L’appel


Claude Roubinet
Professeur honoraire de philosophie*

Parler de l’appel en philosophe est plutôt embarrassant ! En effet, on ne compte pas l’appel parmi les catégories philosophiques, bien plus, ce terme n’appartient pas au lexique habituel de la philosophie, voire de la philosophie morale. Pourtant on le rencontre chez deux philosophes du XXème siècle, mais, - est-ce vraiment un hasard ? - ces deux philosophes sont juifs : Bergson hier, Emmanuel Levinas aujourd’hui. Cette coïncidence, peut-être, n’est pas fortuite, elle peut donner à réfléchir... Risquons une hypothèse : le concept d’appel ne pourrait-il se situer à la jointure de la philosophie et de la religion ? Ne faudrait-il pas pour l’élucider éclairer le discours philosophique par la culture biblique ?

Lévinas lui-même nous y invite quand il écrit que les versets bibliques (qu’il ne se prive pas de convoquer dans toute son oeuvre), n’ont pas pour fonction de faire preuve (ce qui signifie qu’ils ne se substituent pas à la démonstration philosophique) mais ils témoignent d’une tradition, d’une expérience. N’ont-ils donc pas le droit à la citation, un droit au moins égal à celui dont bénéficie Holderlin ou Takl, deux poètes que les philosophes contemporains, notamment Heidegger, ont coutume de fréquenter ? Ainsi les Ecritures Saintes, nous dit encore Lévinas, ne pourraient-elles éclairer l’écriture grecque des philosophes ? L’éclairer et, en ce qui nous concerne aujourd’hui, l’enrichir (Humanisme de l’Autre Homme, p. 96). Car la philosophie parle grec ! Elle se nourrit de la sagesse grecque qui méconnaît l’expérience, ou plutôt, l’événement de l’appel.

Cet événement, on peut même dire qu’elle l’ignore : pour les grecs, l’homme doit construire sa propre statue, travailler à son accomplissement. Son idéal c’est une vie réussie où il a pu épanouir tous ses dons, toutes ses puissances disait Aristote, ses virtualités, ses capacités dirions-nous aujourd’hui. Son idéal c’est une vie autarcique qui se suffit à elle-même, qui suit sa propre loi, celle de la raison qui, justement, lui permet de s’accomplir à tous les niveaux de son existence, dans la vie de plaisir comme dans la vie relationnelle et dans la vie intellectuelle. Son idéal, c’est de ne dépendre que de soi et de se satisfaire de son propre épanouissement. L’homme de bien, le spoudaios, est autonome, il est à la fois vertueux et heureux car le bonheur accompagne l’activité réussie qui est la sienne, il connaît à la fois l’indépendance, la tranquillité et la satisfaction. Une telle conception n’a que faire de l’appel ! Le mot suggère à lui seul qu’il vient d’ailleurs, qu’il apporte le dérangement, qu’il invite à sortir de soi.

L’appel viendrait donc troubler l’idéal d’autosuffisance qui caractérise la sagesse grecque, son heureuse quiétude en soi-même, heureuse même si elle est par ailleurs courageusement conquise : c’est tout un travail d’être vertueux disait Aristote ! Mais si la philosophie trouve son origine en Grèce, nous sommes pourtant non seulement d’Athènes mais aussi de Jérusalem. Et Jérusalem et son Livre font une large place à l’appel. Abraham, Elie, Samuel, Jonas et bien d’autres figures nous amènent à penser que l’appel est d’abord dérangeant, trouble-fête, en quelque sorte, et qu’il brise cette tranquillité intérieure dont la Grèce faisait son idéal. Tentons de voir quel statut pour l’homme se trouve impliqué dans l’expérience de l’appel que ces personnages nous découvrent, une expérience qui nous donne à penser.

