Disciple et apôtre


Père Jacques BERNARD
Exégète à l’Institut Catholique de Lille

Les deux termes, disciple et apôtre, ont une longue histoire. Aujourd’hui, ils résonnent à nos oreilles de manière fort différente selon les univers dans lesquels nous vivons notre foi. Ainsi, quand on parle aujourd’hui d’être apôtre, on met en valeur le fait d’être envoyé et on se souvient de la racine grecque du mot apôtre, qui signifie "envoyé". "Sois apôtre" signifie alors : pars en mission, engage-toi au service de tes frères incroyants, même si c’est dans ton milieu de vie le plus quotidien. Par contre, "être disciple" fait penser à St Jean, le "disciple" que Jésus aimait et qui reposait sur le cœur du Maître. Conformément à la racine latine du mot, cela signifie : être à l’écoute du Maître dans la contemplation, voire l’étude de la Parole ; les "nouveaux disciples" vivent en communauté autour du Maître et pratiquent prière et contemplation.

Voilà très grossièrement esquissé le profil moderne de ce couple de mots. Quels liens rattachent cette interprétation contemporaine à l’usage que l’on en faisait au temps de Jésus ? Les quelques lignes qui suivent cette entrée en matière s’attacheront à préciser le sens des deux mots au temps de la rédaction des Evangiles, puisque, aussi bien, c’est à cette source que chaque croyant puise la motivation qui le fait aujourd’hui être apôtre ou disciple. N’est-ce pas en définitive, l’appel du Seigneur qui nous fait désirer être l’un ou l’autre, ou les deux à la fois ?

I. DANS L’ANCIEN TESTAMENT

L’Apôtre à l’époque de Jésus

L’histoire biblique contenue dans la Torah connaît très tôt le terme "envoyé", en hébreu "shaliah" [ 1 ]. Et nous nous souvenons de la manière dont le terme est comme attribué par excellence à Moise : Dieu "envoie" Moise pour délivrer son peuple, au début du Livre de l’Exode où le terme revient sans cesse (Ex 3 10.12.13.14.15). Le verbe "envoyer" s’emploie encore pour les prophètes que Dieu charge d’une fonction particulière. Au temps de Jésus, le terme "envoyé" ou "apôtre" se précise. Il n’est plus jamais employé pour un prophète et n’est jamais l’équivalent de notre mot "missionnaire".

Le terme a, par contre, une signification juridique fort précise. Il sert à désigner quelqu’un dont l’autorité est garantie du fait qu’il est l’alter ego, le substitut d’une instance qui a toute autorité pour lui conférer cette qualité. On peut ainsi être "apôtre" d’un maître quand ce dernier peut disposer de vous et vous conférer un rôle de représentation qui fera que vous serez respecté et que vous pourrez agir comme si c’était lui-même.

L’alter ego "substitut" d’un homme

Les rabbins ont coutume de dire : " L’envoyé (shaliah) de quelqu’un, c’est comme si c’était lui-même ". On pourra même se marier en déléguant son apôtre et le mariage sera reconnu officiellement... On trouvait déjà cette signification du terme dans l’Ancien Testament - par exemple en 2 Samuel 10. Dans la suite de cet article, nous appellerons cet "envoyé" l’alter ego ou le substitut. Pour faire de quelqu’un son "apôtre-alter ego-substitut", on lui remettait une lettre personnelle qui conférait ce rôle.

L’alter ego "délégué" d’une communauté

On pouvait encore être l’apôtre, non plus d’un maître, mais d’une communauté, surtout lorsque celle-ci vous avait imposé les mains en signe de l’autorité qu’elle vous conférait pour la représenter. Vous serez alors un délégué de cette communauté. Dans la suite de cet article, nous appellerons "l’apôtre" d’une telle communauté un "délégué " de communauté.

L’alter ego "Apôtre" de Dieu

Il est encore un troisième sens, une troisième manière d’être apôtre, moins connue de nous et qui est pourtant bien plus fondamentale pour la connaissance du Nouveau Testament. Le Judaïsme, au temps de Jésus, envisageait en effet une sorte d’apôtre "représentant" de Dieu et non plus seulement d’un Maître ou d’une communauté. Nous l’appellerons "l’apôtre de Dieu".

L’alter ego "Apôtre de Dieu" en Judaïsme

A première vue, il peut paraître impossible que les juifs aient pu dire de quelqu’un qu’il était l’alter ego ou l’Apôtre de Dieu lui-même. C’est la raison pour laquelle le Judaïsme rabbinique ne connaît que deux ou trois apôtres de Dieu. Jamais les prophètes n’y sont appelés "apôtres de Dieu". Certes, ils reçoivent une mission dans leur vocation prophétique, mais ne sont jamais, pour autant, des alter ego de Dieu au plein sens du terme.

Moïse est le premier a être appelé "apôtre de Dieu". Le texte des Nombres 12, 5-7 peut nous en faire deviner la raison ; il y est dit : " S’il y a parmi vous un prophète, c’est en vision que je me révèle à lui ; c’est dans un songe que je lui parle. Il n’en est pas ainsi de mon serviteur Moise : lui est à demeure dans ma maison. Je lui parle face à face, en évidence, non en énigme et il voit la forme de YHWH. " C’est pour cette raison, parce qu’il a vu Dieu face à face, que Moïse a pu être "Apôtre de Dieu". Ceci nous est dit clairement par plusieurs textes rabbiniques, dont celui-ci, que nous traduisons de Sifra, un commentaire midrashique du Lévitique. On commente Lv 26, 46) " Telles sont les coutumes, les règles et les lois qu’établit YHWH entre lui et les Israélites par la main de Moise. " Cette dernière expression est ainsi glosée : " Moïse mérita d’etre fait apôtre (Shaliah) entre Israël et leur Père qui est aux cieux ."

