christ, ils entrent cependant, par leur ordination, dans une relation étroite avec le Christ. Mais dans cette relation, ils reçoivent de lui ce que le concile Vatican II a appelé la charité pastorale, c’est-à-dire l’amour du Christ lui-même pour son Eglise et pour l’humanité. Engager sa vie dans le ministère presbytéral, c’est donc accepter cette conformité intérieure au Christ-Pasteur donnée par l’ordination. Les prêtres n’ont pas reçu seulement une délégation extérieure qui pourrait être temporaire ou circonstancielle. Ils sont atteints et dynamisés au plus profond d’eux-mêmes par le don de l’Esprit qui les met au service de l’amour du Christ pour son peuple. Devenir prêtre, c’est donc bien s’engager sur le chemin d’une aventure de foi avec le Christ auquel on appartient et avec la part de l’humanité à laquelle on est envoyé.

Cela n’ira pas sans un certain nombre d’exigences ; entre autres celle de la prière pour ceux dont on a la charge, prière puisée à la source de la charité pastorale ; celle d’un appel pressant à la sainteté : comment dire la Parole sans se laisser interpeller par elle ? Comment communiquer la vie du Christ sans en vivre ? Exigence aussi du respect profond pour les personnes que les prêtres ont mission de servir, pour la vie de l’Esprit qui les anime : on ne peut pas "être pour" en vérité, si l’on ne sait pas "être avec", de même qu’on ne peut pas être père si l’on ne sait pas être frère. Donner suppose aussi de recevoir. Une collaboration ne peut pas s’établir entre les prêtres et les laïcs si elle n’a pas une dimension fraternelle, c’est-à-dire si les premiers ne savent pas aussi recevoir des seconds. Cette vie de l’Esprit que les prêtres communiquent par leur ministère les a précédés chez les chrétiens ; elle continue de se déployer en eux, et elle revient vers les prêtres en provoquant leur admiration et en les appelant à la conversion. " Chrétien avec vous, évêque pour vous " disait saint Augustin aux chrétiens d’Hippone, dans une formule bien connue, mais dont l’actualité est plus que jamais évidente. Les prêtres ne doivent jamais oublier qu’ils sont d’abord des baptisés, ce qui les situe dans une profonde solidarité avec les autres baptisés qu’ils ont mission de servir.

Au niveau pratique

Il fallait essayer de réajuster les comportements ecclésiaux. A partir du moment où les laïcs prenaient largement leur part de responsabilités, il fallait réexprimer de manière concrète le rôle des prêtres à leur égard. Une nouvelle figure du ministère presbytéral est peu à peu en train de se dessiner à travers tous les changements que nous traversons. Ce qui apparaît au premier regard, c’est que les prêtres sont beaucoup moins en première ligne qu’autrefois. Les responsabilités directes sont souvent assumées par des laïcs. Cet état de fait inquiète d’ailleurs un bon nombre de prêtres : ils craignent en effet de ne pas être disponibles autant que par le passé à toutes les personnes, en particulier à tous ceux qui sont aux frontières de l’Eglise. Cette crainte est sans doute fondée pour une part mais, au dire de beaucoup de prêtres eux-mêmes, le rôle nouveau qu’ils sont amenés à jouer ne les empêche pas de rencontrer des gens de manière gratuite et ne les coupe pas des réalités quotidiennes. Le risque est réel, mais on peut y pallier.

Une nouvelle manière d’être

Comment définir la manière d’être nouvelle des prêtres par rapport aux communautés chrétiennes ? Quels sont les traits majeurs qui commencent à se dessiner ?

Susciter, animer, discerner

Tout d’abord, on voit les prêtres attentifs à susciter les responsabilités des laïcs en discernant leurs divers charismes, à permettre à chacun d’être actif à sa mesure et selon ses possibilités. Il ne s’agit pas ici seulement de trouver les forces vives pour que les paroisses et les mouvements remplissent leur fonction. Plus profondément, il s’agit de révéler à chacun la manière dont sa vocation baptismale peut s’épanouir pleinement. Ensuite, on voit les prêtres animer la réflexion des divers acteurs de la pastorale, les aider à accueillir l’action de l’Esprit-Saint chez les enfants, les jeunes, les adultes dont ils ont la charge ; ici, il s’agit d’envisager les responsabilités en Eglise non pas d’abord comme un travail à exécuter, mais comme une participation à l’œuvre de Dieu. On voit encore les prêtres aider les membres des conseils pastoraux à "discerner" les signes des temps, c’est-à-dire à lire les événements de l’Eglise et de la société pour mieux comprendre les appels qui sont adressés aux chrétiens et trouver les moyens d’y répondre. Ainsi, les prêtres sont invités à guider le travail de discernement spirituel qu’ils accomplissent avec les autres chrétiens, travail passionnant qui conduit à contempler l’action du Seigneur dans la vie des hommes et à lui apporter notre participation.

