Célibat et chasteté


Pierre Guilbert
ancien responsable du SRVF d’Ile-de-France,
ancien aumônier national du CLER



Célibat. Le mot a pris, dans une période assez récente, une assez grande extension. Une connotation étonnée et parfois péjorative accompagnait ces appellations : le célibat apparaissait comme un manque, bien souvent comme un malheur, parfois comme une tare.
Aujourd’hui, les choses ont bien changé. Le célibat est devenu un mode de vie de plus en plus différencié, mais aussi de plus en plus fréquent. Sait-on que la ville de Paris compte, parmi les « foyers » (au sens sociologique du mot) plus de 50 % de célibataires, de personnes qui habitent seules (hommes et femmes). Cela change les données du problème. De plus, il n’existe pas de célibataire type : les situations sont extrêmement diversifiées. Depuis les célibataires « traditionnels » jusqu’à ces faux célibataires qui vivent seuls, sans foyer conjugal, mais font ensemble des enfants.
C’est dire qu’on ne peut parler du célibat, comme si la condition de son exercice était univoque. Il n’y a pas un célibat, mais des célibats, divers, parfois contrastés, même si demeure un certain dénominateur commun. Et l’on ne peut même pas dire que ce dénominateur commun consiste à vivre sans conjoint, s’il faut admettre comme célibataires les vrais-faux couples dont nous avons parlé.
En fonction de cela, je vous propose une réflexion en trois points :
• les célibats, dans leur diversité et leur signification ;
• la chasteté, comme régulation équilibrée de la sexualité ;
• le célibat choisi « en vue du Royaume de Dieu ».

Le célibat, quel célibat ?

Au point de départ, il est bon de distinguer quelques-unes des modalités dans lesquelles le célibat est aujourd’hui vécu.
La première forme (traditionnelle celle-là) est celle des jeunes « en attente de mariage », soit qu’ils n’aient pas encore rencontré « l’âme sœur », soit que la vie commune n’ait pas encore commencé. Depuis toujours, on a connu de jeunes célibataires, surtout masculins, qui ne vivaient pas la continence : « Il faut bien que jeunesse se passe » disait-on avec indulgence, et l’on parlait aussi de « jeter sa gourme ». Le plus souvent, autrefois, le jeune homme avait recours aux prostituées, ou bien il anticipait le mariage. C’était beaucoup plus rare chez les jeunes filles. Aujourd’hui, au-delà des « coucheries adolescentes », il est habituel que des jeunes « couchent ensemble » dès qu’ils éprouvent un sentiment l’un envers l’autre. Peu d’entre eux attendent le mariage.

Le célibat contraint à cause de la profession
Il se rencontre de plus en plus chez de jeunes agriculteurs qui ne trouvent pas de conjoint acceptant les charges et la sujétion d’une telle vie. D’autres professions connaissent la même difficulté : marins, routiers et, très particulièrement aujourd’hui, nombre d’exclus, de RMIstes, de SDF. Il est rare alors qu’ils n’aient pas une (ou plusieurs) maîtresse(s).

Le célibat après un essai bref et malheureux de vie commune
Couples séparés, divorcés, abandonnés, des deux sexes. Ils sont de plus en plus nombreux. Certains finissent par rester définitivement célibataires, quitte à recourir à des partenaires de rencontre.

Le célibat subi
Il se rencontre particulièrement chez ceux qui, souvent à cause de difficultés psychologiques de communication, errent de partenaire en partenaire, sans pouvoir se fixer et vivre un amour véritable et durable.

Le célibat choisi
Il est sans doute moins fréquent. Il se rencontre dans certaines professions : certains scientifiques, médecins, membres d’organisations humanitaires, de services de santé, enseignants, etc. Le « choix » qui est fait alors peut être aussi un simple consentement à une situation de fait : au point de départ, le célibat n’était pas vraiment choisi pour lui-même.

Le célibat sacerdotal, celui du prêtre diocésain
Il s’est imposé peu à peu, en fonction de l’attitude très négative de l’Eglise par rapport aux relations sexuelles. Malgré ses caractéristiques propres qui revêtent un sens très fort, on peut rencontrer des personnes qui subissent ce célibat comme imposé : choisissant d’être prêtre, ils étaient en plus contraints au célibat. Cette situation explique bien des difficultés. Les choses ont évolué sur ce point et aujourd’hui le choix du célibat sacerdotal est fait explicitement et pour lui-même, en même temps que celui du sacerdoce. Mais ce célibat, dans l’Eglise latine, demeure un choix nécessaire à l’ordination sacerdotale. Il n’est cependant qu’une exigence posée par l’Eglise et qui n’est pas essentielle au sacerdoce (1), même si elle est aujourd’hui incontournable.

Le célibat religieux (masculin ou féminin)
C’est un célibat choisi « à cause du Royaume de Dieu », selon l’expression même de Jésus (Mt 19, 13). II fait partie essentielle du choix de la vie consacrée, en fonction d’une mission dans l’Eglise : mission de prière, d’apostolat ou de service.
Mais le célibat religieux connaît des formes très diverses : consécration personnelle en lien exclusif avec l’Evêque (Ordre des Vierges consacrées), consécration au sein d’un institut qui apporte formation et soutien, mais qui est vécue dans la solitude habituelle (instituts séculiers), consécration vécue en petite fraternité, au milieu du monde, avec de grandes diversités d’engagements et d’implantations, consécration vécue « hors du monde », en communauté cloîtrée, etc.
On conçoit facilement que de telles diversités de situation changent fondamentalement, non seulement la manière de vivre, mais aussi les caractéristiques du célibat lui-même : le célibat religieux n’est pas toujours vécu dans la solitude, assez habituelle aux autres formes de célibat.