On retrouve la même interprétation dans le commentaire des sentences des Pères qui nous disent comment la Torah a été transmise depuis le Sinaï, jusqu’à nos jours. Seul dans cette longue liste, Moïse est appelé "Shaliah/apôtre". " La loi qu’a donnée le Saint, béni soit-il, à Israël, il ne l’a donnée que par la main de Moïse comme il est dit : entre lui et son fils Israël. Moise a mérité d’être l’apôtre (shaliah) entre le Lieu (Dieu) et son fils Israël " [ 2 ].

Elie, souvent confondu avec Elisée, est le deuxième personnage a être aussi appelé "apôtre" (Shaliah). On peut penser que s’il a, lui aussi, mérité ce titre, c’est parce qu’il a vu Dieu à l’Horeb - c’est-à-dire au Sinaï - dans un épisode qui fait penser à la rencontre entre Dieu et Moïse (cf. 1 R 19, 9-13 ; Ex 34, 18-23). Mais c’est dans un autre contexte qu’Elie est dit "shaliah/apôtre de Dieu" dans le judaïsme. Quand, voulant ressusciter le fils de la veuve, il demande à Dieu de lui donner la clé de la résurrection.

Il y a, en effet, trois clés que Dieu n’a jamais données à aucun shaliah/apôtre (pas même aux anges, qui sont aussi appelés "shaliah/apôtres". Et ce sont :

1) la clé par laquelle une mère donne la vie

2) la clé des pluies (ou encore la clé du jugement, puisque la sécheresse est une punition)

3) la clé de la résurrection des morts.

Dieu avait déjà donné à Elie la clé de la pluie pour relever le défi d’Achab qui disait : " Si Moise n’a pu mettre à exécution la menace divine contre les idolâtres (Deutéronome 11, 16-17), Elie ne pourra pas non plus " . Elie avait alors rétorqué : " Par le Dieu vivant, Dieu d’Israël, il n’y aura, ces années-ci, ni rosée ni pluie, si ce n’est à mon commandement " (1 R 17). Qu’Elie demandât en plus de la clé des pluies celle de la résurrection, c’était aller trop loin. C’est pourquoi Dieu répond à Elie : " Si j’exécute ce que tu me demandes, on dira : deux clés sont entre les mains du disciple et une seule entre les mains du Maître. Rapporte-moi l’une et prends l’autre " (Talmud de Babylone, sanhédrin 113 a).

Elie a reçu les clés qu’aucun apôtre ou ange n’a reçues. Il est "apôtre" au sens technique d’alter ego ou substitut de Dieu. Eut-il reçu les trois clés, qu’il eût été "l’apôtre de Dieu" par excellence.

Le disciple au temps de Jésus

La conception du disciple en judaïsme est fort différente de la définition de l’apôtre, telle que nous venons de l’ébaucher. Etre disciple, c’est avant tout "suivre" le maître, dans l’étude de la Torah.

L’étude de la Torah, en effet, ne consiste pas seulement à approfondir la Bible dans son texte écrit. Deux lois ont été données à Moise au Sinaï : la Torah écrite, dont personne ne peut épuiser la signification tellement elle est riche, et la Torah orale, qui est la tradition concrète d’interprétation de la Bible par le peuple. Le peuple joue pour ainsi dire le rôle de caisse de résonance des textes qui, depuis le Sinaï, chantent la musique de Dieu. Le peuple est naturellement en harmonie avec les textes et c’est lui qui en donne par ses Maîtres l’interprétation concrète et actualisée pour chaque génération.

Etre Maître, c’est vivre la Bible de la manière la plus conforme à la tradition orale. Et comme cette conformité recouvre tous les domaines de la vie concrète, le disciple suivra le maître partout où il ira, partout où sa conduite sera prétexte à interprétation de la Torah, même aux moments les plus intimes de son existence.

Il résulte du caractère inépuisable de la Bible qu’aucun maître n’est à lui seul la véritable interprétation actualisée de cette musique divine, transmise dans l’écrit. Pour connaître la Torah dans son ensemble, il faudra donc que le disciple se choisisse plusieurs maîtres. Il servira le premier pendant un certain temps à l’académie ou dans sa vie publique ou privée ; puis il en choisira un deuxième et encore un troisième, jusqu’à ce qu’il soit lui-même devenu "Maître", partageant sa recherche avec ses pairs, au service du peuple tout entier. Le Midrash sur Deutéronome 34. 7 dit ceci : " Moise était âgé de 120 ans quand il mourut. Il fut l’un des quatre qui vécurent 120 ans... Moise séjourna 40 ans en Egypte, il séjourna 40 ans en Madian et servit Israël 40 ans. Hillel l’Ancien monta de Babylonie à 40 ans ; il servit les sages 40 ans et servit Israël 40 ans. Rabban Yohanan Ben Zakkai fit des affaires pendant 40 ans, il servit les sages 40 ans et servit Israël 40 ans. Rabbi Aqiba apprit la Torah à 40 ans ; il servit Ies sages 40 ans et servit Israël 40 ans. "

Voilà campés nos deux termes "apôtre" et "disciple" à l’époque de la rédaction des Evangiles. Dans un tel contexte, essayons de percevoir en quoi le Nouveau Testament est fidèle au Judaïsme et en quoi il innove.