Voici trois axes à partir desquels nous allons refléchir. Tout d’abord l’appel, comme objet d’approche philosophique, n’est pas une faveur exceptionnelle dont l’un ou l’autre, l’un mais pas l’autre, pourrait être gratifié. Ce n’est pas une sollicitation réservée aux seuls chrétiens ou aux hommes religieux. L’appel n’est pas une spécificité chrétienne ou judéo-chrétienne, réservé à ceux qui penseraient "avoir la vocation" comme on dit, qu’il s’agisse de l’entrée au séminaire, au couvent, ou de la médecine ! L’appel vient en quelque sorte s’inscrire dans notre condition d’homme, il est constitutif de notre humanité, personne n’en est exclu, même si les êtres libres que nous sommes peuvent refuser de le prendre en compte. L’appel, c’est comme un traumatisme qui atteint chaque conscience - sans être réservé à certains - c’est comme un ébranlement qu’on peut certes choisir d’ignorer mais qui est essentiel à notre statut d’homme.

Deuxième idée : l’appel ne vient que rarement d’une voix se désignant comme céleste - encore qu’il ne faille pas rejeter cette expérience nous dirait Bergson, elle fait partie du patrimoine de l’humanité, les mystiques existent ! Mais, plus banalement, pour chacun de nous, l’appel se lit sur le visage de l’autre homme, il vient par et pour l’autre homme. L’appel, on le verra, entraîne à l’action, au service. Et à le suivre nous devenons selon Bergson, qui reprend St Paul, adjutores dei, " en charge de la création ".

Troisième idée : l’appel ne vient pas terrasser nos libertés et leurs initiatives. La réponse à l’appel c’est nous qui l’inventons, qui la modulons au coeur du monde, dans le concret des jours et des situations. L’appel va s’éprouver dans le temps, il ne vient pas nous foudroyer sur place, mais il nous convoque pour une histoire que nous allons écrire avec notre vie, qui sera la nôtre. Car si l’appel concerne tous les hommes, c’est pourtant à chaque singularité qu’il s’adresse, personne ne peut répondre à ma place, écrit Lévinas...

I - L’appel n’est pas une faveur exceptionnelle

Abordons le premier thème, mais commençons par un détour : la sagesse grecque. Il faudrait évidemment apporter des nuances au tableau brossé plus haut. Ainsi, loin d’être enfermée dans l’humain trop humain, l’oeuvre extraordinaire de Platon - et plus tard celle de Plotin est toute entière animée par l’aspiration au divin. Toutefois il s’agit justement d’une aspiration vers... d’une démarche ascendante, d’un élan né d’un manque fondamental, plutôt que d’une sollicitation ou d’un ébranlement reçu et venu d’ailleurs. C’est pourquoi à cette inquiétude, à cette non-quiétude de Platon, infiniment respectable et que saura reconnaître Augustin, on peut opposer le texte d’Isaïe : " J’ai été trouvé par ceux qui ne m’ont pas demandé... J’ai été recherché par ceux qui ne m’ont pas posé de question " (Is 65, 1). Nous, chrétiens, pourrions penser aussi au texte de Jean, à la parole qu’il prête à son maître : " Ce n’est pas vous qui m’avez choisi, c’est moi qui vous ai choisis " (Jn 15, 16-17). Lévinas, à sa manière juive, commente : Nous ne sommes pas dans la situation où on pose la question (Lévinas souligne le "on") mais c’est la question qui vous prend (De Dieu qui vient à l’idée, p. 137). La question qui nous est posée, n’est-ce pas cela, l’appel ?

Cette sollicitation venue d’un autre jusqu’à nous, cette trace, on n’ose dire cette présence, le premier qui l’a décelée dans notre tradition française, c’est Descartes. Son analyse va peut-être nous permettre de comprendre en quoi l’appel est constitutif de toute conscience, le mouvement de pensée qu’il développe dans ses Méditations Métaphysiques va peut-être nous confirmer dans l’idée que l’appel, ou ce qu’il signifie, ce n’est pas une sorte de privilège réservé aux âmes pieuses mais bien plutôt l’annonce en tout homme de ce qui le dépasse. Il semble donc que c’est Descartes, ce cavalier français parti d’un si bon pas, comme disait Péguy, qui va le premier nous aider dans notre compréhension de l’appel. Mais il va nous aider dans la mesure où, parti certes d’un bon pas, il a su s’arrêter, s’arrêter non par fatigue, mais à l’écoute d’une voix qui vient de l’autre rive (la formule est de Lévinas, Autrement qu’être... , p. 230).