Célibat et maturité humaine

Cette grande diversité des situations empêche de définir le célibat d’une manière précise et concise à la fois. Si on le définit comme la seule absence de conjoint, tous les jeunes, depuis le bébé qui vient de naître, seraient alors des célibataires. Il est clair qu’une telle définition serait abusive. Un enfant, un adolescent, un jeune ne sont pas encore des célibataires, alors même qu’ils n’ont pas de conjoint.
Pour être un vrai célibataire, il faut être en âge de se marier, avoir acquis une certaine indépendance, entre autre par rapport à ses propres parents. Cela n’exige pas une autonomie totale, mais suffisante pour qu’on ne soit p !us en dépendance parentale. On peut se poser la question : à partir de quand un jeune (par exemple étudiant) qui vit chez ses parents, peut-il être considéré comme célibataire ? La réponse n’est pas simple et peut varier selon les époques et les milieux.

Il semble bien qu’il faille prendre en compte aussi la maturité humaine à laquelle est parvenu (ou non) le jeune. Durant l’adolescence et la jeunesse, la maturité se met peu à peu en place, par l’éducation et l’expérience personnelle. Mais tant qu’elle n’est pas suffisamment affermie, on ne peut encore, à proprement parler, appeler « célibataire » un(e) jeune en cours de maturation. Il reste encore un adolescent ou un jeune. La tradition de « coiffer Sainte Catherine », lorsque les filles ont atteint 25 ans sans être encore mariées, donne une confirmation à cette remarque. Mais il faut en même temps remarquer que des jeunes peuvent garder longtemps des marques d’immaturité, d’adolescence, même lorsqu’ils ont atteint la maturité physique (et même lorsqu’ils sont mariés !) : ils sont certes en mesure de vivre des relations sexuelles, mais leur immaturité psychologique et humaine ne leur permet pas encore une expérience conjugale authentique. Il ne semble pas qu’on puisse déjà les voir comme des « célibataires ». Il restent des adolescents ou des jeunes.
Une personne devient célibataire à partir du moment où la maturation humaine la rend capable de rencontrer un éventuel conjoint et de fonder avec lui une union stable. Tant qu’elle ne réalise pas, ou pas encore, l’union avec l’autre, elle est célibataire. Il est donc difficile, voire impossible, de dessiner les contours du célibat en dehors de l’alternative éventuelle du mariage. L’un ne se conçoit pas sans l’autre, même s’il n’existe pas de dépendance radicale entre les deux états. Le célibataire est sans doute à définir d’abord par la négative : il est « sans » quelque chose. Cela ne signifie pas pour autant que le célibat soit inéluctablement marqué par un manque que rien ne pourrait compenser. Mais par lui seul, il ne peut vraiment satisfaire et conférer un statut social qui, d’une certaine manière, n’est pas entier ni pleinement reconnu.

Donner sens au célibat

En règle générale, seules des personnes qui donnent sens à leur célibat peuvent le choisir et y trouver un épanouissement véritable, sans pour autant éprouver le besoin de partenaire sexuel. Car le célibat n’a pas vraiment sens par lui-même et pour lui-même. Ou alors il rentre dans la catégorie des solutions de fuite : je reste célibataire par fuite du mariage, voire par incapacité à vivre une relation équilibrée et positive avec une personne de l’autre sexe. Cela se rencontre, mais aboutit rarement à un célibat épanoui et heureux. De là vient également la difficulté de vivre un célibat qu’on n’a pas choisi, mais que l’on subit. Il est alors souvent ressenti comme un échec, une injustice, qui rendent plus sensible le manque de vrai statut social qu’il entraîne.
Nous sommes donc amenés à qualifier le célibat ou à lui donner une finalité, un but. En effet, si le sens apparaît d’emblée dans la situation du mariage et de la famille, il n’est pas donné automatiquement dans le célibat. Si l’on veut parvenir à une vie célibataire positive et satisfaisante, il faut lui donner un sens et par là une valeur qui justifie la personne dans le mode de vie qui est le sien. C’est à travers le sens que tel célibataire lui donne que son célibat prend ou non valeur positive.
Le célibat, s’il veut être heureux, ne peut donc pas rester suspendu entre ciel et terre. Il n’a pas de finalité propre et personne à la vérité ne choisit simplement le célibat. En dehors des situations qu’entraînent des difficultés psychologiques, ou bien on choisit le célibat pour quelque chose, ou bien on choisit telle forme de célibat (par exemple un célibat religieux ou un célibat « humanitaire », par exemple). Et si, au point de départ, le célibat a été non choisi mais subi, il convient, pour y trouver équilibre et fécondité, de lui donner une raison d’être. J’accueille alors le célibat imposé par les circonstances, pour en faire quelque chose : « Il faut faire contre mauvaise fortune bon cœur. » Alors le célibat, même subi, peut prendre sens et valeur.
On ne peut donc parler du célibat, comme s’il était standardisé et relevait de règles ou de modes de vie bien définis, comme c’est le cas pour le mariage que, de tous temps, la société a cherché à réguler et à encadrer pour assurer sa permanence et sa survie et canaliser les effets de violence de la sexualité. Sans oublier la « dérégulation » que le mariage connaît dans nos sociétés modernes qui, au lieu de guider les mœurs en proposant un idéal qui les tire vers le haut (comme ce fut le cas jusqu’à ces dernières décennies), se contentent aujourd’hui de les suivre et d’entériner tout ce qui se fait et se vit. On n’est pas loin du « n’importe quoi » qui désagrège peu à peu l’humanité, sous l’influence déstructurante de l’individualisme sauvage qui est trop souvent la règle aujourd’hui.

