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Vivre sa trentaine en célibataires ?
jésuite, accompagnateur de retraites
Vivre sa trentaine en célibataire ? Pourquoi ce titre ? Parce qu’il est important de prendre en compte chacun des trois éléments :
"Vivre... " Tout le monde est prêt à reconnaître que l’essentiel est là or, à cet âge, pour un nombre important de garçons et de filles, cette faculté est blessée par le manque d’un choix ou d’une rencontre décisive. "Faculté de vivre blessée" signifie qu’il faut permettre aux souffrances de venir au jour et rechercher une ou des manières de vivre avec.
"... sa trentaine... " Cette étape de la vie et non une autre. Étape marquée pour leurs contemporains par l’engagement ou la fécondité. La tentation de comparer les chemins estimés, à tort ou à raison, plus faciles n’est pas loin, au risque de faire oublier les dimensions du chemin propre.
"... en célibataire " C’est la réalité d’aujourd’hui, même si je la refuse de tout mon être. Je suis célibataire et je ne l’ai pas choisi. D’une certaine manière ce n’est pas le célibat qui est en cause mais le fait de vivre une situation non choisie. C’est cette réalité qui est à prendre en compte.
La situation
Je parle volontairement de célibat et non de solitude, du fait de vivre seul alors que : a) tout en soi ou alentour porte à vivre autrement ; b) toute vie, qu’elle soit en couple ou en communauté comporte une part de solitude à assumer nécessairement.
Ce n’est pas la solitude qui est une question, mais le fait de ne pas avoir de partenaire stable et privilégié, comme dans un couple ou une communauté.
Le but de toutes les remarques ou les constatations qui vont suivre n’est pas de faire une analyse sociologique dont je suis bien incapable, mais de poser clairement et lisiblement pour tous un certain nombre d’éléments et de réfléchir à partir de là. D’autre part, de parler d’une situation qui n’est pas forcément facile à vivre, plus que de vouloir apporter des remèdes ou des explications. D’une certaine manière, je me fais l’écho de ce que j’ai entendu ou de ce que j’ai pu constater par moi-même au contact de garçons ou de filles dans cette situation. J’ai bien conscience de ne rien apprendre de neuf à personne, si ce n’est de dire tout haut ce qu’un certain nombre d’entre eux pensent ou vivent douloureusement.
Une réalité relativement nouvelle
Il y a quelques années encore, personne n’aurait pensé à traiter ce genre de sujet. Il y avait des célibataires, certes. On les remarquait, on les plaignait. Aujourd’hui, le fait nouveau est d’abord quantitatif. Un nombre important et sans doute égal de garçons et de filles se retrouvent dans cette situation malgré eux. Par manière de parenthèse, c’est ce nombre important, parmi les jeunes que je connais, qui m’a incité à y réfléchir un peu plus.
Le nombre même pose question, il indique un phénomène nouveau à interroger, dont il faut trouver, sinon le sens, du moins comment le vivre. Phénomène qui dépasse largement ceux qui ont à le vivre, du moins quant à la compréhension et la portée. Bien sûr, on peut dire que toute situation personnelle est une situation particulière, avec ses raisons et ses mobiles particuliers. Reste la question : pourquoi ne pas avoir trouvé à trente-cinq ans ou plus, un partenaire ou un lieu d’engagement pour vivre sa vie ?
On peut invoquer un certain nombre de faits nouveaux : adolescence plus longue, études plus longues, changement de mentalités et de mœurs, éclatement de la cellule familiale, conditions nouvelles de travail qui conduisent à une instabilité géographique et donc relationnelle. Faut-il incriminer la fameuse difficulté des jeunes à s’engager dont certains se gargarisent ? Entre tous ces phénomènes, y a-t-il un lien de cause à effet ou un simple constat de simultanéité ? Faut-il remonter jusqu’à la crise des années soixante et donc y adjoindre la chute brutale des entrées dans la vie religieuse et des vocations sacerdotales, le nombre de prêtres ou de religieux (ses) qui ont quitté leurs ministères, la baisse non moins sensible du taux de natalité, l’augmentation du nombre de divorces, jusqu’à deux sur trois mariages, paraît-il, dans la région parisienne ? Plus récent, mais lié aux précédents, le phénomène nouveau des familles mono-parentales.