Descartes s’arrête dans sa méditation quand il rencontre l’idée d’infini. ll a proclamé son fameux cogito ergo sum, " je pense donc je suis ", et il est en train de procéder à l’inventaire de cette pensée dont il ne peut douter, puisqu’alors même qu’il doute il pense. Or tandis qu’il énumère les concepts, sentiments, qu’il découvre en lui et avec lesquels il se sent de plein pied, tandis qu’il énumère tout ce que contient le "Je pense", une idée lui apparaît, radicalement différente des autres, exorbitante, celle d’infini. Comment un être fini, fini puisqu’il doute, puisqu’il souffre de ce doute, pourrait-il produire l’idée d’infini, comment l’imparfait pourrait-il produire l’idée de parfait ? Je pense l’infini mais je ne peux être à l’origine de ce que je pense car le contenu de cette idée me déborde, infiniment ! Certes par le cogito, par le "je pense", le monde tout entier vient m’habiter, parce que je le pense le monde entier vient en moi, ses objets ne me sont plus extérieurs, ils ne sont plus autres que moi puisque je les pense...

L’on découvre ici, sous la conduite de Descartes, l’extraordinaire mouvement assimilateur de la connaissance, qui nous conduit jusqu’aux étoiles ! " Par mon corps l’univers me comprend " dira Pascal, " par ma pensée je comprends l’univers " ! Je le comprends, c’est à dire je l’enveloppe, je l’intègre. C’est le triomphe du moi fini qui va s’étendre par la pensée jusqu’aux limites de la création. La connaissance, c’est le mouvement pour se retrouver dans l’autre dira Hegel, pour annexer l’autre, pour faire reculer son étrangeté. Et le Moi en éprouve une satisfaction profonde. Mais voici que cette satisfaction de soi, cette auto-suffisance se trouve contestée. A l’intérieur du cogito une idée, la présence en nous de l’idée d’infini s’atteste comme ce que l’on reçoit, ce qui advient en nous sans nous, comme ce qui est mis en nous sans qu’on l’y ait d’abord formé.

On est loin de la maïeutique socratique qui, par son questionnement, permet à la conscience de mettre au jour ce qu’elle possède déjà, en sorte qu’au sens strict dans la tradition platonicienne nous n’aurions rien à apprendre. Ici, la maïeutique n’éveille aucune réminiscence, commente Paul Ricœur (Soi-même comme un autre, p. 389). L’idée d’infini n’est pas endormie en nous, elle est déposée en nous, elle a été mise en nous, nous ne pouvons la produire. De l’idée d’infini nous ne sommes pas capables. Lévinas, à travers toute son oeuvre, propose une superbe lecture du vieux mais toujours jeune philosophe : le cogito, écrit Lévinas, peut se donner le ciel et la terre, la seule chose qu’il ne puisse se donner c’est l’idée de l’infini (Ethique et infini, p. 61). L’idée de l’infini, dit-il encore, se loge dans une pensée qui ne peut la contenir, (Autrement qu’être, p. 187) : comment porter du plus dans le moins ? (De Dieu qui vient à l’idée p. 130). L’idée d’infini consiste à penser plus qu’on ne pense (Difficile liberté, p. 377) ; mais comment cette idée de l’infini peut-elle tenir dans une pensée finie ? (Transcendance et intelligibilité p. 23).

Et voici le texte le plus important : " La venue ou la descente de l’infini dans une pensée finie nomme un événement ", écrit Lévinas (Transcendance et intelligibilité p. 23). Cet événement, ne serait-ce pas celui de l’appel, dans son universalité ? Quand il n’est pas réservé aux prophètes, voire à tout un peuple mais quand il s’adresse à tout homme, ce qu’a bien vu le juif Lévinas soucieux de ne pas s’approprier, comme juif, l’élection. Une élection qui, d’ailleurs, signifie pour lui, non un privilège, mais une responsabilité, un service ou, comme il le dit, " un surplus d’obligation " (Difficile liberté p. 78). La présence en chacun de nous de l’idée d’infini s’atteste comme ce que l’on reçoit sans pouvoir le contenir. Quel paradoxe ! Paradoxe qui ne peut se résoudre que si l’on interprète cet événement, l’événement d’un Dieu qui vient à l’idée (c’est le titre même d’un ouvrage de Lévinas), cette descente de Dieu - Lévinas s’essaiera à parler de kénose - si on interprète cet événement comme l’appel qui vient contester, bousculer toute tentation autarcique du sujet, qui vient l’empêcher de se clore sur lui-même...