Veiller à la communion

Une autre dimension du rôle des prêtres qui s’affirme de plus en plus aujourd’hui consiste à veiller à la communion à l’intérieur de la communauté. Dans beaucoup de paroisses s’organisent des rencontres où les différents services et mouvements se présentent et prennent conscience du fait qu’ils travaillent à une tâche commune. De même les prêtres cherchent à établir des liens entre les sensibilités diverses. Ils s’efforcent aussi d’ouvrir les communautés locales à la vie du diocèse et à la vie de l’Eglise universelle. Ici encore, il ne s’agit pas d’abord d’organiser l’Eglise pour qu’elle gagne en efficacité grâce à sa cohésion. Il s’agit surtout de participer à I’œuvre de communion que l’EspritSaint accomplit dans l’Eglise. Responsabilité exigeante, car il n’y a pas de communion authentique sans vérité et sans recherche ensemble de la volonté de Dieu, avec ce que cela suppose de renoncement à faire triompher ses propres projets.

Stimuler l’esprit apostolique

Un troisième aspect de la responsabilité des prêtres aujourd’hui consiste à stimuler l’esprit apostolique des communautés. On sait que la tradition missionnaire dans le clergé français est bien affirmée. A une époque où les communautés chrétiennes prennent plus vivement conscience d’elles-mêmes et de leurs responsabilités, où elles cherchent aussi à s’enraciner plus profondément dans la foi et la vie spirituelle, il importe que l’esprit missionnaire retrouve une nouvelle vigueur pour répondre aux appels que l’Esprit lui adresse à travers les évolutions de notre société. En ce sens, les prêtres sont de plus en plus attentifs à souligner la dimension apostolique de ce que les communautés entreprennent.

Ces trois dimensions du discernement, de la communion et de l’esprit apostolique sont une manière de percevoir le rôle des prêtres tel qu’il se dessine aujourd’hui, au milieu des restructurations qui affectent l’Eglise et des déplacements qui s’opèrent en notre société. Mais il ne faudrait pas croire que les prêtres en seraient les seuls détenteurs. C’est l’Eglise tout entière qui est appelée à procéder au discernement spirituel, à vivre la communion, à se laisser animer par l’esprit apostolique. Mais, parce qu’ils représentent le Christ-Pasteur qui donne vie à son Eglise, les prêtres sont responsables ultimement de ces trois aspects de la vie ecclésiale. Il leur revient de les susciter, de les encourager, de faire en sorte qu’ils se développent et que chaque chrétien s’en reconnaisse responsable pour sa part. C’est une manière pour eux d’exercer leur fonction de gouvernement des communautés chrétiennes (fonction évidemment non dissociable de celles de l’annonce de la Parole et de la sanctification par la célébration des sacrements).

L’autorité des prêtres

A partir des quelques réflexions que nous venons de faire, nous pouvons peut-être mieux comprendre ce que devient l’autorité des prêtres dans ce nouveau contexte. Il s’agit d’un domaine assez délicat puisqu’il a généré un certain nombre de conflits dans les communautés durant les dernières décennies.

On peut dire d’abord que l’autorité des prêtres est au service de la croissance du Corps ecclésial. Certes, il en a toujours été ainsi, mais cela prend aujourd’hui des formes particulières. Etant donné ce que nous avons dit plus haut concernant la collaboration des prêtres avec les autres acteurs de la pastorale, l’autorité ne peut pas s’exercer sans écoute, sans le souci de tenir compte de l’avis de tous, sans le désir aussi de permettre à chacun de trouver sa place et de s’épanouir dans la foi. En ce sens, l’autorité, c’est bien ce qui fait croître, comme l’indique l’étymologie du mot latin auctoritas.

Mais il faut dire plus. L’autorité des prêtres ne leur appartient pas. Elle est l’autorité du Christ, elle est aussi l’autorité que le Christ a confiée à son Eglise. Et c’est pourquoi les prêtres ne peuvent pas exercer l’autorité sans chercher à se soumettre eux-mêmes à la volonté du Christ (et cela nous renvoie au travail du discernement), ce qui ne peut se réaliser que dans la confiance envers les autres chrétiens et la fidélité à la foi de l’Eglise et à sa tradition spirituelle. L’autorité n’a pas été donnée aux prêtres pour qu’ils mettent en œuvre leur propre volonté, mais pour que, se soumettant eux-mêmes à la volonté de Dieu dans un discernement conduit avec les autres chrétiens, ils engagent les communautés dont ils ont la charge dans le sens de cette volonté de Dieu.

Evidemment, cela suppose des décisions concrètes. Parfois, elles s’imposeront d’elles-mêmes à tous. Parfois, des divergences de vue se manifesteront. Parce qu’ils ont la responsabilité de l’ensemble de la communauté, il reviendra aux prêtres de décider en dernière instance. Mais ce ne sera jamais sans avoir écouté et expliqué les raisons de leur choix et sans s’être situés dans une perspective de discernement spirituel.