L’intérêt de prendre ensemble tous ces phénomènes est de bien voir que :
1. Il s’agit d’un véritable éclatement social ou plutôt de la manifestation au grand jour d’une certaine fragilité. Le tissu ou le vécu social réclame un engagement, une fermeté, un enracinement dont bon nombre de nos contemporains ne se sentent pas la force. Le mode de vie d’aujourd’hui manifeste des fragilités ou fait éclater des manières de vivre qui auraient peut-être duré, cahin-caha, dans un système où la cohésion était plus forte.
2. Toutes ces questions obligent à éluder des réponses faciles, du genre " les jeunes ne veulent plus s’engager ", alors que, justement, la question n’est pas là. Prendre en compte cette situation de manière adéquate, c’est pousser la question plus avant, nous interroger sur nous-mêmes, sur l’époque que nous vivons, ce qui se dit ou se cherche. Entendre la non-parole qui produit un corps éclaté avec des meurtrissures multiples.
Parmi les réalités nouvelles, il faut parler, bien sûr, du nouveau rapport homme/femme. Si elles ne font pas tout à fait les mêmes études que les garçons, les filles en font autant et, autant que les garçons, aspirent à l’exercice d’une profession comme une manière normale de valoriser un diplôme. Puis, si l’intérêt personnel s’y mêle, un lieu passionnant pour vivre un rapport au monde riche de rencontres, de responsabilités, de reconnaissance de ses aptitudes. Pour s’en convaincre il suffit de regarder la situation contraire : celle des chômeurs. Il est fini le temps où les filles faisaient, de préférence, des études de droit ou HECJF, prenaient un emploi de secrétaire en attendant, si ce n’est le prince charmant, du moins un bon parti.
Les filles, comme les garçons, cherchent à faire des études qui leur plaisent, pour, comme les garçons, avoir un métier qui leur plaît où elles pourront s’investir vraiment. (Il y aurait à réfléchir, justement sur ce " comme ", réfléchir où se situe vraiment l’égalité homme-femme et comment se passe le processus identitaire.) Même si quelques-unes en rêvent encore en secret, l’image identitaire de la femme au foyer, mère d’une famille nombreuse, sans être forcément remplacée par la businesswoman ou la Future Directrice Générale, se cherche dans un partenariat avec la reconnaissance réciproque des rôles respectifs.
Beaucoup de jeunes femmes de cet âge, pourtant mères de plusieurs enfants, quelquefois aspirant encore à en avoir d’autres, ne sont pas prêtes à remettre en cause leur vie professionnelle, sans pour autant n’avoir que la réussite de leur carrière comme objectif. Avec plus ou moins d’habileté et de réussite, elles jonglent avec les horaires, les trajets, les rendez-vous, les enfants malades, les crèches ou nourrices, etc. Il faut bien reconnaître que toute une part de la production industrielle se met à leur service et impose presque ce type de vie : prêt à porter, surgelés, machines domestiques...
L’image identitaire a changé parce que le mode et le rythme de vie ont changé. Les célibataires comme les personnes mariées en sont acteurs les uns comme les autres, si ce n’est que les uns ont l’impression d’être acteurs à part entière et que les autres souffrent d’un manque.
Les paradoxes d’une situation difficile
- Le milieu "bourgeois", ou à scolarité longue, est plus atteint que les milieux populaires (à part le monde rural).
- Le célibat non choisi, presque par définition, touche davantage de personnes désireuses de se marier, i.e. de s’engager dans une relation durable et personnelle, que d’autres plus "légères", i.e. moins exigeantes. Est-ce à dire que les autres sont trop exigeantes ?
- Il touche aussi des personnes appartenant à un milieu où le mariage est une valeur.