II. DANS L’EVANGILE

Disciples et Apôtres de Jésus

Les disciples de Jésus

Une première constatation saute aux yeux. Jésus n’est pas un maître comme les autres et les disciples ne se conduisent pas comme les disciples d’un "maître juif"... Certes, Jésus fait parfois référence à ce qu’on a dit avant lui ; ainsi, dans le Sermon sur la Montagne, les célèbres formules " On vous a dit ... moi, je vous dis ". On peut même dire que peu de choses, dans les Evangiles, sont sans équivalent dans les écrits des anciens rabbins.

Et cependant, contrairement à l’usage évoqué plus haut, jamais Jésus ne cite un de ces maîtres dans l’interprétation qu’il fait de l’Ecriture. Il apparaît comme un maître qui se passerait de ses maîtres, ou comme un maître qui n’a jamais eu de maître. Ainsi, la finale du Sermon sur la Montagne mentionne-t-elle (Mat 7, 28.29) : " Les foules étaient vivement frappées de son enseignement. C’est qu’il les enseignait en homme qui a autorité et non pas comme les scribes. "

Tout aussi étonnante est la relation des disciples au Maître. Dans l’Evangile, les disciples ne choisissent plus leur Maître, mais ils sont appelés par lui. De plus, ils n’ont pas plusieurs maîtres, mais lui seul. Et, enfin, Jésus exige d’eux un engagement total - au point que celui qui le suit ne peut plus regarder en arrière - ! Cet engagement est définitif, reléguant au second rang les relations familiales les plus profondes, même celles avec les parents et la famille proche.

Ceci ne peut se comprendre que si le Maître se présente et est accepté comme le Maître unique, dont l’enseignement peut seul suffire à l’interprétation globale des Ecritures - Que l’on ajoute à cela le contexte eschatologique dans lequel il situe sa prédication, et l’on comprendra la dimension prophétique que devait prendre son personnage aux yeux des juifs.

Un courant apocalyptique parmi les juifs acceptait que l’interprétation de la Torah ne soit pas le privilège exclusif du peuple et de ses sages, mais que son sens définitif exige une nouvelle révélation divine : accompagnée de miracles, de voix célestes, elle serait inaugurée par le retour du prophète Elie auquel serait confié un rôle prophétique dans l’interprétation des Ecritures [ 3 ]. Elie n’était-il pas remonté au Ciel sans avoir connu la mort ? Il pourrait donc révéler aux hommes le mystère de Dieu lors de l’accomplissement des Temps.

Les disciples de Jésus, tels qu’ils sont présentés dans les Evangiles, semblent bien partager le point de vue de ce courant. Ils ont pour leur Maître une vénération qui fait bien plus penser à l’attitude que le disciple aurait à la fin des temps lors du retour d’Elie, qu’à l’attitude habituelle d’un disciple vis-à-vis d’un maître en Israël. Un ami juif me disait que c’est sans doute à cause de cela que certains l’ont pris pour "l’Envoyé de Dieu", Elie ou Moïse. Ainsi, du fait même de l’annonce qu’il faisait des temps eschatologiques, Jésus a-t-il considérablement fait évoluer la notion de disciple. Qu’en est-il de la notion d’Apôtre ?

Les Apôtres substituts du Maître

Etre "Apôtre d’un homme" signifie, au temps de Jésus, être son alter ego ou son substitut. De nombreux passages du Nouveau Testament présentent certains disciples comme tels. Ainsi les Douze, "shelihim/envoyés" par Jésus, sont décrits comme alter ego ou substituts du Maître [ 4 ].

Les Apôtres de Jésus prennent part à son œuvre et sont vraiment substituts du Maître : " Celui qui vous accueille, m’accueille " (Mt 10, 40 ; Mc 9, 37 ; Lc 9, 48). Cette sentence ne fait que traduire le dicton rabbinique " L’envoyé de quelqu’un c’est comme si c’était lui-même " .

Cette fonction de substitut du Maître, il semble qu’elle n’a pas été limitée aux Douze puisque l’on trouve encore, sous la plume des évangélistes, la même formule " Qui vous accueille, m’accueille " lors de la mission confiée par Jésus aux 72 disciples (cf. Lc 10, 16). Ceux-ci sont pleins de joie au retour de leur mission, au souvenir de tout ce qu’ils ont pu faire au nom de Jésus (Lc 10, 17). On retrouve là le mot apôtre dans le sens d’alter ego d’un homme.

Les Apotres délégués de Communautés

Comme dans le judaïsme, on trouve aussi dans le Nouveau Testament le mot "apôtre" pour désigner le délégué d’une communauté (cf. 2 Co 8, 23 ; Ph 2, 25). D’une certaine manière, on peut dire aussi que Paul est apôtre de communauté. Il ne reçoit pas sa charge du Jésus historique, comme c’est le cas pour les autres Apôtres. Il est apôtre de la jeune Eglise, même s’il sait qu’il n’en est que l’ektroma, c’est-à-dire celui qui fait mourir sa mère lors de sa naissance [ 5 ]. Paul se souvient que, lors de son appel à Damas, il persécutait l’Eglise (1 Co 15, 8). De nombreux autres passages du Nouveau Testament nous montrent comment, par l’imposition des mains, une communauté pouvait aussi déléguer son "apôtre".

