Les communautés : des lieux privilégiés pour l’appel


Père Paul AGNERAY
Prêtre du diocèse d’Arras

La question exacte à laquelle cet article doit répondre est : " Pourquoi et comment les divers lieux communautaires sont-ils des chemins privilégiés pour former une Eglise qui propose des vocations ? " En lisant et relisant cette question, j’avoue que je me suis trouvé un peu embarrassé. La dimension communautaire - ou, si vous préférez, la communion - est essentielle à la vie ecclésiale, évidemment. Elle fait partie de la définition de l’Eglise depuis sa fondation : " Qu’ils soient un comme nous sommes uns... pour que le monde croie... " (Jn 17, 21-24) ; depuis le temps initial où les premiers chrétiens " n’avaient qu’un cœur et qu’une âme " et " mettaient tout en commun " (Ac 2, 42 ss). Et l’on pourrait multiplier les références. Alors, tout lieu d’Eglise ne fait-il pas partie de ces " divers lieux communautaires " ? Et, ce qui n’arrange rien, cette dimension communautaire, pour être évidente, n’en est pas moins problématique ! Je me rappelle le temps du séminaire avec la question qui revenait comme le serpent de mer : " Formons-nous une communauté ? " et les interminables discussions qui s’ensuivaient...

Un échantillon

Conscient de l’impossibilité de cadrer les lieux communautaires de manière précise et exhaustive, conscient aussi des limites de mon emploi du temps, j’ai pris pour point de départ de ma réflexion quatre expériences dont je pouvais facilement contacter les acteurs : deux écoles de l’Evangile, et deux communautés religieuses. Ces quatre " lieux " accueillent des jeunes depuis plusieurs années pour un temps de vie communautaire sous une forme ou sous une autre.

A Arras, l’Ecole de l’Evangile propose à des jeunes de 18 à 30 ans une année de vie communautaire selon trois formules : une " année-source ", année de formation à plein temps ; une " année-mission ", à plein temps également où l’accent porte davantage sur un service dans le monde ou l’Eglise ; une " année-souffle ", pendant laquelle les jeunes poursuivent leurs études ou leur vie professionnelle.

En revanche l’Escale, école de l’Evangile de Lille, ne propose pas aux jeunes de vivre une année sabbatique. Tous les jeunes continuent leur vie de travail ou d’études et l’accent est mis sur cet apprentissage de la vie évangélique dans les activités ordinaires. La vie communautaire est néanmoins forte avec les repas et les prières chaque soir, avec deux soirées par semaine et un week-end sur trois. Autre différence avec Arras : les accompagnateurs ne logent pas avec les jeunes.

A Lille encore, les Oblates de l’Assomption accueillent des jeunes filles qui participent, au moins en partie, à leur vie commune : en général, il s’agit du repas du soir, d’un office et d’un temps d’oraison chaque jour. Chaque semaine, les sœurs et les jeunes se retrouvent pour une réunion de partage.

Enfin, le monastère des Clarisses d’Arras accueille des jeunes, l’été, pour une semaine de " camp-chantier-prière ".

Il me semble qu’un peu partout en France, on pourrait trouver des tentatives analogues à l’une ou l’autre de ces formules. Les quatre types d’expériences ont d’ailleurs bien des traits communs : la vie commune au quotidien, l’importance de la formation et de la prière, l’accompagnement personnel et la relecture... Les jeunes qui les ont vécues en parlent comme d’un temps très marquant, souvent une expérience fondatrice pour leur vie. Quels enseignements en tirer pour une pastorale des vocations ? Essayons de le résumer autour de quelques mots-clés, sans oublier que chaque point est accentué ou coloré de manière très différente par l’un ou par l’autre.

Gratuité

Raphaël, responsable de l’Escale, y insiste beaucoup : " Notre projet est d’accueillir gratuitement des jeunes pour structurer leur vie et leur foi. Nous ne voulons être, ni une communauté de discernement, ni une école des cadres de l’Eglise. " Cette exigence de gratuité est essentielle parce qu’elle répond à un danger réel, à une caricature qui vient à l’esprit dès qu’il est question de ce genre de proposition à des jeunes.

Parlons clair et parlons vrai. Nous autres, prêtres et religieux (ses), sommes dans la situation suivante : nos noviciats et séminaires sont vides ou presque. Or, nous avons conscience de la grande beauté et de la grande richesse que représentent nos vocations respectives. Nous avons conscience du fait qu’elles sont extrêmement utiles à l’Eglise et à la société. Il est donc tout-à-fait naturel que nous disions à des jeunes : " Venez voir comme c’est bien, venez voir comme c’est beau ! " Mais, aussitôt, se profile à l’horizon le risque d’une dérive, l’image d’une Eglise racoleuse, d’une Eglise qui penserait à ses propres besoins avant de penser aux besoins des jeunes.