Un tel appel ne nous laisse pas dans nos confortables limites mais il les fait craquer, il nous déstabilise et nous ouvre à l’autre que nous. Et nous y sommes bien forcés puisque l’idée qui s’annonce, nous ne pouvons la contenir puisqu’elle nous entraîne ailleurs !

Reprenons la lecture de Lévinas : " Comme si l’idée de l’infini en nous était exigence... au sens où dans l’exigence un ordre est signifié ". C’est cette dernière phrase, tirée justement du livre De Dieu qui vient à l’idée (p. 108) qu’il nous faudra méditer, tandis que nous tenterons de comprendre ce que cet ordre signifie pour nos vies, et le chemin qu’il nous ouvre. On peut dire tout de suite que ce sera un chemin sans retour ! Nous opposion plus haut Athènes et Jérusalem, Lévinas oppose souvent Ulysse et Abraham. Le périple d’Ulysse ne le conduit finalement que chez lui, il le reconduit à Ithaque, sur sa terre et dans ses frontières ; Abraham, en revanche, se met en route pour l’inconnu. Il ne connait que l’ordre reçu et qui, on le verra, laisse sa liberté intacte mais bien lourde à porter.

II - L’appel se lit sur le visage de l’autre homme

Pour nous aider à comprendre ce déplacement de l’idée d’infini vers l’ordre qui est signifié dans l’appel, nous pourrions peut-être considérer une autre figure de l’appel présente dans la tradition philosophique, même si ce n’est que rarement sous ce nom. Evoquons donc cette figure de l’appel qui, chez Kant, se situe cette fois de registre de l’obligation. L’obligation entendue comme appel. Non comme la résultante calculée de nos intérêts, non comme la pression de contraintes extérieures issues de la société.

Il s’agit d’une obligation reçue comme une injonction de la raison et qui, en quelque sorte, déborde notre finitude. Kant, dans le style sobre qui est le sien, nous met à son tour en présence d’un fait irréductible à toute explication, du fait énigmatique d’une exigence en nous qui bouscule nos attachements sensibles, nos intérêts, toutes les ruses de notre amour propre, qui déstabilise l’être fini que nous sommes, occupé à assurer sa persistance dans l’être, sa place au soleil, disait Pascal. Voici donc l’homme arraché à la satisfaction de soi. Mais une vie humaine ne peut rester vie satisfaite dans son égalité à l’être, vie de quiétude, écrit Lévinas : " Plus de satisfaction possible quand a été entendu l’appel, car, à aucun moment, personne ne peut dire : j’ai fait mon devoir, sauf hypocrisie " (Ethique et infini, p. 131).

Face à l’appel du devoir nous ne serons jamais quittes, c’est là une des idées majeures de la philosophie morale de Kant. Car le devoir s’exprime, chez Kant, par plusieurs formules : l’une nous prescrit de considérer autrui comme une fin, jamais seulement comme un moyen. Une autre nous enjoint de chercher non pas notre bonheur propre - la nature en nous y suffit, point n’est besoin pour cela d’un commandement ! - mais le bonheur de l’autre. Et là, ce n’est plus naturel, il y faut bien un commandement ! Et par ce commandement comprenons que nous voici investis d’une tâche infinie : nous voici en charge de l’autre homme...

Avec cette seconde figure de l’appel, nous nous sommes acheminés vers cette seconde idée : l’appel nous vient par et pour l’autre, il nous arrive par la médiation du prochain. Lévinas écrit : " Dans l’appel, je suis renvoyé à l’autre homme par qui cet appel signifie au prochain pour qui j’ai à craindre " (Exercices de la patience, p. 113 ).