Les Apôtres représentants de Dieu

Mais venons-en à la troisième signification du mot apôtre : l’apôtre de Dieu, ou alter ego et représentant de Dieu. Ici, il semble que les choses se compliquent dans le Nouveau Testament. Si nous nous en tenons à la définition juive du terme, celui qui méritait le mieux le nom d’apôtre de Dieu, c’est Jésus. En effet, s’il est un alter ego ou substitut de Dieu, c’est bien Jésus.

Jésus Apôtre représentant de Dieu

Dans le Nouveau Testament nous ne trouvons qu’une seule fois le terme "Apôtre" (apostolos) à propos de Jésus - dans l’Epître aux Hébreux 3, 1- où Jésus est désigné comme apôtre et Grand-Prêtre [ 6 ]. Ce texte de l’Epître aux Hébreux est pleinement clair dans sa désignation de Jésus comme alter ego ou représentant de Dieu. Jésus l’est de manière plus éminente encore que Moïse. On lit, en effet, à propos de Jésus : " Il est fidèle à celui qui l’a institué, comme Moise le fut aussi dans toute sa maison. Il a été jugé digne d’une gloire supérieure à celle de Moise. Moise a été fidèle dans toute la maison en qualité de serviteur, tandis que le Christ, lui, l’a été en qualité de Fils, à la tête de sa maison " (Héb 3, 1-5).

Dans tous les autres cas où le mot est employé dans le Nouveau Testament il ne désigne pas Jésus, mais ceux qui, d’une certaine manière, sont rattachés à lui ou à la communauté.

Pourtant, la chose n’est pas aussi simple qu’il n’y paraît et de nombreux indices, en particulier dans les textes de Paul, nous mettent sur la voie d’une compréhension plus profonde.

La Pensée de St Paul en 2 Co 3

Dans sa seconde lettre aux Corinthiens, Paul tente de justifier son titre d’Apôtre (2 Co 3, 1). On sait que son autorité était contestée à Corinthe et Paul répond à ses détracteurs judaïsants en situant son apostolat en référence au ministère de Moïse et à celui de Jésus. L’argument est le suivant : le ministère de Moïse n’aboutissait pas à un ajustement véritable entre Dieu et l’homme et n’était que le prélude de ce qui devait arriver avec Jésus ; pourtant il a été, par Dieu, entouré d’une telle gloire que Moïse en avait le visage rayonnant au point que les Hébreux ne pouvaient pas le regarder (2 Co 3, 7-9). Moïse, de ce fait, gardait un visage voilé devant Israël pour que son peuple ne puisse voir le terme de ce qui était inauguré au Sinaï. Ce n’était que lorsqu’il se toumait vers le Seigneur (YHWH) qu’il retirait son voile [ 7 ], car là où est l’Esprit de Dieu, là est la liberté. Et l’Esprit de Dieu peut permettre à un visage d’homme de le rencontrer, comme ce fut le cas pour Moïse qui en fut transfiguré et comme ce sera le cas, de manière suréminente, pour Jésus (2 Co 3, 8 à 17).

Paul poursuit : " Si le ministère de Moïse fut à ce point glorieux, alors qu’il n’était qu’une transition vers celui de Jésus, quelle sera la gloire du ministère des apôtres, dès lors qu’en Jésus ils ont vu l’icône parfaite de Dieu et que, à visage découvert, ils ont pu le contempler au point d’être métamorphosés de gloire en gloire en cette même icône, comme il convient à l’action du Seigneur Dieu qui est Esprit, capable de tout recréer " (2 Co 3, 18). Et Paul de conclure : " Le Dieu qui a dit que, du sein des ténèbres brille la lumière, est celui qui a brillé dans nos cœurs pour faire resplendir la connaissance de la Gloire de Dieu qui est sur la face du Christ " (2 Co 4, 6).

S’il en est ainsi, Moïse n’est "apôtre de Dieu" qu’en préfiguration de Jésus et ceux que nous appelons les Apôtres ne le sont que dans leur configuration au Christ. Mais, dominant Moïse et les Apôtres, il y l’apôtre de Dieu par excellence, le seul vrai alter ego ou substitut de Dieu, à savoir Jésus, dont les Evangiles nous rapportent la Transfiguration au milieu des deux autres "apôtres de Dieu" dans l’Ancien Testament : Moïse et Elie. On comprend maintenant pourquoi l’Epître aux Hébreux présente Jésus comme l’Apôtre de Dieu, d’une manière bien plus éminente que Moïse. On comprend mieux pourquoi la phrase de Jésus à propos des Apôtres : " Celui qui vous accueille m’accueille " se poursuit par : " et qui m’accueille, accueille celui (Dieu) qui m’a envoyé " (Mt 10, 40). Les Apôtres y sont présentés comme les alter ego ou substituts de Jésus, lui-même étant l’alter ego ou substitut de Dieu. La relation de Moïse à Jésus et celle des apôtres à leur Maître dessine les deux versants opposés d’un sommet qui culmine en Jésus.