Sans doute sommes-nous rendus plus sensibles à ce danger à cause de l’exemple fâcheux des sectes, ou parce que, dans notre propre Eglise, il nous est arrivé de constater des pratiques indiscrètes en matière de pastorale des vocations. En tout cas, dans la perspective de l’Evangile, la chose est bien claire : de même que Jésus est venu chez les hommes pour les hommes, de même, nous nous tournons vers les jeunes pour les jeunes.

Et , Dieu merci, ce qui est vécu dans quatre lieux est autrement sain et libérant que la caricature qui vient d’être évoquée. Les jeunes qui y sont passés doivent être, grosso modo, au nombre d’une centaine. Certains, se sont tournés vers la vie religieuse ou vers le séminaire, ou sont devenus pour un temps permanents d’Eglise, et cela n’est pas étonnant. Mais la majorité d’entre eux se retrouve menant la vie de tout le monde, chrétiens engagés à leur manière, mais pas forcément dans des structures d’Eglise. Et ce qui est réjouissant est d’entendre les accompagnateurs s’en réjouir sans arrière-pensée, en vous racontant ce qu’est devenu un tel ou une telle.

Résonnance

La proposition tout entière est placée sous le signe de la gratuité, du désintéressement, et cela se manifeste au niveau de chaque personne et de chaque aspect de l’expérience. Soeur Christine-Marie, responsable du camps-chantier, me disait : " Quand on relit avec les jeunes ce qu’ils ont vécu, on est frappé de constater à quel point les interventions des divers membres de la communauté sont complémentaires. Une parole de l’une, un geste de l’autre, une conversation avec une troisième concourent à tisser l’expérience vécue par un jeune dans la journée. Ce que tu fais... c’est l’Esprit... c’est pas ton œuvre ! "

Voilà qui est fort bon pour l’humilité des intervenants ! Et voilà surtout qui est fort constructif pour les jeunes. Dans le type d’expérience que nous évoquons ici, ce qui importe n’est pas la fréquentation d’une personne, fut-elle un authentique maître spirituel, c’est l’effet de résonance produit dans la durée par de multiples contacts, et qui se révèle à la relecture. Ainsi se produit ce qu’en pédagogie on appelle le " renforcement ", et aussi une vérification : " Ce que j’ai cru percevoir à tel moment n’est pas seulement une impression passagère ! "

Ce qu’on découvre alors, c’est que la communauté est au service de la personne. Une jeune disait après le camps chantier : " Je me suis senti exister chez vous " et bien d’autres témoignages vont dans le même sens. Au contact des uns et des autres pour qui je suis un " tu ", je fais la découverte de mon " je ". La qualité de la vie communautaire m’apprend à être moi-même, " sans avoir besoin de porter un masque ", l’expression revient plusieurs fois dans les témoignages.

Rencontre

Des personnes qui se construisent grâce à une rencontre. Avec cela tout est dit. Les jeunes l’expriment chacun avec ses mots. Petit florilège en vrac :

" Vivre ensemble sous le regard de Dieu et sous le regard des autres. Découvrir les autres et se découvrir soi-même... "

" On apprend jour après jour que l’on est tous l’enfant chéri de Dieu... une année qui est une véritable rencontre avec le Christ. "

" J’ai été saisie par le Christ, malgré mes faiblesses et mes questions, j’ai décidé de le suivre. "

" Attention ! vous risquez de tomber amoureux de la Parole de Dieu cette année... "

" S’arrêter au bord d’un fleuve qui coule trop vite, s’étonner de ce que l’on est, s’émerveiller de ce que l’on vit, de ce que Dieu nous fait vivre, balayer l’inutile et prendre son impulsion sur du solide. "

" Cette année m’a donné le goût du Christ, et je ne veux pas en rester là. Je veux que toute ma vie soit consacrée à sa recherche. "

" Cette année, Jésus m’a parlé, dans la prière et la lecture de la Parole... Cette année, j’ai éprouvé mille fois l’amour de Dieu... "

" Ce début m’apprend à toujours avoir envie de chercher Dieu... sans jamais vraiment le trouver... Tant mieux ! "

" Ce lieu de partages, d’écoute, de rencontres diverses et d’échanges m’a amenée à poser un nouveau regard sur l’autre, le regard que Dieu porte sur chacune de ses créatures, regard d’amour et de miséricorde qui remet l’homme debout. Petit à petit, j’ai appris à prier... Je ne savais pas que je pouvais, moi aussi, vivre une telle intimité avec Dieu. Et cette intimité me pousse à oser témoigner de ma foi, que ce soit au sein de ma promo, de l’aumônerie, de ma paroisse, de ma famille... "

Ces expériences ont cela d’irremplaçable que - comme le dit l’un d’entre eux - elles donnent au jeunes la possibilité de s’arrêter, et qu’elle leur donne des moyens pour la rencontre fondatrice.