Tentons de déchiffrer cette formule, et d’abord sa première proposition, " l’autre homme par qui cet appel signifie " . Le commandement dont nous parle Kant, c’est sur le visage de l’autre que je puis le lire. L’appel c’est d’abord celui d’un visage, celui du plus démuni. Les phrases de Lévinas se bousculent : " La conscience est mise en question par le visage, il désarçonne l’intentionnalité qui le vise... devant l’exigence d’autrui le moi s’expulse du repos... autrui m’interpelle, me signifie un ordre, de par sa nudité, de par son dénuement... c’est sa présence qui est sommation de répondre " (L’Humanisme de l’Autre Homme, p. 48). Le visage de l’autre m’interpelle comme du Sinaï ; commente Ricœur (op. cit. p. 389).

On pourrait croire que l’appel, par la trace que laisse en nous l’idée d’infini, nous conduit à Dieu. On peut même le penser : c’est le chemin suivi par Descartes dans la suite de ses Méditations et il estime nous offrir ainsi, après les preuves traditionnelles, une autre preuve de l’existence de Dieu. Le chemin de Lévinas est moins direct... " L’appel ne me conduit pas à Dieu mais à l’autre homme. Le rapport avec autrui, avec le visage, c’est là que Dieu vient à l’idée... Cest là que, pour la première fois, j’emploie le mot Dieu " (Transcendance et Intelligibilité, p. 38).

Ici, il faut sans doute relever la méfiance de Lévinas à l’égard d’une mystique quasi fusionnelle, qui reviendrait à jouir de la présence de Dieu. Il ne s’agit pas, dit durement Lévinas, de ménager à l’homme, las de ses propres imperfections, un rendez-vous privé avec un Dieu consolateur, mais de rapporter la présence divine à la justice et à l’effort humain (Difficile liberté p. 352). La vision de Dieu est acte moral. Cette optique est une éthique. L’expérience religieuse, si l’on peut s’exprimer ainsi, ce n’est pas l’expérience que l’homme prend de Dieu, mais la mise à l’épreuve de l’homme que Dieu appelle, que Dieu interpelle et convoque pour un service.

Connaître Dieu, nous dit Jérémie (22, 17), c’est se mettre au service du pauvre et de l’orphelin, et le chapitre 25 de St Matthieu ne nous dit pas autre chose. Méfions-nous de notre goût pour les contacts directs ! L’absolu, répète Lévinas, c’est ce qui s’absout, ce qui se délie, ce qui ne peut tomber sous nos prises. L’appel ménage entre Dieu et l’homme cette distance qui empêche l’idôlatrie et nous renvoie à notre tâche, à notre responsabilité pour l’autre. C’est la justice rendue à l’autre, mon prochain, qui donne de Dieu une proximité indépassable. Notre Dieu, osera dire Lévinas, a pour seul nom "Dieu qui aime l’étranger". Un Dieu qui aime l’étranger plutôt qu’il ne se montre (DQVI, Avant propos).

Ici, le philosophe juif rencontre, semble-t-il, la théologie chrétienne la plus traditionnelle. Songeons à la phrase d’Augustin dans son commentaire de l’Evangile de Jean : " Toi qui ne vois pas Dieu, c’est en servant le prochain que tu vois que tu mérites de le voir " (17, 8). L’appel signifié par autrui prend sens dans la plainte d’autrui dans son dénuement, par son visage. On pourrait ajouter qu’il passe, qu’il se transmet par autrui. Et on pourrait lire dans cette perspective les textes d’appel si nombreux dans la Bible : Elie qui décrypte l’appel pour le jeune Samuel, les apôtres qui mutuellement se transmettent l’invitation de Jésus.... De façon un peu grandiloquente, le fameux texte de Bergson, qu’il dénomme lui-même l’appel du héros, indique bien que l’ébranlement intérieur qui ouvre à la conversion est suscité par la parole d’un autre. Une parole qui trouve un écho dans nos vies pourtant livrées aux habitudes par notre moi superficiel.