Très tôt, dès les premières générations chrétiennes, le christianisme a mis en grand honneur le célibat « pour le Royaume de Dieu », selon l’expression de Jésus. A l’époque, on parlait plutôt de virginité, l’accent étant mis davantage, souvent sous l’influence conjuguée des lois de pureté bibliques et des philosophies païennes (stoïcisme entre autres), sur l’intégrité physique de la femme, qui était aussi le plus souvent requise pour le mariage. Le christianisme a donc développé une conception du célibat qui se situait d’une manière très claire au plan de la sexualité. L’état du célibat excluait l’exercice de la sexualité : il supposait la continence comme un principe absolu. C’était clair et beaucoup s’y soumettaient. Les non-mariés n’avaient donc pas droit aux relations sexuelles (2). Certes, la situation de principe n’a jamais empêché les débordements ni le recours au « plus vieux métier du monde » ou à l’adultère. Les relations préconjugales n’étaient pas rares, comme en témoigne le nombre d’enfants nés moins de neuf mois après le mariage des parents.
La « révolution sexuelle » des années 60 a brutalement changé les données du problème, en dénonçant les tabous et la répression et en préconisant la permissivité. Dès lors, le statut du célibat a changé dans la société, au point de devenir un mode de vie ouvert pour beaucoup à la rencontre sexuelle : d’où, par exemple ces faux célibataires qui vivent seuls, chacun chez eux, tout en formant un couple, d’où la multiplicité des partenaires sexuels que connaissent bien des « célibataires » d’aujourd’hui. Au point que les célibataires qui respectent encore le statut ancien d’abstinence sexuelle apparaissent aux yeux de beaucoup comme « ringards » ou affabulateurs. Pour beaucoup de nos contemporains, il semble impossible de vivre un célibat abstinent, la rencontre sexuelle s’étant banalisée au point de remettre en cause jusqu’à son sens. Le P. Anatrella, psychanalyste bien connu de nos lecteurs, a pu intituler son ouvrage sur cette question : Le Sexe oublié, ce qui veut tout dire.


Sexualité et génitalité

Il ne faut pas les confondre : la génitalité (qui accueille la pulsion génitale et invite à l’union des corps) est le fait des gens mariés. Le célibataire qui, par définition, n’est pas marié, est censé s’abstenir de l’exercice et du plaisir génital.
La sexualité, quant à elle, englobe et dépasse de beaucoup le domaine génital. Personne ne peut renoncer à sa sexualité, ni même à exercer sa sexualité, car c’est elle qui nous fait homme ou femme : qui pourrait renoncer à être homme ou femme ? Chacun de nous est fondamentalement « sexué », marqué par son sexe, ce qui fait qu’aucun être humain ne réalise à lui seul la pleine humanité. Pour exister (et pas seulement pour se reproduire) l’humanité (le fait d’être humain) a besoin des deux « réalisations partielles » qui la fondent : l’être masculin et l’être féminin.
Le caractère sexué de chacun se manifeste en tout son être et en tout son comportement : rien de la vie d’une personne n’échappe à la sexualité. Chacun est homme ou femme « jusqu’au bout des ongles ».
Pour autant, parce que la sexualité englobe la génitalité (qui est une des expressions dont la personne dispose), vivre sa sexualité comporte aussi que chacun dirige et maîtrise sa génitalité selon ses propres conditions d’existence, c’est-à-dire selon qu’il est célibataire ou marié. Cette « maîtrise » de la sexualité dans toutes ses composantes s’appelle traditionnellement la chasteté.

Chasteté et continence

Les deux termes ne sont pas synonymes : on confond souvent la chasteté avec la continence, qui consiste à s’abstenir de l’exercice des fonctions génitales et du plaisir de l’orgasme. Tout célibataire, en fonction du fait qu’il n’est pas marié, est censé respecter la continence. C’est simple et clair.
La chasteté, au vrai sens du mot, consiste à bien gérer sa sexualité (et pas seulement l’exercice des fonctions génitales), selon la situation propre ou l’on se trouve : toute personne, qu’elle soit célibataire, mariée ou veuve, est invitée à vivre la chasteté propre à son état. On peut la définir, de manière tout à fait générale, comme la maîtrise libérante des pulsions sexuelles (3). Elle s’applique aussi bien aux gens mariés qu’aux célibataires. Contentons-nous de préciser ce qui a trait à la chasteté des célibataires.
Puisque la chasteté du célibataire inclut la continence, elle suppose une « physionomie » psycho-physique qui la rende possible et paisible : « Il vaut mieux se marier que de brûler », dit saint Paul (1 Co 7, 9) et Jésus, lorsqu’il parle de ceux qui choisissent le « célibat pour le Royaume de Dieu », ajoute : « Comprenne qui peut comprendre ! » (Mt 19, 12). Ce qui signifie que tous ne sont pas à même de comprendre, non qu’ils soient inintelligents, mais parce qu’ils ne sont pas faits pour cela, leur configuration personnelle n’étant pas adaptée au célibat.

Suis-je en mesure de vivre joyeusement, sereinement, définitivement, dans la continence ? Si oui, il est possible aussi que Dieu m’appelle au célibat consacré. Si non, le célibat n’est sans doute pas ma vocation, car je ne pourrai être heureux et épanoui.
Choisir la continence dans le célibat consacré suppose aussi que je ne m’investisse pas dans la recherche d’un conjoint. Cela suppose deux choses :
• que je renonce à mobiliser mon instinct ou mes forces pour chercher à séduire – ce qui est tout à fait légitime pour celui ou celle qui pense au mariage – et sous un autre biais, que je ne laisse personne dans le faux espoir qu’il peut entreprendre ma « conquête » (ce qui parfois pourrait être cruel).
• que je ne joue pas de ma séduction pour m’attacher quelqu’un. Une jeune fille en recherche de vocation demandait un jour à ce propos : « Alors, qu’est-ce que je fais de ma séduction ? » Bonne question ! Car il est normal et désirable qu’un(e) jeune soit séduisant(e) : cela fait partie des beautés voulues par Dieu pour l’être humain. Etre séduisant(e) n’est pas « jouer » de sa séduction. Il y a une grande différence entre « être séduisant(e) » et « être séducteur(trice) ». Le choix du célibat engage à n’être jamais « séducteur(trice) », et à ne pas jouer des moyens « érotiques » (par exemple être « sexy ») dont usent souvent des jeunes qui cherchent l’âme sœur. Il n’empêche pas d’être séduisant(e).