- Les célibataires subissants sont souvent des gens qui ont tout pour eux, du moins à mes yeux et pour ce que j’en connais : intelligence, cœur, ouverture, intérêt pour le monde, vitalité, dons divers, générosité, approche intéressante de la vie...
- Des personnes qui ont eu à assumer leur indépendance et peuvent donc apporter quelque chose de précieux.
Une réalité humaine difficile
Je me contente de relever quelques éléments.
- Une réalité humaine difficile par le simple fait du non-choix de la situation qui est la leur. Plus les années passent, plus peut se développer un sentiment de frustration, d’injustice ou d’échec personnel. Comme toute situation imposée, subie, l’individu ne peut que ressentir comme une violence exercée à son égard le fait de ne pas être choisi ou de ne pas pouvoir choisir comme il (elle) l’entend. D’autant que plusieurs ont pu vivre des situations où cela " a failli marcher ", d’autres vivent douloureusement le fait de ne pas avoir été préféré à quelqu’un d’autre.
- Une réalité humaine difficile à cause du temps qui passe, inexorable et, avec lui, la frustration liée au temps perdu, l’impression que les chances diminuent, que les potentialités diminuent, que c’est du gaspillage, que ce serait si bien si, etc.
Bien que cela ne soit pas encore le moment d’aborder la relation personnelle à Dieu, je me permets un petit excursus pour signaler qu’il y en a un qui va profiter de tout cela pour l’amplifier, le majorer, et littéralement faire tourner en rond. Une partie du "travail", pour un célibataire, va être de désamorcer ce processus d’amplification pour retrouver un fonctionnement libre.
- Une réalité humaine difficile, dont je n’ai pas beaucoup parlé encore tout en en étant bien conscient, c’est le domaine de la sexualité ou, plutôt, son exercice problématique. Certains le vivent paisiblement. Pour d’autres, c’est une source forte de tension ou de frustration. Après tout, " c’est l’âge et la saison ". Ne pas exercer sa sexualité, d’une part n’est pas dans les mœurs du temps - à supposer qu’il en fut un jour autrement - , d’autre part réclame une forte démarche de sens qui justement fait défaut, et engendre donc une frustration encore plus grande.
Les tentations du célibataire
Remarques
- Vis-à-vis d’une situation jugée insupportable, une des tentations majeures est la fuite ou la négation, ce qui revient à peu près au même. Je n’emploie pas le terme "tentations" par hasard. Il indique que nous sommes agis comme de l’extérieur de nous-mêmes, que c’est quelque chose auquel on succombe comme toute autre tentation.
- Ce n’est pas le propre du célibat non choisi, c’est le propre de toute situation humaine que l’on subit : veuvage, divorce, mort d’un enfant...
- Ce n’est pas forcément un processus conscient, élaboré. Le psychisme réagit à sa manière en mobilisant ses forces. Un regard un peu lucide sur nous-mêmes, ou mieux encore : une parole risquée sur soi avec quelqu’un de confiance, qui a un peu d’oreille, nous révèlerait à quel point nous sommes agis par des pulsions, des peurs... plus encore que nous n’agissons ; cela nous révélerait qu’un certain nombre de nos conduites, de nos manières de faire ou de vivre n’ont pas leur source exactement là où nous le pensons !..
- Ces tentations peuvent se repérer par des conduites ou plutôt par l’aspect excessif de certaines de nos conduites. Il y a du "trop" quelque part, et comme le remarquait quelqu’un, " quand il y a du trop cela veut dire qu’il y a un manque ".
- Le syndrome du jeune professionnel : ne pas vouloir choisir. Il faut tout faire : nécessité du travail et de beaucoup travailler, loisirs et sorties, voir des amis, voyages, etc. Sauf pour ceux dont la santé est fragile, le rythme de vie est vite et durablement excessif.
- Hyper adaptation : on présente la face de quelqu’un de bien équilibré, qui vit très bien la situation comme elle est, sans problème. Il suffit de laisser parler un peu pour se rendre compte que l’arrière boutique n’a pas la belle apparence de la vitrine.
