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Quel grand dessein notre Eglise montre-t-elle aux jeunes ?
s.j
Ceux qui portent le souci des vocations sont habités par cette interrogation lancinante : dans une société qui souffre tellement du chômage des jeunes, qui a tant de peine à leur faire place et à leur confier des responsabilités, comment se fait-il que l’offre d’emploi que propose l’Eglise ne suscite qu’un si faible écho ? La question ainsi posée peut paraître déplacée, mais elle fait réfléchir par son paradoxe même : l’Eglise n’est pas une entreprise qui emploie des bras ou des cerveaux, mais une communauté croyante qui vit de l’engagement des âmes. Pourtant, beaucoup de jeunes, qui se trouvent dans la situation des ouvriers de la parabole, ne savent même pas qu’il pourrait exister un employeur pour cette vigne. Ils ressemblent à ces errants qui chôment, l’âme inemployée, dont parlait Kafka dans un de ses essais : " Je suis valet, mais valet inoccupé. Personne ne fait appel à mes services, à ce désir d’être appelé que j’éprouve, du moins par moments, avec tant d’intensité. " Entre les jeunes qui désirent être appelés, et l’Eglise qui appelle, il manque de toute évidence un maillon.
Ce maillon, ce pourrait bien être la dimension charismatique de la vie chrétienne. Avant d’être ministérielle, en effet, l’Eglise est charismatique, fruit de l’Esprit Saint. Il est de sa nature d’être sans cesse reçue, donnée à elle-même par la grâce du Christ qui la construit par la diversité des charismes. Et les dons qu’il lui fait, dit saint Paul, " Ce sont d’abord les apôtres, puis les prophètes et les évangélistes, les pasteurs et ceux qui enseignent " (Ep 4, 11). Ce sont des personnes habitées par l’Esprit, transformées, habilités à exercer, dans la complémentarité des tâches, le ministère. Il est remarquable que, dans son langage, Paul parle de la diversité des charismes au pluriel et du ministère au singulier. Ainsi, se trouve affirmé que les tâches du ministère, par lesquelles se construit le Corps du Christ, sont l’expression multiforme des charismes.
La deuxième affirmation de Paul sur cette construction de l’Eglise à partir des charismes, c’est que tous les baptisés en sont gratifiés : " A chacun est donné la manifestation de l’Esprit en vue du bien commun " (1 Co 14, 4). Non pas à quelques-uns, sortis du lot, mais à chacun.
Il n’y a donc pas, dans l’Eglise, de distinction à faire entre membres actifs et membres passifs, mais plutôt à favoriser l’éclosion et le développement des dons que l’Esprit répartit entre tous. Une relecture de la parabole des talents à la lumière de cet enseignement trouverait de nombreuses applications. Trop de chrétiens, aujourd’hui encore, s’en vont enfouir leur talent par peur du risque, par sentiment de n’avoir rien à donner, ou simplement parce qu’on ne les a pas appelés. Ainsi, le P. Laurent Fabre, fondateur du Chemin Neuf écrivait-il récemment : " Beaucoup d’hommes et de femmes de bonne volonté, désirant mettre leur énergie au service du Seigneur, ne trouvant pas véritablement leur place dans leur paroisse ou autres lieux d’Eglise, viennent frapper à la porte de ces communautés nouvelles qui sont disposées à reconnaître leurs charismes et leurs appels... " (Vie Consacrée, janvier 1998).
Allons plus loin. Le célibat consacré, dans cette perspective, n’est pas une réalité marginale. Il est au cœur de l’Eglise, puisque, par sa radicalité, il manifeste la nature intime de la consécration baptismale, à savoir que tous sont appelés à l’amitié de Jésus Christ et à travailler avec lui à l’avènement du Royaume, selon la diversité des états de vie.
Le mariage, quant à lui, qui est la vocation commune, met en lumière par son caractère sacramentel la dimension sponsale de l’Eglise. Il est heureux qu’aujourd’hui les jeunes couples expriment par une démarche beaucoup plus personnelle et volontaire leur désir de se marier religieusement. Cette démarche, accompagnée et soutenue par l’Eglise, peut dès lors manifester elle aussi qu’elle est une réponse libre à une vocation : celle de porter le signe, pour l’Eglise, de la fidélité de l’Epoux qui l’a aimée jusqu’à la fin.