Célibat et fécondité

Toute vie, pour être heureuse, a besoin d’être marquée par la fécondité. Ce ne sont pas les enfants qui font la fécondité des célibataires (4). Mais il ne faut pas oublier que les enfants ne sont pas non plus la seule fécondité des couples, surtout aujourd’hui où la stérilité semble plus fréquente qu’autrefois. Tout être humain connaît de nombreuses formes de fécondité que l’on peut appeler « relationnelles » : fécondité de l’œuvre accomplie, de quelque ordre qu’elle soit, fécondité de l’amitié partagée, des rencontres, des échanges, des partages, des services rendus. Fécondité des loisirs, du temps consacré à l’entraide dans un cercle plus ou moins élargi. Fécondité multiforme qui remplit la vie et lui donne sens.
Il y a beaucoup de possibilités diverses et très riches de fécondité chez les célibataires eux-mêmes. Loin d’être des « rameaux secs », comme on a dit parfois, ils sont souvent riches d’ouverture et de disponibilité, leur solitude étant peuplée de gens moins proches sans doute que dans un couple, mais qui peuvent cependant combler une vie. Et cela peut aussi justifier le choix d’un célibat aux multiples fécondités.

Quelques conditions pour un choix libre

La première consiste à savoir de façon très pratique ce qu’engage une vie célibataire, dans telle situation (solitaire ou communautaire, etc.). Il faut « pleine connaissance » pour qu’un acte soit vraiment humain et donc vraiment chrétien.
La seconde, que le choix, décidé en connaissance de cause, soit réellement libre et manifeste un « entier consentement ».
Il faut aussi prendre les moyens de la mise en œuvre de cette décision : elle n’est pas isolée, puisqu’on ne choisit pas « le » célibat, mais « tel » célibat, en fonction d’un engagement de vie. Ces moyens sont nombreux et divers. Citons-en quelques-uns :
• s’établir dans des conditions de vie et de comportement qui renforcent la décision. En conséquence, s’appuyer sur les aspects positifs du choix réalisé, au lieu de porter d’interminables regrets.
• renoncer effectivement à toute relation de type « amoureux » et se méfier des tentations inévitables : personne n’est en bois. On évitera donc de se mettre dans une situation risquée ou dangereuse. Cela suppose que l’on vive ce que les anciens appelaient la « garde du cœur » : attitude de réserve (non d’inhibition) et volonté concrète de refuser tout retour sur soi dans la relation aux personnes de l’autre sexe (je ne peux le (la) regarder comme étant fait(e) « pour moi »).
• affermir son choix au long du temps. Pour ceux qui vivent la foi chrétienne, la vérité et l’assiduité de la vie spirituelle sera une aide importante, en leur permettant sans cesse de redonner sens à leur engagement et aux choix de vie qu’il entraîne.


La chasteté

Il n’est pas facile de parler de la chasteté. Car le mot (et la chose) véhiculent d’obscures culpabilités qu’il faut dépasser. On a trop souvent présenté la chasteté de manière négative, comme si la sexualité était le lieu même (et parfois unique) du mal et du péché. Une telle vision est irrecevable. Il faut en effet toujours garder dans le cœur et dans l’esprit les deux paroles divines qui justifient la sexualité humaine et lui donnent sens :
• d’une part : « Homme et femme il les créa… et Dieu vit que cela était très bon » (Gn 1, 27.31) ;
• d’autre part : « Il n’est pas bon que l’homme soit seul » (Gn 2, 18). Et cette dernière phrase demandera des précisions par rapport au célibat, consacré ou non.



La sexualité est donc une chose très bonne, qu’il nous faut accueillir comme un don merveilleux fait aux hommes pour leur bonheur. Elle n’est pas le lieu du plus grand péché, comme on s’est plu parfois à le penser, mais le lieu où nous sommes appelés à vivre l’amour.
La sexualité est une caractéristique essentielle de l’homme, comme de tout être vivant évolué. L’homme est un être fondamentalement sexué. Il est homme ou femme et cela précède toute autre expérience. Dès son origine, il est marqué sexuellement. Quel que soit son choix de vie, mariage ou célibat, consacré ou non, il garde sa caractéristique sexuée. II est homme ou femme et le reste.
La sexualité marque profondément tout l’être : pas seulement l’aspect physique ou la voix, mais jusqu’au tempérament et à la manière de penser et de raisonner : une femme ne raisonne pas comme un homme, elle n’a pas la même sensibilité qu’un homme, etc. Jamais un être humain ne peut faire abstraction de son caractère sexué : c’est son être. Il lui faut « faire avec ». En grande simplicité de cœur, et de manière tout à fait positive. Il faut savoir s’accepter dans son sexe propre, dans sa masculinité ou sa féminité. Ce n’est pas toujours évident. Et s’il existe sur ce point des difficultés ou des inquiétudes, ce qu’on appelle généralement un certain « mal dans sa peau » à propos de sexe, il faut en parler sans hésiter (mais bien sûr à qui est en mesure de donner une aide éclairée).