De même, l’exemple des saints nous réveille. Par l’émotion qu’il suscite, il nous permet de retrouver au fond de nous mêmes le courant d’amour dont nous sommes issus. Cet exemple, cette voix nous permettent de rejoindre la source de l’amour, un amour qui est don... en sorte que la participation à l’élan créateur va faire craquer les bornes du moi égoïste et routinier. L’appel entendu ouvre au don et à l’invention des conduites à travers lesquelles ce don pourra s’exprimer. Ici encore, l’appel déstabilise, fait craquer les limites, jette sur une route qui sera la nôtre, dont certes il faudra inventer le parcours de manière personnelle. Mais nous y sommes conduits par le témoignage d’un autre ! L’appel signifié par un autre.

Cela veut dire aussi, selon Lévinas, qui, sur ce point, n’est pas bien commode à comprendre, que rien en moi ne devance cet appel. Il faut citer à nouveau le verset de St Jean : " Ce n’est pas vous qui m’avez choisi " . Nous n’allons pas au devant de l’appel, nous ne le précèdons pas. Le Moi n’a pas choisi. Dans une sorte de passivité il est élu, saisi, poursuivi, tel Jonas jusque dans le ventre de la baleine ! L’appel survient par le dérangement que l’autre introduit dans ma vie, et nous le reconnaîtrons seulement quand nous aurons commencé de lui répondre. Dans le Me Voici par lequel nous vivrons notre responsabilité pour l’autre. Lévinas suggère un rapprochement entre le geste créateur et l’appel. Dans la création, l’appelé à être répond à un appel qu’il n’a pu entendre puisqu’il n’était pas issu du néant, il a obéi avant d’entendre l’ordre. Ainsi, nous nous découvrons responsables d’autrui avant tout engagement de notre liberté, je n’ai rien fait et je suis toujours en cause. C’est cela l’appel : l’assignation à la responsablité, le souci, au sens fort du terme, que nous avons à prendre de la vie de l’autre, la responsabilité pour l’autre avant même que de cet autre nous prenions connaissance.

Nous sommes ici passés au deuxième temps de la phrase qui nous fait problème : " dans l’appel je suis renvoyé au prochain pour qui j’ai à craindre. " L’appel signifie un ordre, il m’ordonne à la responsabilité pour l’autre homme, et sans doute à la mesure de sa misère. La réponse à l’appel, c’est ce que Lévinas va nommer d’un nom qui nous est familier à nous chrétiens : la diaconie, une manière de dire en grec le service du pauvre, de la veuve et de l’orphelin.

Regardons l’interprétation que Lévinas propose du texte de Job. Parvenu au bout de sa plainte, Job laisse enfin se déployer la parole de Yahweh. Dieu parle enfin mais sans répondre à Job, sans répondre à la question de Job. Il ne dit rien qui puisse immédiatement apparaître comme une réponse au problème du mal et de la souffrance injuste... et au lieu de répondre il interroge : " où étais-tu quand je fondais la terre, mais où donc étais-tu ? "

Lévinas lit dans ces mots ce qu’il appelle un constat de carence : où étais-tu, que faisais-tu, quelle part prenais-tu dans cette affaire ; sous le discours de Yahweh c’est donc un reproche et la réitération d’un appel qu’il faut lire, un appel à la responsabilité de l’homme antérieure à toute histoire, c’est la rude affirmation qu’au lieu d’accabler son créateur l’homme doit prendre en charge le monde. Dans la même veine, il nous est transmis dans Difficile liberté la réponse d’un vieux rabbi auquel on demandait : pourquoi votre Dieu, qui est le Dieu des pauvres, ne nourrit-il pas les pauvres ? Voici sa réponse : " Pour que nous puissions échapper à la damnation. Ce n’est pas à Dieu d’assumer les responsabilités des hommes. "

III - L’appel ne vient pas terrasser nos libertés et leurs initiatives

Mais demeure une question : comment de l’appel, de la responsabilité pour l’autre, passer aux choix de vie ? Comment l’appel peut-il se traduire en vocation ? Comment faire vivre l’appel à travers les engagements auxquels nous devons souscrire dans un monde complexe ? Nous sommes brutalement renvoyés, de la hauteur du commandement entendu dans l’appel, à la trivialité des situations avec lesquelles nous devons nous débattre, acculés que nous sommes à des choix dont nous ne maîtrisons ni le contexte, ni les conséquences. Si le commandement est clair, les conditions de son application ne le sont pas.