- Fuite en avant dans la séduction : le désir de plaire, d’être remarqué me satisfait plus que celui de rencontrer vraiment quelqu’un.
- Fuite en avant dans la vie culturelle, les voyages...
- Surinvestissement dans le travail, la vie professionnelle.
- Repli sur soi contraint et malheureux.
- Préférer un ersatz de relation, avec toutes les insatisfactions que l’on connaît pourtant par cœur, plutôt que pas de relation du tout. Pas le courage de rompre une relation insatisfaisante. Et pourtant...
Tout cela vise à masquer un malaise, une carence liée à une vie affective peu satisfaisante, d’autant moins satisfaisante que les amis masculins et féminins se marient, ont des enfants, ils ont leur vie et les célibataires ont du mal à trouver la leur. Ils ont de plus en plus de mal, sauf à se jouer une certaine comédie (à prendre sur soi) à avoir une relation vraie avec des couples qui ont, eux, d’autres centres d’intérêt auxquels ils n’ont pas accès. Lorsque je parle d’autres centres d’intérêt, je ne veux pas forcément dire les enfants, mais la caractéristique des couples stables est d’investir, de faire des projets, de se situer autrement dans la société, toutes choses plus difficiles pour des célibataires.
Sans être marginalisés de la vie sociale, ils sont un peu à part. Ce " un peu " devient de plus en plus évident et de moins en moins en moins supportable, il faut fuir. On ne sait pas comment, ni où, mais il faut fuir. Comme je le disais, c’est alors que notre psychisme vient à notre secours.
Le combat
Je pourrais continuer encore longtemps à essayer d’énumérer ou de décrire des situations que les célibataires connaissent beaucoup mieux que moi. En abordant un certain nombre de comportements sous l’angle de la tentation alors qu’il serait si facile de n’y voir qu’un trait de caractère ou de dire " chacun réagit à sa façon, tout simplement ", mon but était double.
Premièrement, alerter les intéressés. Les aider à sortir d’une lecture banalisante, plate, pour essayer de prendre en compte ce qu’un certain nombre de leurs comportements, apparemment les plus anodins, révèlent d’eux-mêmes. Ces attitudes ou cet aspect " trop " dont je parlais plus haut, les proches y sont très sensibles. Je dirais presque que c’est ce qu’ils voient en premier et à travers eux sinon la détresse, du moins la difficulté à vivre. Les sentant particulièrement vulnérables, ou fragilisés, ces proches n’osent guère en parler, préférant se cantonner dans un silence prudent ou dans une compassion non moins affectée.
Deuxièmement, accepter de prendre en compte ce que ces attitudes peuvent révéler de soi, c’est faire preuve d’un sain réalisme ou d’une saine humilité, ce qui est la même chose. L’expérience humaine apprend toujours que l’on est un peu autre que ce que l’on pense être, et les images ou ce que les autres pensent de soi n’est pas toujours facile ou agréable à supporter. Ceci dit, il y va d’une progression dans la liberté personnelle à les prendre en compte, et pour en revenir au terme " tentation " utilisé, la première tentation ne serait-elle pas justement celle de ne pas voir, de ne pas vouloir voir, ou de s’en sortir par une pirouette ?
Le terme " tentation " indique que nous sommes dans un combat et que nous ne sommes pas seuls sur un terrain dont le véritable enjeu est l’accès à notre liberté. Pour dire les choses de façon tout à fait claire : l’Esprit que nous osons nommer Esprit Saint pousse du côté de notre liberté, du combat nécessaire, de l’humilité ou du réalisme dont je parlais, même s’il n’est pas très agréable. L’autre, l’animal, le coquin, l’ennemi de la nature humaine, pousse du côté de la fuite, du rejet, sous des prétextes les plus futiles et les plus divers. Parce que le véritable enjeu à travers cette situation difficile n’est pas de savoir si nous allons un jour rencontrer l’heureux élu de notre cœur et entrer avec lui dans une relation stable et durable, ou comment nous allons supporter l’inverse, mais comment devenir l’être humain que je suis.