Commençons par établir quelques distinctions. Tout d’abord, la sexualité ne se confond pas avec les organes génitaux et leur usage. En d’autres termes, il y a une distinction essentielle à établir entre ce qu’on peut appeler la « sexualité » et la « génitalité ». Cela nous introduit à une autre distinction, entre chasteté et continence. On a trop souvent assimilé les deux et cela fut la source de bien des confusions et de bien des difficultés. La continence vise l’usage ou le non-usage de la génitalité, tandis que la chasteté concerne la manière de gérer sa sexualité. Ce qui inclut aussi, bien entendu, une régulation de la génitalité. On peut donc être chaste sans être continent (c’est le cas des époux), et l’on peut aussi être continent sans être chaste (c’est le cas de celui qui convoite une femme dans son cœur sans pouvoir passer à l’acte).
Il faut aussi distinguer virginité et chasteté. D’abord réalité essentiellement physique de l’intégrité corporelle de la femme, la virginité doit aussi être réintégrée dans le cœur profond. En ce sens elle est pour une bonne part, dans l’emploi d’aujourd’hui, assimilable à la continence. Mais elle aussi doit être vécue dans la chasteté.


Signification de la sexualité

Essayons d’explorer un peu ces réalités trop souvent laissées dans l’ombre, afin d’en mieux saisir les implications. Chaste vient du latin castus. Son contraire, in-cestus, a curieusement évolué pour donner en français le mot inceste.
Ce terme « inceste » définit, vous le savez, les relations sexuelles entre proches parents, qui sont, depuis l’origine de l’humanité, l’interdit majeur. Notons-le bien : ce qui est récusé dans l’inceste, ce n’est pas la relation sexuelle, mais la condition de son exercice entre telles personnes précises. Essentiellement parce qu’alors on ne sait plus qui est qui, on retourne au chaos originel. Il faut que les choses soient claires au plan de la filiation, si importante pour qu’un être humain se sente vraiment exister, comme le montre l’acharnement de certaines personnes, adoptées ou nées « sous X », à retrouver leurs vraies racines. Cela signifie que la chasteté n’est pas d’abord en dépendance de la génitalité mais de ce qu’elle révèle ou dévoile dans le coeur de l’homme.
La sexualité met en œuvre des forces, des pulsions, puissantes, parfois violentes, au point que la société, de tous temps, a tenu à en réguler l’usage, afin de canaliser la violence et que l’existence en société soit possible. De là sont nées les principales régulations sociales de la sexualité : l’interdit de l’inceste (dont j’ai déjà parlé), qui signe probablement le passage de l’animalité à l’humanité, les conventions matrimoniales, et même la régulation de la prostitution.

Le sexe
Le mot vient du latin : secure, couper. La première expérience du sexe est celle d’une coupure, comme une faille qu’on ne pourra jamais combler. Le sexe, c’est d’abord cette différence radicale entre les êtres. Et en même temps, c’est la source de l’attirance de l’un vers l’autre, mais sans fusion possible. Le sexe, dans sa différence même, donne place à l’autre, irréductible.
Il s’agit, pour être pleinement un être humain de reconnaître cette différence fondamentale et d’en tenir un compte équilibré. Il y a des choses que je n’ai pas, ou que l’autre n’a pas. Ainsi se marque une radicale différence, un manque fondamental : rien ne peut faire que je sois ce que je ne suis pas ou que j’aie ce que je n’ai pas. Nous sommes ainsi rapprochés de notre condition de créatures, de notre finitude essentielle.
Toute différence s’enracine d’abord là, de quelque ordre qu’elle soit. Accueillir la différence et la situer convenablement dans l’amour vrai de l’autre revient à promouvoir les différences véritables, à se situer par rapport à son sexe et à celui de l’autre.

La continence
Différente de la chasteté comme je l’ai dit, elle peut se définir ainsi : « Est continent celui qui s’abstient de tout plaisir orgastique directement provoqué. » Ce qui exclut, bien entendu, la masturbation aussi bien que la relation sexuelle. Je n’insiste pas. C’est suffisamment clair dans le cas des célibataires, consacrés ou non.

La chasteté
Le mot vient du latin castitas, castigare, châtier. Mais châtier n’est pas nécessairement punir. Ainsi parle-t-on d’un langage châtié, c’est-à-dire poli, élégant, visant à une haute « correction ». Et voilà un autre mot qui a lui aussi dérivé dans le même sens, alors qu’il signifie seulement « remettre droit », rendre à la rectitude du comportement. Saint Thomas d’Aquin dit : « Le mot [chasteté] vient de ce que la raison “châtie” la convoitise qui doit être corrigée comme un enfant. »
Voici donc la définition que le Père Thévenot donne de la chasteté, ou plutôt il définit ce qu’est « être chaste » : « Etre chaste, c’est chercher son plaisir dans un comportement évolutif où je tente d’utiliser toutes mes énergies sexuelles (contrôlées et incontrôlées) pour construire ma relation au cosmos, à l’autre et à Dieu, en réponse à l’initiative amoureuse du Christ sur moi. »
Définition universelle, qui s’applique aussi bien aux gens mariés qu’aux célibataires (consacrés ou non), aux gens équilibrés qu’à ceux qui ne le sont pas, pour les hétérosexuels comme pour les homosexuels.

Etre chaste, c’est chercher son plaisir
Le mot plaisir est ici fondamental. Le plaisir doit être présent, d’une manière ou d’une autre, dans l’élaboration d’un vœu de chasteté. Autrement, on tombe dans l’inhumain. Mais quoi qu’on dise, on recherche toujours un plaisir, sous une forme ou sous une autre. Si l’on dit le contraire, on ment ou l’on s’illusionne. Mais il est possible parfois qu’on se trouve en face d’un plaisir morbide ou pervers (cf. le « plaisir » de souffrir).
Pour les époux, un plaisir très puissant se trouve dans l’accomplissement de l’union des sexes. Mais la vie conjugale comporte – au plan relationnel et de la sexualité – bien d’autres plaisirs : celui de l’amour, le plaisir des yeux, de l’échange, des caresses… mais aussi le plaisir que donnent les enfants, les amis, le foyer, etc.
Pour les célibataires (dont la chasteté englobe la continence), le plaisir est avant tout relationnel. Sans exclure les loisirs, les services rendus, la maîtrise de soi, l’amour vécu autrement, l’amitié sous toutes ses formes. Il y a finalement beaucoup de plaisir dans la vie du célibataire !... Et même dans la vie consacrée (plaisir de la vie commune, du sens donné à la vie, du chant, de l’amour fraternel…).