Les petits riens

Parmi ces moyens figure au premier rang le simple fait de vivre ensemble. Et cela est vécu, tôt ou tard, plus ou moins comme une épreuve. Un garçon le met en images :

" Etre chrétien, c’est faire un pari : suivre le Christ.... Un week-end de septembre, toutes les rivières se sont jointes : c’est le temps de naviguer ensemble. Pour avancer, on compte d’abord sur sa force et sa volonté : on rame. Mais la fatigue apparaît et la flottille se disperse. Cela devient très vite une galère. Chacun ressent une aide extérieure qui se propose. On est alors plus attentif à une légère brise qui se lève et vient à nous. Pourquoi ne pas se laisser porter par elle ? Comment y parvenir ? C’est un travail de confiance ; car le souffle vient d’ailleurs. On n’est plus maître de sa propre barque. Mais l’a-t-on été un jour ? C’est un travail qui s’inscrit dans la durée ; le souffle toujours plus puissant appelle à une transformation radicale de l’embarcation... "

La " galère " tient sans doute aux différences entre les galériens... " Chaque année, c’est la même chose : ils ont tout pour ne pas vivre ensemble ! " s’étonnait l’un des responsables. Il y a le frottement des différences : âge, maturité, situation, milieu social, tradition ecclésiale... Il y a aussi les horaires, la cuisine, la vaisselle, le ménage, toutes ces petites choses de la vie courante qui exterminent les illusions, le rêve de la communauté idéale.

" Venez et voyez " disait Jésus à Pierre et au disciple bien-aimé. Mais, comme toujours dans l’Evangile, il faut lire la suite : " ils demeurèrent avec lui ", et ce " demeurer " va revenir régulièrement jusqu’à la dernière page du quatrième Evangile. Il ne s’agit pas seulement de " voir ", comme à la télévision où comme dans une soirée-témoignage. Il s’agit de demeurer, de rentrer dans l’expérience, de se laisser éprouver, transformer dans la durée. C’est à ce prix que se fait l’expérience fondatrice, l’enfantement. C’est inévitablement une histoire de mort et de résurrection.

Partage

Cela dit, sous prétexte d’éviter les illusions, il ne faudrait pas négliger la richesse de ce que chacun apporte aux autres par ce qu’il est, ce qu’il sait, ce qu’il vit. Ces lieux communautaires sont comme des creusets où les jeunes sont amenés à rencontrer des témoins de la foi parfois très différents les uns des autres. Il sont aussi des endroits où les échanges peuvent se faire en profondeur. Là, les jeunes peuvent voir diverses vocations " de l’intérieur ".

Si c’est une expérience du type Ecole de l’Evangile, l’équipe d’accompagnateur est, au moins dans les cas que je connais, composée de chrétiens représentant les différents états de vie et vocations. Les jeunes sont aussi amenés à rencontrer des personnes très diverses à titre d’invités ou d’intervenants. Si la proposition a pour base une communauté religieuse, les jeunes découvrent petit à petit la richesse du charisme qui leur est propre...

Citons un exemple de ce contact avec les trésors de la tradition ecclésiale au grand sens du terme. Après une soirée consacrée à un grand témoin de la foi - je ne sais plus si c’était Thérèse de Lisieux, Charles de Foucauld ou Madeleine Delbrel - un jeune confiait qu’en entendant ces paroles, il avait eu " le cœur tout brûlant ".

Enfin, tout ce que les jeunes s’apportent les uns aux autres, par la diversité de leurs expériences et de leurs vocations, par ce qu’ils ont déjà découvert ou par leur ardeur à découvrir davantage, par leur amour et leur disponibilité... tout cela, évidemment, joue un rôle essentiel dans la fécondité de l’expérience.

Dans cette confrontation des diversités, dans cette ouverture et cet enrichissement mutuel, il y a, me disait l’un des responsables, " quelque chose qui parle de l’Eglise ".

Communauté durable ?

Que la vie commune en elle-même, avec ses joies et ses peines, vienne au premier plan dans les expériences qui nous occupent ici, cela n’est pas très étonnant ! Ce qui est plus original est de constater la façon dont la réalité communautaire est envisagée, et, si l’on peut dire " utilisée " dans les différentes propositions. Citons deux exemples diamétralement opposés, deux points de vue aussi intéressants et légitimes l’un que l’autre.