Il ne manque pas d’allusions dans le Nouveau Testament à ce rôle d’Apôtre de Dieu qu’a rempli Jésus de manière éminente. En effet, si nous parcourons l’ensemble des textes du Nouveau Testament, il apparaît que les seuls à y être "shelihim/envoyés par Dieu" sont les anges (Mt 24, 31 ; Mc 13, 27 ; Lc 1, 19.26). Ce peut être aussi Elie, (Mt 11, 10 ; Mc 1, 2 ; Lc 7, 27). Ou encore Moïse (Ac 7, 34 et suivants). Et si l’on se rappelle la tentative des Hébreux pour lapider Moïse, il est fort vraisemblable qu’il faille deviner une référence à Moïse derrière l’allusion aux apôtres lapidés, (Mt 23, 27 et Lc 13, 34). On trouve aussi Jean-baptiste dans son rôle d’Elie, (Jn 1, 6 ; 3, 28). Mais le plus souvent désigné comme envoyé de Dieu, c’est incontestablement Jésus lui-même, (Mt 15, 24 ; Jn 3, 17.34 ; 5, 36.38 ; 6, 29.57 ; 7, 29 ; 8, 42 ; 10, 36 ; 11, 42 ; 17, 3.8.21.23.25 ; 20, 21). Comme on le voit, c’est surtout Jean qui se plaît à désigner Jésus comme " l’envoyé de Dieu ". Il faudrait, bien sûr, analyser chacun de ces textes. Nous n’en prendrons qu’un seul parce qu’il situe, nous semble-t-il, assez bien l’emploi du mot à partir du contexte juif.

La pensée de Jean au chapitre 5

Dans le chapitre 5 de St Jean, Jésus guérit un paralytique qui voulait obtenir sa guérison en se plongeant dans la piscine de Bethesda. Jésus lui dit, après qu’il fut guéri : " Ne pèche plus désormais " . Il montre par-là que, non seulement il est venu annoncer le temps où les boiteux marchent, les aveugles voient et les sourds entendent ; mais il inaugure aussi le temps où le péché est pardonné [ 8 ]. Jusque-là, son action ne prêtait pas le flanc à la critique ; mais il se trouve qu’on est un jour de sabbat et que, néanmoins, Jésus a dit au paralytique : " prends ton grabat et marche ". Comment une action qui contrevient à un des préceptes les plus essentiels du Judaïsme pourrait-elle venir d’un "shaliah/envoyé de Dieu" ?

L’Evangile se poursuit par une réplique mise dans la bouche de Jésus : " Comme mon Père travaille jusque maintenant, moi aussi je travaille jusque maintenant ". On sait que les païens reprochaient aux Juifs d’obéir à un Dieu qui recommandait à ses fidèles de se reposer le jour du sabbat alors que lui-même contrevenait à son commandement en continuant en shabbat à faire tourner la terre. Pour se défendre les rabbins expliquaient que, ce jour-là, Dieu confiait son œuvre à ses shelihim/anges et que, de toute façon, la conduite du Monde n’était pas pour lui un travail bien pesant. En se désignant comme celui à qui Dieu confie son œuvre le jour du sabbat, Jésus se compare du même coup à ces anges qu’on appelait aussi "shelihim/apôtres" puisqu’ils étaient alter ego ou substituts de Dieu sur sa création.

Mais l’Evangile de Jean ne s’arrête pas là car, nous l’avons vu, il y a trois clés que Dieu n’a jamais remises à aucun de ses anges, ou à aucun de ses "apôtres/substituts". Ce sont la clé de la vie, la clé du jugement et celle de la résurrection. Or, précisément, le texte de Jean se poursuit par une déclaration de Jésus où il est dit qu’il ne fait rien qui ne lui fut appris du Père. C’est la définition parfaite de l’apôtre comme alter ego ou substitut. Et la charge qu’il dit recevoir du Père comporte précisément le fait qu’il puisse donner la vie - voilà pourquoi il a guéri le paralytique - , le fait qu’il ait la clé du jugement - voilà pourquoi il a prononcé une parole sur le péché - , et enfin, le fait qu’il ait aussi la clé de la résurrection.

Citons le texte de Jean : " En vérité, en vérité, je vous le dis, celui qui écoute ma parole et croit à celui qui m’a envoyé a la vie éternelle et n’est pas soumis au jugement, mais il est passé de la mort à la vie. En vérité, en vérité, je vous le dis, l’heure vient et nous y sommes où les morts entendront la voix du Fils de Dieu et ceux qui l’auront entendue vivront. Comme le Père en effet dispose de la vie, ainsi a-t-il donné au Fils d’en disposer lui aussi (1° clé) et il l’a constitué souverain juge (2° clé) parce qu’il est Fils de l’homme. N’en soyez pas surpris, l’heure vient où tous ceux qui gisent dans la tombe en sortiront à l’appel de sa voix ; ceux qui auront fait le bien ressusciteront pour la vie (3° clé) ; ceux qui auront fait le mal, pour la damnation " (Jn 5, 24-29). L’évangile de Jean désigne ici clairement Jésus comme "l’envoyé/Shaliah /représentant de Dieu" et, ce, de manière bien plus éminente encore qu’Elie qui, lui, n’a jamais eu qu’une clé à la fois.