Dans un comportement évolutif
Evolutif ne veut pas dire nécessairement « en progrès ». Rien sur ce plan n’est définitivement acquis et on connaît toujours des hauts et des bas. On n’est jamais arrivé, ni assuré.

Où je tente…
Il s’agit d’un combat tout au long d’un chemin. Car rien n’est jamais assuré. Une chasteté sans failles est inaccessible à l’homme qui est, par nature, une créature « avec des failles », une créature de péché.

D’utiliser toutes mes énergies sexuelles (contrôlées et incontrôlées)
Pour les énergies que je contrôle, c’est facile : je les utilise aisément pour construire ma relation aux autres. Mais la part de l’incontrôlé (que la psychologie de l’inconscient a si bien mis en relief) ? Je ne suis pas maître absolu de ma sexualité comme un pilote de « Formule 1 » avec sa voiture ou un bon cavalier avec son cheval. Dans toute sexualité vécue, il y a toujours des ratés, des retombées. Ce n’est pas forcément et toujours un péché. Mais ça peut l’être aussi.
Etre chaste, c’est utiliser aussi ses failles, ses faiblesses, pour construire sa relation à l’autre et à Dieu. C’est aussi faire de l’épreuve une preuve. Les chutes me permettent un cheminement d’humilité, de pauvreté intérieure. Il faut surtout éviter de succomber au dégoût de moi-même ou à la tentation de me punir moi-même. Cela peut aussi purifier mon image de Dieu (qui est plus proche des pécheurs que des justes) et me permettre de ne pas confondre le cri de mon remords avec le jugement de Dieu sur moi.

Pour construire ma relation…
La chasteté ne vise pas à réprimer mais à construire, en vue d’une véritable fécondité. Fécondité des enfants pour les époux, fécondité relationnelle pour les célibataires.
La chasteté ne consiste donc pas à ne pas désirer, ce qui est impossible (« Qui veut faire l’ange fait la bête »). Elle vise à me permettre d’aimer vraiment, d’un amour pleinement respectueux de l’autre. Elle consiste à utiliser autant que je le peux mon désir pour faire exister et libérer le désir de l’autre.
Qu’est-ce à dire ? J’ai toujours tendance à tout ramener à moi, à me faire la mesure des choses et des gens, à prétendre les faire entrer dans mes vues, dans mon moule. C’est le contraire de la chasteté. II me faut au contraire accueillir et favoriser la différence entre les êtres, faire exister l’autre différent de moi (et c’est ainsi aussi que se vit l’amour entre un homme et une femme). La chasteté est donc bien autre chose que la maîtrise génitale. Elle prend tout l’être dans sa relation à tout autre.
Il faut éviter aussi la tentation fusionnelle (reconstituer un sein maternel, chercher « le même » par peur et refus de l’autre). Elle est le contraire de la chasteté, parce qu’elle nie la différence qui donne existence à l’autre.
Il y a une chasteté par rapport au cosmos : elle consiste à bien utiliser la nature, pour les besoins de l’homme mais sans l’accaparer (ou la polluer sans souci). Ce qui justifie la « bonne écologie ».
Il y a une façon chaste de vivre la communauté, qui permet à chacun d’exister dans sa propre et inaliénable différence, sans être enfermé dans un moule (qui dissout la différence). La communauté est au service des personnes et non pas le contraire.
Dans la formation que l’on donne, il s’agit toujours de permettre à chacun d’être soi-même, dans la liberté et l’amour, non de « passer à la moulinette » ou dans le moule. L’éducateur qui met les autres « à son moule » ne fait, sans s’en douter, que compenser son propre manque. Il n’est pas chaste, même s’il est continent.

Il y a une manière chaste d’être avec Dieu. il faut se méfier des termes d’épousailles : une religieuse n’est pas mariée avec Dieu. A proprement parler Dieu n’est pas son époux : ce serait le réduire à un mari, objet sexuel destiné à combler le manque, à lever la solitude. Les épousailles ne sont que des termes symboliques qui ont trait davantage aux Noces de Dieu et de l’Agneau avec son peuple. La dimension est autre.
Il y a place pour la chasteté dans les relations apostoliques, souvent mixtes aujourd’hui et qui peuvent provoquer bien des difficultés, voire des tentations. Il ne suffit pas pour autant de refuser alors les gestes génitaux ou sexuels. Il faut ce respect qui laisse l’autre exister par lui-même et pour lui-même. Il faut dire la même chose des grandes amitiés. Bien des saints les ont vécues : François d’Assise et Claire, François de Sales et Jeanne de Chantal, Thérèse d’Avila et Jean de la Croix, etc. Ces grandes amitiés sont une chose merveilleuse, dans la chasteté du cœur.

Le célibataire consacré est d’abord un célibataire tout court C’est-à-dire une personne capable, étant donné son organisation psycho-sexuelle singulière, de vivre le célibat sans se déstructurer, de vivre dans un suffisant équilibre un style d’existence qui la prive de conjoint, d’enfant et même de plaisir génital.
Cela suppose la capacité de sublimer ces frustrations, grâce à la prière, à la vie de partage en communauté avec la protection des vœux qui soutiennent à long terme la persévérance de son projet. Il est bien évident que c’est ici l’initiative amoureuse du Christ sur lui ou sur elle qui fonde sa confiance et justifie son choix.