Il y a fort longtemps, à sa façon limpide, Thomas d’Aquin indiquait déjà que si nous pouvons connaître de manière générale l’idéal de l’Evangile, nous ne savons pas de manière particulière ce qu’il prescrit dans une situation précise. Nous savons formellement, nous dit Thomas en sa langue, que nous avons à conformer notre volonté à l’appel de Dieu, mais c’est notre conscience qui peut matériellement nous indiquer la voie à suivre, ou plutôt la voie à tracer (cf la question 19 de la prima secundae de la Somme).

L’appel ne vient pas terrasser notre liberté, la foudroyer, mais la convoquer. Car c’est de manière libre que nous avons à inventer notre chemin. Dans l’accueil d’autrui, j’accueille le Très Haut auquel ma liberté se subordonne, mais cette subordination n’est pas une absence, elle s’évertue dans toute l’oeuvre personnelle de mon initiative morale (Totalité et infini, p. 276). L’appel ne se trouve pas, sans que nous ayons à intervenir, démultiplié en des préceptes concrets et précis que nous n’aurions qu’à suivre. Appuyons-nous ici sur Bonhoeffer que nous lirons tout à l’heure : " Dieu nous fait savoir qu’il nous faut vivre en tant qu’hommes qui parviennent à vivre sans Dieu. Le Dieu qui est avec nous est celui qui nous abandonne " (Résistance et Soumission p. 366). " C’est certainement une grande gloire pour le Créateur que d’avoir mis sur pied un être qui a le regard et la parole indépendants " (Totalité et lnfini p.3).

Dieu nous "abandonne" pour que notre liberté d’hommes prenne en charge le monde. Et nous le ferons souvent dans la perplexité et la liberté est souvent lourde à porter ! Une lueur pourtant : entre l’interpellation et les choix de vie où elle devrait prendre corps, entre ma responsabilité pour l’autre et les décisions qu’elle pourrait entraîner, il existe une médiation, celle de la prudence. Vertu longtemps méconnue, longtemps discréditée comme celle des précautionneux, des pusillanimes, incapables justement de suivre généreusement l’appel... Mais vertu retrouvée aujourd’hui par les philosophes contemporains ( à Eric Weil, Paul Ricœur pour la France, mais aussi Habermas en Allemagne, Rorty ou Rawls aux Etats-Unis).

La prudence est donc appelée par nos consciences incertaines, perplexes quand elles s’essaient à passer de l’universel au particulier, de l’appel aux modalités de son application ! Gadamer parle en ce sens de la fonction singularisante de la phronesis. Vertu intellectuelle, disaient les anciens, elle éclaire le contexte des choix, elle pèse les avantages et les inconvénients de tel plan de vie, le compare à une autre, et cherche à comprendre le monde où nous avons à mettre en œuvre ; l’appel entendu, elle délibère, comme on disait jadis, mais pour guider notre décision car elle est aussi vertu morale qui nous conduit à l’action, et, disait Eric Weil, ce serait pécher contre la prudence que d’être trop prudent en différant indéfiniment nos choix !

Tout ceci était bien vu par les anciens et les médiévaux - et l’on pourrait heureusement rééditer les développements de Thomas d’Aquin sur la prudence pour voir jusqu’où il répond, et comment, aux interrogations de notre temps. Ce temps de la cacophonie des discours justifiant tout et n’importe quoi, le temps des problèmes brûlants nés des progrès de la technique qui ouvrent aux hommes des possibilités jusqu’ici insoupçonnées.

Toutefois, la prudence réhabilitée par les modernes se trouve grâce à eux, réactivée d’une manière neuve : notre temps découvre qu’elle se nourrit de l’échange, du dialogue là où les points de vue se rencontrent, voire s’affrontent ; il découvre qu’elle s’exerce à plusieurs, comme dit Ricœur, et dans la communication. Le phronimos n’est pas un homme seul, écrit Ricœur, c’est toujours a plusieurs que devrait être pratiquée la sagesse du jugement (Le juste, p. 221). La vertu de prudence n’est pas donnée toute faite, elle se développe dans des expériences de dialogue privé, ou de débat élargi, elle s’appuie sur le " jugement des personnalités qui comptent " - selon l’expression du canadien Taylor et c’est donc bien d’une prudence à plusieurs qu’il s’agit.