Le chapitre se poursuit par d’autres déclarations de Jésus qui, cette fois, ne le situent plus par rapport à Elie, mais à Moïse. On sait que Moïse avait été accrédité auprès du peuple juif par des miracles appelés signes, qu’il faisait devant le pharaon et devant le peuple. De même, le texte de Jean dit ceci : Les oeuvres que le Père m’a données d’accomplir, ces œuvres mêmes que je fais, me rendent témoignage que le Père n’a envoyé (Ja 5, 36). Jésus est, ici, désigné comme celui qui est accrédité comme "apôtre de Dieu" par ses œuvres de miracle, c’est-à-dire Moïse ou Elie. De même que le texte précédent faisait de Jésus un apôtre plus grand qu’Elie, il fait de Jésus un apôtre plus grand que Moïse. Jésus, dans le texte s’adresse aux Juifs : " Vous n’avez jamais entendu la voix de Dieu, vous n’avez jamais vu sa Face, et sa Parole n’est pas en vous, puisque vous ne croyez pas à celui qu’il a envoyé ". Dire aux juifs qu’ils n’ont jamais entendu la voix de Dieu parce qu’ils ne croient pas à l’apôtre/alter ego Jésus-Christ, c’est dire en clair que le seul véritable apôtre n’est ni Moïse ni Elie, mais Jésus. De fait, les paroles de l’Ancien Testament issues des apôtres/alter ego Moïse et Elie doivent, selon l’Evangile, s’accomplir en Jésus : " Vous scrutez les Ecritures dans lesquelles vous pensez avoir la vie éternelle ; or, ce sont elles qui ne rendent témoignage et vous ne voulez pas venir à moi pour avoir la vie " (Jn 5, 39-40) .

Ce texte de l’Evangile de Jean rejoint parfaitement le message de la Transfiguration. Jésus y est décrit comme investi le plus parfaitement de la fonction d’apôtre alter ego de Dieu, dominant les deux autres apôtres alter ego de Dieu dans l’Ancien Testament : Elie et Moise.

Une question se pose alors : comment Jésus n’est-il pas appelé plus souvent "Apôtre de Dieu" dans le Nouveau Testament ? Ceci peut s’expliquer de bien des manières. Tout d’abord, le rôle d’Elie ayant glissé petit à petit de Jésus à Jean-Baptiste, au fur et à mesure que Jésus apparaissait comme le sommet de la Révélation et Jean-Baptiste comme son précurseur, on aura tendance à gommer les textes dans lesquels Jésus apparaît comme Elie. De même, en monde grec où l’Evangile va se propager, la grandeur de Jésus n’apparaîtra plus par référence à celle de Moïse, et la désignation de Jésus comme "Apôtre de Dieu" par excellence n’était pas de ce fait la plus adéquate pour la prédication.

Un autre facteur a dû aussi jouer : le fait que le terme apôtre allait désigner quasi exclusivement les apôtres de Jésus. Depuis que la Résurrection situait Jésus à la droite de Dieu, le titre allait être abandonné pour désigner Jésus. Par contre ceux qui avaient vu Jésus du baptême à l’ascension, puisqu’ils avaient vu celui qui était maintenant assis à la droite de Dieu, étaient comme Moïse et Elie ceux qui d’une certaine manière avaient vu Dieu tout en restant sur la terre.

Le titre de " d’apôtre de Jésus " comme représentant de Dieu allait prendre des dimensions tout-à-fait nouvelles par rapport à ce que le terme portait dans l’Ancien Testament.

III. EN EGLISE ....

Il n’est pas facile de reconstituer, d’après les écrits du Nouveau Testament, ce que les termes de disciple et apôtre recouvraient comme réalité concrète après la Résurrection de Jésus, ni comment ont évolué ces termes après ce tournant déterminant qui faisait naître l’Église. Certains points, cependant, semblent suffisamment acquis pour aider notre réflexion.

Le terme disciple, avant la Résurrection, désignait - nous l’avons vu - ces hommes et ces femmes qui suivaient inconditionnellement ce Maître d’un nouveau style, qui semblait concentrer sur lui-même l’interprétation dernière de la Torah.

Il semble bien qu’avant même la Résurrection, un groupe de disciples, appelés les Douze, ou en tout cas un groupe restreint, ait suivi Jésus de plus près. Il semble encore acquis que certains d’entre eux aient été chargés de manière plus particulière d’être les alter ego substituts de Jésus dans une démultiplication de sa prédication du Royaume. Ils étaient, pour cela, investis du pouvoir de chasser les démons et de faire des miracles.

Mais " l’apôtre de Dieu " par excellence, accomplissant de manière suréminente le rôle qu’avaient tenu de la part de Dieu Moise et Elie était, sans conteste, Jésus lui-même.

Que s’est-il passé après la Résurrection ?

Les Apôtres ont vu le ressuscité

Le fait que Jésus soit ressuscité par le Père et se soit manifesté comme tel à ses disciples fait apparaître que sa mort n’était pas l’échec d’un prétentieux qui se serait cru supérieur à Moïse mais, au contraire, la confirmation du bien-fondé de cette prétention puisqu’elle était attestée par Dieu.