Le célibat pour le Royaume

Au livre de la Genèse, lors de la création de l’homme, Dieu dit : « Il n’est pas bon que l’homme soit seul. Je vais lui faire une aide qui lui soit accordée » (Gn 2, 18). Ainsi, « l’homme laisse-t-il son père et sa mère pour s’attacher à sa femme, et ils deviennent une seule chair » (Gn 2, 24). Le mariage, l’union de l’homme et de la femme, fut la condition vécue par le peuple de Dieu. Dès lors, comment comprendre l’appel au célibat consacré, à la solitude « à cause du Royaume de Dieu », qui paraît s’opposer à ce qui fut le dessein originel de Dieu ? Qu’est-ce qui vient justifier une « nouveauté » aussi radicale et aussi opposée ?
Seule l’expérience de Jésus, le Fils incarné, fonde et justifie le célibat comme un appel qui vient de Dieu. En Jésus l’ordre originel de la création est outrepassé et le célibat qu’il a vécu devient norme nouvelle de l’existence chrétienne. Le mariage n’est pas disqualifié, mais il n’est plus la seule solution à la solitude humaine. Telle est la signification première de l’appel que fait entendre Jésus au célibat « à cause du Royaume de Dieu ». Qu’en dit le Nouveau Testament ?

Le célibat à cause du Royaume de Dieu (Mt 19,10-12)

Jésus vient de rappeler le dessein divin sur le mariage indissoluble. Les disciples lui disent : « Si telle est la condition de l’homme envers sa femme, il n’y a pas intérêt à se marier ! » Il leur répondit : « Tous ne comprennent pas ce langage, mais seulement ceux à qui c’est donné. En effet, il y a des eunuques qui sont nés ainsi du sein maternel ; il y a des eunuques qui ont été rendus tels par les hommes ; et il y en a qui se sont eux-mêmes rendus eunuques à cause du Royaume des cieux. Comprenne qui peut comprendre ! »
Ce texte est celui qui fonde l’appel, que certains – hommes ou femmes – entendent, à demeurer dans le célibat par un choix que provoque la venue du Royaume de Dieu. Un tel appel, loin d’être évident, est difficile à comprendre : il faut que cela soit donné par Dieu et que l’on soit « capable de comprendre ».
Donné par Dieu : la consécration au célibat « à cause du Royaume » n’est pas le fruit d’une simple décision humaine, mais d’un appel divin. En ce sens, elle constitue un appel spécifique et distinct, qui ne peut être simple conséquence d’un autre choix.
Capable de comprendre : le sentiment d’être appelé par Dieu à vivre le célibat « à cause du Royaume » doit trouver un terrain, psychologique et humain, compatible avec cette forme de vie solitaire. Certains sont « capables » de comprendre et de vivre le célibat « à cause du Royaume », d’autres ne le sont pas. Ce n’est pas une infirmité ou un manque de générosité, mais simplement une sorte de « configuration humaine » qui permet ou ne permet pas de vivre cette situation de manière équilibrée
A cause du Royaume des cieux : en quoi et pourquoi le Royaume est-il la cause du choix de la vie célibataire ? Jésus a choisi de vivre le célibat (en un temps où il était fort mal ressenti) à cause de la venue du Royaume ou du Règne de Dieu. Si le Règne de Dieu est là et que l’on oriente sa vie en fonction de lui, les préoccupations terrestres et humaines d’assurer sa survie par une descendance n’ont plus de pertinence, ne servent plus à rien : le Règne de Dieu est tout et, oubliant tout le reste, on en fait le choix. Mais « comprenne qui peut ! » Le célibat demeure un choix libre, que l’on fait pour lui-même.

« Fils de la Résurrection… »

Un second texte présente les caractéristiques essentielles du célibat « à cause du Royaume ». Il s’agit de la réponse de Jésus aux Sadducéens qui utilisent, pour récuser la résurrection des morts, des arguments tordus : la fable de la femme aux sept maris. Voici, en saint Luc, la réponse de Jésus : « Ceux qui appartiennent à ce monde-ci prennent femme ou mari. Mais ceux qui ont été jugés dignes d’avoir part au monde à venir et à la résurrection des morts ne prennent ni femme ni mari. C’est qu’ils ne peuvent plus mourir, car ils sont pareils aux anges : ils sont fils de Dieu puisqu’ils sont fils de la résurrection... » (Lc 20, 34-36).
Le mariage est une réalité de ce monde-ci, ordonnée à la suivie de l’individu dans la descendance qu’il suscite. Ce monde-ci est en effet marqué par la mort. Mais ce n’est plus la situation de ceux qui ont « part au monde à venir ». Ils ne peuvent plus mourir et n’ont plus besoin, pour assurer leur survie, de susciter une descendance. Ils sont en effet « fils de la résurrection » (expression de style hébraïque qui signifie simplement : ils sont « ressuscités »), passés à une vie que la mort n’atteint plus. Dès lors le mariage n’a plus pour eux de nécessité. Ils sont « comme les anges » (ce qui ne veut pas dire « purs esprits », mais simplement qu’ils appartiennent désormais au monde de Dieu, comme le rappelle l’affirmation : « ils sont fils de Dieu »).
Telle est, semble-t-il la situation que le célibat « à cause du Royaume » anticipe dans l’existence terrestre. Choisissant résolument d’anticiper la réalisation plénière du Royaume de Dieu, des chrétiens choisissent de vivre aujourd’hui, en ce monde-ci, ce qui sera la situation du « monde de la résurrection », du Royaume accompli. La signification propre du célibat « à cause du Royaume » est donc eschatologique, elle anticipe l’éternité dans le temps. Le célibat « à cause du Royaume » est signe d’éternité dans le temps et dans le monde des hommes.