Place de l’Eucharistie dans le ministère et la vie des prêtres

Nous arrivons au terme de notre réflexion. Peut-être sommes-nous mieux en mesure maintenant de comprendre la place de l’Eucharistie dans le ministère et la vie des prêtres. On pourra s’étonner qu’il n’en ait pas été question jusqu’ici. Mais le fait d’en parler à la fin mettra davantage en lumière son caractère fondamental et irremplaçable.

Il est arrivé que l’Eucharistie apparaisse seulement comme le dernier réduit où se réfugiait le rôle des prêtres, alors que les laïcs prenaient en charge de multiples tâches accomplies jusqu’ici par eux. Evidemment, cette perspective n’était pas particulièrement enthousiasmante. Les prêtres résistaient à devenir, comme on le disait péjorativement, des "distributeurs de sacrements". Que signifiait cette résistance ? Y avait-il là, de la part de certains, une dévalorisation de l’Eucharistie ? Non, mais plutôt l’intuition juste que l’Eucharistie ne doit pas être séparée de l’ensemble du ministère, et que c’est au fond le même rôle qu’ils remplissent à l’Eucharistie et dans leur relation aux communautés dont ils ont la charge pastorale. Représentant le Christ-Pasteur, les prêtres ont reçu la mission d’aider les communautés chrétiennes à se construire en accueillant la vie de l’Esprit. C’est ce qu’ils essaient de faire dans tout ce travail que nous avons tenté de décrire plus haut et qu’ils accomplissent en collaboration avec tous les autres acteurs de la pastorale.

Au cœur de ce travail, les prêtres annoncent la Parole ; ceux qui l’accueillent se laissent construire ensemble par l’Esprit. En adhérant au mystère qui leur est annoncé, ils sont convoqués par le Christ qui les rassemble en Eglise.

Au cœur de ce travail aussi, les prêtres célèbrent les sacrements. Chaque sacrement construit l’Eglise, et particulièrement l’Eucharistie qui nous rend sans cesse présent le mystère de la mort et de la résurrection du Seigneur. L’Eucharistie, nous a dit le concile Vatican II, est " source et sommet de la vie de l’Eglise ", parce qu’elle nous donne le mystère qui la fait vivre. Comment l’Eucharistie ne serait-elle pas au centre de la vie des prêtres puisqu’elle est au centre de la vie de l’Eglise et puisqu’elle nous met en contact avec le mystère qui la fonde et la fait croître ? Si la mission des prêtres est de tenir la place du Christ qui construit son Eglise, comment pourraient-ils tenir pour secondaire le lieu où l’Eglise se reçoit de la mort et de résurrection du Christ ?

Mais pour cela, il faut bien sûr qu’ils puissent participer aussi dans tout leur ministère à ce mystère de la croissance du Corps, de la construction de l’édifice. Nous espérons avoir montré plus haut comment cela est possible. Car le mystère eucharistique et le mystère de l’œuvre de l’Esprit dans le Corps ecclésial ne font qu’un en quelque sorte ; le premier est la source de l’autre et en demeure inséparable. C’est pourquoi celui qui préside à l’Eucharistie préside à la communauté, et celui qui préside à la communauté préside à l’Eucharistie, parce que finalement c’est la même fonction qu’il y remplit. Il n’y a pas le culte d’un côté et la vie de l’Eglise de l’autre ; il y a un Corps en croissance qui se reçoit incessamment du mystère de la mort et de la résurrection du Seigneur, annoncé dans la Parole et rendu sacramentellement présent dans l’Eucharistie et les autres sacrements.

Conclusion

La figure du ministère presbytéral que nous avons tenté de décrire plus haut n’est sans doute pas claire encore aux yeux de tous les chrétiens et aux yeux des prêtres eux-mêmes. Il serait d’ailleurs prétentieux de croire qu’elle dit tout de ce que sera le ministère presbytéral dans les années à venir. Le travail est seulement ébauché, il demande à être enrichi, approfondi. Il faudrait en particulier rechercher comment le ministère de la Parole s’exerce et se déploie, ce qui permettrait de mieux saisir l’articulation des trois fonctions des prêtres : l’annonce de la Parole, la sanctification par les sacrements et le "gouvernement" des communautés.

Le type de prêtre qui se dessine est celui d’un homme qui vit une intense aventure dans la foi, qui est appelé à une vie spirituelle forte puisque, comme on l’a vu, sa tâche sera éminemment d’ordre spirituel (au sens où elle consiste à se mettre au service de la vie de l’Esprit qui se déploie dans les communautés chrétiennes et dans le monde), celui de quelqu’un qui est donné au Christ et aux hommes, au cœur d’une responsabilité où il peut épanouir sa propre humanité.