Ainsi, de même qu’après avoir donné la Torah, Moïse avait passé toute sa vie à intercéder auprès de Dieu pour son peuple, jusqu’à s’offrir lui-même pour la rémission de leurs fautes, de même, Jésus avait parfaitement accompli le rôle de Moïse, non seulement dans le don de la Torah nouvelle, qui accomplissait l’ancienne, mais dans une mort que la Résurrection ne permettait plus de regarder comme un châtiment, mais comme l’intercession parfaite de l’apôtre de Dieu par excellence. Disciples et apôtres voyaient en leur Maître ressuscité celui que Dieu accréditait de manière définitive, et non plus seulement par les signes qui, de son vivant, les avaient fait croire en lui.

Si l’on en croit les Evangélistes, les premiers à avoir été témoins de la Résurrection de Jésus sont des disciples, des femmes qui venaient au tombeau rendre à leur Maître les derniers devoirs. C’est seulement ensuite que les apôtres Pierre et Jean viennent constater les faits et sont témoins du Ressuscité. On peut dire, sans risque de se tromper, que la Résurrection a été le tournant déterminant pour orienter disciples et apôtres, soit vers un retour à la vie d’avant Jésus, soit vers un approfondissement de ce que Jésus leur avait partagé de son vivant. Cet approfondissement s’est fait de manière différente pour les disciples et les apôtres. Si de nombreux disciples ont été témoins de la Résurrection, tous ne sont pas devenus apôtres pour autant (1 Co 15, 1-5).

Ceux qui, du vivant de Jésus, avaient été ses alter ego ou substituts personnels pour l’annonce du Royaume, devaient continuer à l’être vis à vis des autres disciples et prendre, petit à petit, la tête de la communauté au nom de Jésus. On constate en effet que la prédication des apôtres, enrichie de l’argument déterminant de la Résurrection, continue de se faire " au nom de Jésus " (Ac 2, 22-24), même si on ne prêche plus seulement le Royaume, mais Jésus lui-même dans sa Résurrection. Le rôle d’alter ego ou substitut joué par les apôtres est confirmé par le fait qu’ils continuent à faire, au nom de Jésus, des miracles (Ac 3, 6). Petit à petit, les alter ego de Jésus homme de Nazareth deviennent les alter ego de Jésus Christ et Seigneur, ressuscité à la Droite de Dieu, dont on continue de refaire les gestes, de redire les paroles et de célébrer dans la Cène l’accomplissement propitiatoire de toute la vie.

Cette nouvelle dimension de Jésus assis à la droite de Dieu et accrédité par Lui dans son rôle d’Apôtre de Dieu accomplissant le don de la Torah aux hommes, devait donner à réfléchir à la dimension universelle que son message pouvait prendre. Si, comme les juifs le pensaient, la Torah de Moïse avait déjà été donnée au monde, au point qu’ils la confondaient parfois avec la sagesse du monde (Sir 24, 23) ne fallait-il pas aussi porter au monde entier le message de celui qui donnait à cette Torah sa dimension de plénitude ?

Poussés par l ’Esprit Saint

Il semble bien, à lire les Actes, que les apôtres n’auraient pas été au bout de cette logique sans y être poussés par l’Esprit Saint. Il nous est dit que les apôtres ont vu Jésus enlevé au ciel, comme Elisée avait vu partir son Maître. Ceci avait été, pour Elisée, le signe qu’il recevrait la double part de l’esprit de son maître (2 R 2, 10). De même, les apôtres qui ont vu partir leur Maître reçoivent aussitôt de lui l’Esprit Saint. Il leur est manifesté un jour de Pentecôte, qui, chez les juifs, célèbre le renouvellement de l’Alliance et le don de la Torah. Ils sont donc la continuation de Jésus comme Elisée l’avait été d’Elie.

On savait, chez les juifs, que l’étude de la Torah pouvait plonger les fidèles dans le feu du Sinaï. Ne racontait-on pas qu’un jour, Rabbi Eliezer et Rabbi Joshua, lors d’une fête, s’étaient retirés dans une cabane pour étudier la loi, les prophètes et les agiographes. Ils étaient à ce point plongés dans la Torah que le feu du Sinai était tombé sur la maison, jetant l’alarme parmi tous les convives [ 9 ]. Il en allait de même en ce jour de Pentecôte : les Apôtres, réunis en souvenir de Jésus remonté au Ciel, étaient eux aussi environnés de langues de feu. Mais, cette fois, le feu du Sinaï ne se manifestait plus sur les fidèles de l’ancienne Torah, mais sur les Apôtres de Jésus. En outre, ce feu se manifestait sous forme de langues invitant à porter le message en autant de langues que de peuples réunis à Jérusalem pour célébrer la fête. On avait en Jésus la signification définitive de la Torah et l’Esprit poussait les apôtres à la proclamer au monde entier.

C’est ainsi que les hommes que Jésus avait chargés de son vivant d’être ses substituts pour l’annonce du Royaume aux juifs allaient continuer son œuvre d’interprétation des Ecritures et montrer, à la suite de Jésus, comment tout l’Ancien Testament pouvait être interprété comme préfigurant les événements inaugurés par le Maître et accomplis dans sa Passion, sa Résurrection et son Ascension dans le Ciel.