A l’Escale, on considère que les jeunes qui viennent là n’ont pas, a priori, la vocation de la vie communautaire. On souhaite donc que ne se crée pas chez eux une sorte de dépendance à l’égard de la communauté. On ne veut pas qu’elle devienne pour eux une " béquille ". Pour cela, en février, on ferme la maison trois semaines et l’on demande aux jeunes de ne pas se voir pendant ce temps. Au retour, on fait le point : qu’est devenue leur vie pendant ce temps ? Par exemple, l’un a trouvé un autre rythme de sa vie de prière tandis que l’autre a tout laissé tomber. A partir de là, on essaie de faire les ajustements nécessaires. Ici, la communauté, même si elle joue un rôle majeur dans l’expérience, est perçue comme essentiellement provisoire.

Au contraire dans la proposition des Clarisses, le point central est la présence de soeurs dont la vocation est de vivre en communauté, et en communauté extrêmement stable. Avant, pendant et après le chantier, les jeunes sont portés dans la prière des moniales. Des liens fort se créent, ce qui est vrai aussi dans les autres propositions mais ici, ils ont un caractère particulier. Pour des jeunes qui bougent beaucoup, le monastère demeure comme un pôle de référence, comme un symbole de stabilité particulièrement fort.

Un banc d’essai ?

Une autre divergence intéressante est à noter, cette fois entre l’approche de l’Escale et celle de l’Ecole de l’Evangile d’Arras. Luc, responsable de la seconde, m’expliquait que celle-ci, même si elle n’est pas d’abord un lieu de discernement, peut donner l’occasion à des jeunes de " s’essayer ", en quelque sorte, relativement à tel charisme ou à telle vocation. Ainsi, un garçon qui pensait à la vie monastique a-t-il pu faire là comme un essai de ce qu’est la vie communautaire. Ou encore, plusieurs jeunes ont pu, dans le cadre des activités proposées par l’Ecole, découvrir ou vérifier leur aptitude à telle activité humanitaire ou à tel service d’Eglise.

Cela est vrai pour le cheminement personnel des jeunes, et cela est vrai aussi pour l’Ecole de l’Evangile comme institution ecclésiale. Dans plusieurs cas, le témoignage de l’équipe animatrice de l’Ecole a joué un rôle non négligeable dans l’orientation d’un jeune, par exemple vers une tâche de permanent d’aumônerie ou de mouvement. Cela ne fait pas de l’Ecole de l’Evangile une " école des cadres " de l’Eglise diocésaine. Elle est d’abord un lieu où les jeunes se mettent tout simplement et sans a priori à l’Ecole du Christ. Elle est d’abord au service de leur vocation baptismale. Il n’empêche que, sur ce point, les approches de l’équipe de Lille et de celle d’Arras sont un peu différentes. Et, une fois encore, les deux points de vue me semblent également légitimes.

Epreuve de vérité

Dernière remarque, qui vaut en particulier pour les communautés religieuses accueillant des jeunes : la communauté ne sort pas indemne d’une telle aventure ! " Venez et voyez ", c’est très bien, mais encore faut-il qu’il y ait quelque chose à voir ! Pour la communauté accueillante aussi, l’expérience est un travail d’enfantement, un chemin de conversion. Et cela est vrai non seulement pour les quelques religieux ou religieuses qui sont plus directement responsables de l’opération, mais pour toute la communauté.

D’ailleurs, nous touchons ici du doigt ce qui est une constante de toute action relative à l’Evangile : celui-ci présente une tendance singulière à revenir en boomerang vers la personne chargée de l’annoncer !

Des lieux communautaires à inventer

J’en resterai là en ce qui concerne les quatre propositions évoquées jusqu’ici, tout en ayant bien conscience qu’il y aurait infiniment plus de choses à dire sur ces expériences si riches, et tout en priant les intéressés de pardonner toutes les lacunes de ma réflexion.

Mais, comme nous le notions au début de cet article, la réalité communautaire dans l’Eglise est autrement plus vaste et diversifiée que les quelques lieux dont nous venons de parler ! Prenez une paroisse ou, comme nous disons chez nous, un " secteur paroissial ". Ne pourrait-il pas devenir, d’une certaine manière, un lieu communautaire où les jeunes sont accueillis et qui soit appelant pour eux ?

Imaginez un presbytère où les différents membres du Peuple de Dieu, ministres ordonnés, religieux, religieuses, laïcs " permanents " ou " bénévoles ", se retrouveraient pour autre chose que pour " le travail ". Un lieu où ils se rencontreraient à l’occasion dans un autre cadre que le service ou le mouvement auquel ils appartiennent. Imaginez un lieu où ils pourraient régulièrement faire table commune, partager, se former, célébrer...

Cela existe déjà, me direz-vous... Mais, quand même, il me semble qu’en matière de lieux communautaires, et de lieux communautaires effectivement ouverts aux jeunes, nous avons encore beaucoup à inventer !