Cette question que d’autres personnes peuvent éviter, au moins un temps, parce qu’elle est masquée par la reconnaissance sociale, la maternité ou la paternité, bref, tout ce que vous voudrez, les célibataires, dans leur trentaine et dans leur situation, ont le privilège de la recevoir en pleine figure. Elle les percute d’autant plus que rien ne les a préparés à la recevoir. Personne n’a jamais rêvé, à douze ans, d’être seul à quarante ou plus. C’est comme de se retrouver du jour au lendemain sur un champ de bataille alors que l’on croit être sur une paisible prairie. Le réveil est souvent brutal.
La situation de célibat non volontaire, paradoxalement, fait d’eux des combattants de première ligne. Ils sont plus exposés et plus fragilisés. Confrontés à l’urgence d’un choix, qui n’est pas celui d’un conjoint, mais de la situation dans laquelle ils sont. L’urgence d’une vie intérieure et personnelle structurée est plus grande.Or, comment choisir de vivre une situation jugée insupportable par bien de ses aspects ? Car il n’y a guère d’autre alternative que ce choix, de prime abord absurde, ou l’évitement qui se traduit par les fuites en avant ou les refus qu’ils connaissent bien, et que j’ai appelés " tentations ".
Plus encore que de garder la ligne, il est urgent de se faire des muscles intérieurs, pour affronter la situation qui est la leur. De cela et du comment, il faudrait parler plus longuement.
Fécondité
Habituellement, elle n’est vue que par le biais de la fécondité physique liée à l’activité sexuelle (cf tout ce qui s’est développé autour du droit à l’enfant, entre autres pour les célibataires ou les couples homosexuels). Ce qui me semble faux dans cette manière de voir c’est de souhaiter avoir un enfant pour avoir un enfant, d’être prêt à tout pour cela, y compris l’adoption d’un petit indien ou d’un enfant colombien, suivant ce qu’il sera le plus commode ou le moins cher sur le marché de l’enfant disponible. Dans ma manière de voir, le désir ou la venue d’un enfant est postérieur à la rencontre avec quelqu’un d’autre.
Anthropologiquement parlant, je questionne beaucoup le fait de vouloir un enfant pour soi, le fait d’en vouloir un d’untel ou d’unetelle (que l’on soit marié ou pas) est plus constructif. Or, que se passe-t-il lorsqu’il n’y a ni rapport sexuel ni fécondité physique. Est-ce pour autant la stérilité ? Stérilité et fécondité sont-ils deux termes antinomiques ? Ou peut-on être stérile, i.e. ne pas avoir de fécondité physique du type engendrement, et humainement fécond ? Il est facile de voir tout de suite, rien que par ma manière de poser la question, de quel côté je penche.
Une remarque pour commencer : les célibataires non-mariés ne sont pas seuls sur ce terrain, ils y rejoignent une compagnie diverse et quelque peu hétéroclite : les religieux (ses), les prêtres, les veufs (ves), divorcé(e)s… et tous les couples qui éprouvent des difficultés à avoir un enfant.
Il faudrait sans doute s’adosser à une démarche et une réflexion psychologique ou psychanalytique beaucoup plus vaste et étayée que la mienne. Il me semble tout bêtement qu’il est aussi difficile de trouver un rapport juste avec les enfants que l’on a qu’avec ceux que l’on n’a pas, même si l’on parle beaucoup plus de la première situation, de toutes les frustrations que doivent vivre les parents pour que leurs enfants soient à peu près normaux, dans la mesure où ce terme a un sens, i.e. ni le prolongement de leur sexe, de leur imaginaire ou de leurs fantasmes.