Ce qui revient à dire que l’appel, s’il s’adresse à une personne, s’actualisera de manière privilégiée dans une communauté de personnes qui s’éclairent et se soutiennent mutuellement. La concience de bonne volonté se découvre souvent perplexe devant l’appel dont elle soupçonne l’exigence infinie sans savoir comment lui répondre. Elle se découvre conscience fragile, hésitante, et du coup, elle cherchera l’appui d’un exemple, d’un jugement extérieur, et peut-être l’autorité d’une Eglise - si cette autorité s’exerce de manière légitime, c’est à dire en se justifiant et donc sans porter atteinte à son autonomie. Ainsi il apparaîtrait une fois encore que l’appel se lit et s’interprète grâce au visage et à la parole de l’autre.

Nous pourrions enfin suggérer une quatrième idée, ou plutôt une interrogation.

IV - Fidélité et sincérité : faut-il choisir ?

Comment concilier la fidélité à l’appel, entendu à un moment de notre vie, et la sincérité de nos conduites qui s’épuisent à le satisfaire alors qu’il n’est plus pour nous qu’un souvenir éteint ? C’est le dilemne devant lequel Gabriel Marcel invitait à réfléchir : ou bien nous demeurons fidèles à l’appel mais nous manquons à la sincérité en maintenant un engagement dont le sens s’est pour nous obscurci, ou bien nous nous choisissons d’être sincères avec nous-mêmes en nous accordant aux valeurs nouvelles qui nous sont apparues mais en trahissant alors la fidélité à l’engagement pris jadis - et par lequel nous avions pensé maîtriser les vicissitudes possibles de notre futur.

Doit-on choisir entre une fidélité en quelque sorte volontariste et une sincérité fluctuant au gré de nos expériences et de nos transformations intérieures ? Un peu rapidement je dirais que cette déchirante tension n’est peut-être qu’un faux problème. Déjà Gabriel Marcel avait bien vu que la fidélité, quand elle se limite à la fidélité envers soi-même ou envers son engagement, est une forme d’orgueil : on craint de se renier soi-même, on se refuse à remettre en question son projet de vie.

Il avait bien vu que la fidélité authentique est fidélité à une personne, l’on dirait aujourd’hui au visage de l’autre, et nous, chrétiens, oserions dire au visage du Christ, lieu privilégié de cette Epiphanie dont Lévinas parle si bien. A un interlocuteur qui l’interroge sur ce mot il répond : " Je dis du visage du prochain ce que le chrétien dit probablement du visage du Christ ! " (Transcendance et Intelligibilité, p.57).

La fidélité n’est pas crispation sur la réponse à l’appel qui fut jadis décidée, elle est ouverture au visage par qui cet appel survient et elle nous astreint - il ne faut pas craindre le mot - non à des conduites précises, à des pratiques, mais, encore une fois, à une responsabilité sans limite qui prendra forme au cours du temps, grâce à la prudence, on l’a vu.

On ne domine pas le temps lors d’un engagement initial qui prétendrait en quelque sorte se prémunir contre tout imprévu ! Le temps, c’est ce qui advient, ce qui fait notre passivité, mais c’est aussi l’expérience d’une nouveauté imprévisible disait déjà Bergson. L’avenir c’est ce qui nous tombe dessus, continue Lévinas, ce qui s’empare de nous, l’avenir c’est l’autre. L’appel n’est pas lié à un moment du passé, il se vit dans le temps, jusqu’à l’autre radicalement autre, c’est à dire jusqu’à la mort. Et les dernières méditations de Lévinas qui a quitté ce monde à la Noël 95, tournent, de manière énigmatique il est vrai, autour de " l’A-Dieu ", en deux mots, comme il osait l’écrire.

Notes>

* Cet article est le texte d’une conférence donné par madame Claude Roubinet à l’intention des responsables des Services de Vocations du Sud-Ouest, le 26 mai 1997. [Retour au texte ]