Un « état » qui « est bon »…

Le troisième texte essentiel est celui de Paul dans la première lettre aux Corinthiens. En voici les principaux passages : « …Il est bon pour l’homme de s’abstenir de la femme. […] Je voudrais bien que tous les hommes soient comme moi ; mais chacun reçoit de Dieu un don particulier, l’un celui-ci, l’autre celui-là. Je dis donc aux célibataires et aux veuves qu’il est bon de rester ainsi, comme moi. Mais s’ils ne peuvent vivre dans la continence, qu’ils se marient ; car il vaut mieux se marier que brûler » (1 Co 7,1.7-9).
Paul semble bien contrevenir ici à l’invitation de la Genèse : « Il n’est pas bon que l’homme soit seul. » Il en donnera plus loin les raisons. II n’affirme pas une prééminence absolue du célibat sur le mariage. Il affirme que le célibat est « bon ». Mais il reconnaît – et cette insistance est significative – qu’il doit être compris comme un don de Dieu, un « don particulier », qui n’est pas fait à tous, mais simplement « à celui-ci », tandis qu’à « celui-là » est fait le don du mariage. Le don particulier du célibat reste également suspendu à la capacité réelle et concrète d’en vivre les exigences de manière équilibrée. Si le choix du célibat ne permet pas un véritable équilibre humain dans cette condition particulière de vie, il vaut mieux se marier. La remarque est d’importance.
« Par ailleurs, que chacun vive selon la condition que le Seigneur lui a donnée en partage et dans laquelle il se trouvait quand Dieu l’a appelé. […] Au sujet des vierges, je n’ai pas d’ordre du Seigneur ; c’est un avis que je donne, celui d’un homme qui, par la miséricorde du Seigneur, est digne de confiance. Je pense que cet état est bon, à cause des angoisses présentes, oui je pense qu’il est bon pour l’homme de rester ainsi. Es-tu lié à une femme ? Ne cherche pas à rompre. N’es-tu pas lié à une femme ? Ne cherche pas de femme. Si cependant tu te maries, tu ne pèches pas et si une vierge se marie, elle ne pèche pas. Mais les gens mariés auront de lourdes épreuves à supporter et moi, je voudrais vous les épargner. Voici ce que je dis, frères : le temps est écourté. Désormais, que ceux qui ont une femme soient comme s’ils n’en avaient pas, ceux qui pleurent comme s’ils ne pleuraient pas » (1 Co 7, 17.25-30).

Il convient de demeurer dans l’état où nous a trouvés l’appel de Dieu
Le moment n’est plus de faire des projets, de s’installer dans ce monde-ci comme s’il était notre patrie. Surtout le salut ne dépend plus d’un changement d’état : être circoncis plutôt qu’incirconcis, être libre plutôt qu’esclave, être homme plutôt que femme, être juif plutôt que païen. Dieu sauve, quelle que soit la condition humaine ou la situation de chacun : le salut n’en dépend plus, puisque « des pierres que voici, Dieu peut susciter des enfants à Abraham. »
C’est une manière radicale de vivre l’aujourd’hui de Dieu, puisque le salut nous a saisis dans l’état où nous sommes et que nous choisissons de vivre dès maintenant l’éternel aujourd’hui. Voilà ce qui est vécu dans la consécration et l’accueil définitif du célibat à cause du Royaume de Dieu.

Les angoisses présentes dissuadent de se marier
Un choix meilleur s’impose du fait que « le temps est écourté », « car la figure de ce monde passe… » Le Royaume de Dieu est advenu et n’est plus seulement en attente. Le chrétien ne peut plus être un homme partagé entre les soucis du monde et ceux de Dieu, ceux du Royaume. « L’histoire humaine n’est plus seulement une course à la vie contre la mort. La résurrection du Christ en a modifié les données » (M. Carrez). Déjà introduits dans le Royaume de Dieu par la foi et le baptême, nous sommes entrés dans le monde de la résurrection : le temps des générations humaines a « cargué ses voiles » comme le navire qui entre au port.
Les angoisses présentes ne sont pas simplement les difficultés qui se rencontrent dans le monde : ces difficultés-là sont le lot de ceux qui se marient et Paul voudrait justement les leur éviter. Les angoisses présentes : littéralement la nécessité (ou le destin) qui est suspendue sur nos têtes. C’est une réalité « imminente », dont nous ne savons ni le jour ni l’heure, mais dont nous savons qu’elle est le signe que notre monde est en train de basculer vers le monde éternel. Et délibérément, dans un choix radical, conscients que le versant terrestre de notre existence ne saurait équilibrer le poids de son versant céleste, nous anticipons l’eschatologie dans notre choix de vie, nous avançons l’échéance du monde à venir : faisant l’impasse sur le monde qui passe, nous franchissons librement, en réponse à l’appel urgent du Seigneur, le pas qui nous introduit déjà dans l’éternel, dans le monde de Dieu, celui de la résurrection.

Ce n’est donc pas d’abord la disponibilité qui est en cause, mais le Royaume. Le célibat chrétien en exprime la radicalité. Il n’est plus temps de « faire », encore moins de « chercher quoi faire de sa vie », mais d’être, tout entier unifiés, à l’image du Christ.


NOTES
1 - Comme par exemple l’indissolubilité est essentielle au mariage. On sait par ailleurs que, dans l’Eglise orientale, des hommes mariés sont ordonnés prêtres. [Retour au texte]
2 - Nous ne parlons pas ici de la masturbation, qui est, elle aussi, exclue (quelle que soit par ailleurs la situation de la personne : aussi bien pour les époux que pour les célibataires). [Retour au texte]
3 - C’est la définition que donne le Père L. Boisvert dans Le Célibat religieux, Cerf, Paris, 1990, p. 17. [Retour au texte]
4 - Sauf en certains cas d’adoption. Mais c’est l’exception. [Retour au texte]