La fécondité d’une relation s’exprime en termes de fruits intérieurs (à soi) ou extérieurs (à soi), qu’ils soient visibles pour tous ou non. Serait-il acceptable, par exemple, de dire que les enfants sont les seuls fruits d’un couple, sans tenir compte de leur vie sociale, de leur façon d’habiter un lieu (maison ou appartement, etc.), les seuls signes de leur fécondité ? La première fécondité n’est-elle pas ce que leur relation permet à chacun de vivre, de créer, d’inventer, pour lui-même et pour d’autres, que cela soit en termes quantitatifs et mesurables comme les activités nouvelles, les produits nouveaux, les décisions, ou en termes non immédiatement mesurables comme la qualité d’une présence, d’un accueil, d’une écoute, etc ?
Par manque de cette relation partagée, privilégiée et stable, les célibataires involontaires seraient-ils inféconds, une terre sans fruits ? De toute évidence non (cf. ce qui se passe dans le travail, la vie professionnelle, dans les dévouements et les intérêts divers ; cf. aussi la place de quelques célibataires célèbres et créatifs : Beethoven, Pernoud…). Cependant, je n’oserai dire oui, en ce qui les concerne, tant qu’ils n’auront pas admis et choisi cette situation comme étant la leur. Tant qu’ils n’auront pas admis et choisi non seulement d’être seul mais envisagé, en plus, que cela puisse durer, tout le reste risque de paraître du remplissage, de la "production", du "faute de mieux" dont on comble tous les ennuis et qui masque toutes les angoisses.
Les enfants dans un couple sont comme la chaîne de sens, ou ce qui reçoit de tout le reste du sens, de même pour les célibataires involontaires et les couples sans enfant, la décision et l’acceptation. Dans un couple, ce n’est pas le fait d’avoir des enfants qui donne du sens : le type de rapport avec eux dépend de ce qui se vivait entre l’homme et la femme, avant que les enfants ne les constituent parents. Je dirai volontiers que ce rapport correspond, pour les célibataires et les couples sans enfant, à la place prise par l’acceptation. Elle en tient lieu car elle rend possible sa propre fécondation par d’autres. Sachant bien qu’il ne s’agit pas de faire semblant ou d’un ersatz. Paradoxalement, à partir du moment où l’on n’est plus crispé sur soi, sur ce que l’on pensait que sa vie devait être, tout ce qui nourrit la vie en soi produit du fruit, au moins intérieurement.
Puis-je risquer une comparaison audacieuse ? De même que, dans un couple jusque là stérile (i.e. sans enfants), délivré de l’obsession de leur descendance pour une raison ou une autre - parole libératrice, évolution personnelle, traitement psychologique - , il n’est pas rare que la femme "tombe" enceinte, de même qu’un professeur ennuyeux délivré de la nécessité de faire passer un message, un enseignement, devient intéressant et plein de vie lorsqu’il parle d’un sujet qui lui plaît vraiment, de même, un(e) célibataire délivré(e) de l’obsession de se marier et d’avoir des enfants, redevient gai(e), agréable, inventif(ve) pour lui-même et pour les autres. Réapprenant ainsi que la vie passe par soi, que l’on n’en est pas l’origine, qu’on la reçoit, que l’on ne la maîtrise pas. On la reçoit de mille et une façons, et la vie fait pousser des fruits en soi. C’est cela être fécond.
Devenir l’être humain que je suis
Je disais plus haut qu’ils sont aux premières lignes du combat car il n’y a pas d’esquive ou de fuite possible, le véritable enjeu apparaît clairement dans toute son exigence : être l’être humain que je suis. Jésus lui-même a suivi ce chemin : se débarrasser de ses fantasmes ou illusions (tentations), être livré à toute sorte de rencontres et de défis sournois (sa vie publique), pour enfin être " acculé " à être radicalement et seulement, fils, obéissant (agonie). Il faut bien apprendre un jour, et l’on a toute la vie pour cela, que la fécondité n’est pas dans la production fusse-t-elle de la chair de sa chair mais dans l’être. La bonne question, marié(e) ou pas, avec enfant ou sans, n’est pas : " Suis-je fécond ", mais comment devenir l’être que je suis ? Qu’est-ce qui s’y oppose et comment le devenir mieux ? Qu’est-ce qui peut favoriser la croissance de l’être que je suis ?