Il y a donc une complémentarité, qui n’est pas encore suffisamment mise en lumière, entre la vie consacrée dans l’état religieux ou sacerdotal et le mariage chrétien, entre les amis de l’Epoux et l’Epouse. La communauté chrétienne devient alors le lieu où l’Esprit du Christ suscite les charismes et ministères nécessaires à sa croissance : " Le Christ n’a de poids pour le monde, disait le Cardinal Etchegaray, que par le poids qu’il pèse dans la vie d’un homme ou d’une femme disposés à tout quitter à cause de lui. " Mais cette réponse personnelle elle-même ne peut prendre corps que si la communauté dans son ensemble a conscience d’être bénéficiaire des dons du Christ, pour les discerner et les soutenir. Le diaconat permanent, lui aussi, contribue à la reconnaissance de cette diversité des dons, sans confusion sur la place de chaque vocation.
Ainsi, charismes et ministères s’éclairent et s’épaulent mutuellement. Dans la mesure même où chaque baptisé sera convaincu qu’il a reçu un don de l’Esprit, et donc un appel en vue d’un service, l’Eglise se sentira plus assurée pour proposer aux chrétiens le discernement de leur vocation : " A plusieurs, nous ne formons qu’un seul corps dans le Christ, étant chacun pour sa part membres les uns des autres. Mais, pourvus de dons différents (charismata) selon la grâce qui nous a été donnée, si c’est le don de prophétie, exerçons-le selon notre foi ; si c’est le service, en servant ; l’enseignement, en enseignant ; l’exhortation, en exhortant " (Rm 12, 4).
Mais la conscience collective de l’Eglise, telle qu’elle se reflète dans la vie des communautés locales, est encore loin de cette vision que les premières communautés chrétiennes avaient d’elles-mêmes, vision qui, au dire de la Lettre à Diognète, animait leur fierté d’être " l’âme du monde "...
Seul le regard de la foi permet de reconnaître la communauté ecclésiale comme Peuple de Dieu, sacrement du Christ, communauté de dons. Cette vision, qui est celle de Vatican II renouant avec la grande tradition patristique, est encore déficiente, voilée bien souvent par le regard réducteur des medias, les critiques ou l’animosité. Or, une vocation ne peut éclore que si elle est mobilisée par un grand dessein. Il est frappant de voir à quel point les jeunes qui réussissent dans la vie savent engager leurs ressources pour des tâches temporelles. Comment pourraient-ils découvrir que le Créateur et Seigneur de toutes choses les appelle à une œuvre divine, infiniment plus vaste et profonde, s’ils ne le perçoivent pas vivant dans son corps ecclésial ? C’est ce ressort, cette vision sacramentelle qu’il importe aujourd’hui de restaurer dans le cœur des jeunes, par une vie spirituelle forte et par le témoignage de communautés dynamiques. S’il faut prêter attention aux appels légitimes de la réussite professionnelle, " combien est-ce une chose qui mérite plus d’attention encore que de voir le Christ Notre Seigneur, Roi éternel et, devant lui, tout l’univers qu’il appelle, en même temps que chacun en particulier... " (Exercices, Ignace de Loyola).
Les jeunes sont plus fragiles qu’autrefois, plus vulnérables, et ils préfèrent l’immédiateté, le festif, qui sauvegarde la liberté du choix. Ils sont les enfants de la précarité. Mais ils ne sont pas moins généreux que leurs aînés. Ce qui manque à leur volonté, c’est peut-être moins la force de persévérer que le grand dessein qui mobilise les énergies durablement.
Or, pour beaucoup d’entre eux, c’est justement cette vision déficiente de l’Eglise qui entraîne de nombreuses difficultés pour s’engager ou, plus encore, pour faire un choix de vie définitif.
Un jeune ne peut entendre l’appel, y trouver un sens pour sa vie, un dynamisme pour son désir de se donner, que s’il voit de ses yeux, dans le signe sacramentel de l’Eglise, la beauté du Christ, son corps ressuscité, sa puissance de communion et de relèvement. Ce signe-là est l’unique que le Christ ait laissé. Il nous est confié.
Le premier évêque noir du Brésil disait : " Nous avons fait l’option préférentielle pour les pauvres et les pauvres ont fait l’option préférentielle pour le pentecôtisme. " La boutade est amère, mais salutaire : peut-être façonnons-nous trop le signe à notre idée, pas assez selon la sensibilité de la jeune génération. Le signe a besoin d’être beaucoup plus clair qu’autrefois, beaucoup plus sensible aussi, pour traverser l’indifférence du monde et la diversion qu’organisent, à une échelle jamais connue, l’idolâtrie du sexe et de l’argent.