Non contents de montrer que tout l’Ancien Testament trouvait sa dimension définitive en Jésus ressuscité, ils seront poussés par l’Esprit-Saint à devenir ce que la fonction d’alter ego ou de substitut ne comportait pas jusque là, à savoir des missionnaires. D’alter ego de Jésus ils allaient devenir des missionnaires pour le monde. N’est-ce pas ce que laisse entendre le récit de l’Evangile lui-même, quand Jésus ressuscité envoie les Onze disciples en mission par ces paroles : " Tout pouvoir m’a été donné au ciel et sur la terre. Allez donc. De toutes les nations, faites des disciples, les baptisant au nom du Père et du Fils et du Saint Esprit, et leur apprenant à observer tout ce que je vous ai prescrit " (Mt 28, 16-19).

Il ne faudrait pourtant pas se méprendre et faire de la mission universelle un rôle constitutif de la fonction d’apôtre ou de substitut de Jésus. De même que Jésus avait toujours refusé la mission chez les païens au profit d’une conversion d’Israël qui attirerait tous les païens à la colline de Sion (Mt 10, 5.6), il ne semble pas que les Douze, malgré l’élan missionnaire de la primitive Eglise, aient été animés du même zèle. Certes, Pierre a suivi de près ou de loin la mission extérieure avec quelques autres, mais c’était toute l’Eglise qui était missionnaire. Toujours est-il que le terme d’apôtre a pris cette nouvelle dimension, se rapprochant du même coup de sa signification grecque. Le délégué d’une communauté n’était-il pas apôtre ? L’envoyé d’un apôtre n’était-il pas apôtre ? Le terme apôtre a pu être aussi large que l’exigeait la mission elle-même.

Le rôle des grands Apôtres se définit avec précision

Tous n’étaient pas, au même titre apôtres de Jésus-Christ. Il est impensable que, très tôt, on n’ait pas, dans cet élan missionnaire, fait une place particulière à ceux qui, alter ego ou substituts de Jésus de son vivant, accrédités par leurs miracles, étaient à un titre particulier les apôtres de Jésus et les colonnes du Nouvel Israël, à savoir les Douze. Si l’on en croit le récit de l’élection de Mathias dans les Actes des Apôtres, la barre qui détermine qui est "apôtre de Jésus" - au sens de quasi "apôtre de Dieu" puisque Jésus est maintenant exalté à la Droite de Dieu - est clairement posée. Il faut, pour remplacer Judas, choisir parmi ceux qui ont suivi Jésus du baptême à l’Ascension (Ac 1, 21.22).

Il était bien compréhensible que ce soient ces alter ego constitués substituts par Jésus de son vivant et dans leur nombre restreint, qui aient joui de ce privilège d’être les "Apôtres du Jésus exalté", au sens de quasi "apôtres de Dieu". Et plus la perception de la divinité de Jésus devenait claire, plus on serait exigeant par rapport au terme d’apôtre de Jésus, de la même manière que, dans le Judaïsme, on limitait ce terme à Moise et Elie. Le terme allait donc se restreindre en amont et en aval des Douze. En aval, ceux qui n’avaient pas connu Jésus du Baptême à l’Ascension - exception faite de Paul constitué apôtre par sa vision au Chemin de Damas et les fruits chrétiens manifestes dans ses communautés - ne seraient plus apôtres au sens traditionnel du mot, et, en amont, on n’emploierait plus habituellement le terme apôtre à propos de Jésus.

Ce qui constitue les Douze dans leur charge d’apôtre, c’est donc, à la fois, le fait qu’ils aient été choisis par Jésus lui-même comme ses alter ego dans l’annonce du Royaume ; mais c’est tout aussi inséparablement, le fait qu’ils aient été reconduits dans leur charge par les événements de la Résurrection, le charisme des miracles dont ils jouissaient et le don de l’Esprit. Et c’est, tout aussi indisssociablement le fait que plus Jésus était perçu dans une gloire qui l’assimilait à Dieu, plus les apôtres de Jésus devaient se rapprocher des apôtres de Dieu et se limiter à ceux qui avaient connu Jésus dans un face à face qui pouvait se comparer au face à face de Moïse avec Dieu (2 Co 3).

Et pourtant, ils ne feront pas que répéter Jésus puisque, dans la nouvelle dimension du Ressuscité, le message du Royaume n’était plus limité à Israël mais était perçu comme co-extensible au monde. N’est-ce pas précisément ce que l’Evangile de Jean laisse entendre dans la prière après la Cène, où Jésus dit aux Douze : " J’ai encore beaucoup de choses à vous dire, mais vous ne pouvez pas les porter maintenant. Quand il viendra lui, l’Esprit de vérité, il vous conduira vers la vérité toute entière, car il ne parlera pas de lui-même, mais tout ce qu’il entendra il le dira, et il vous annoncera les choses à venir. Il me glorifiera, car c’est de mon bien qu’il prendra pour vous en faire part. Tout ce qu’a dit le Père est à moi. Voilà pourquoi j’ai dit : c’est de mon bien qu’il prendra pour vous en faire part " (Jn 16, 12-15).

C’est du bien propre de Jésus que l’Esprit-Saint prendra pour donner à son œuvre sa dimension plénière. On comprend du même coup pourquoi les missions de Paul, qui donnaient à l’annonce du Royaume sa dimension universelle, ont toujours voulu se faire en référence à Jésus et en fidélité au témoignage des Douze. (Ac 15 1 ; Co 11, 23).

Un phénomène similaire a dû jouer dans la rédaction des Evangiles. La foison des souvenirs, rapportés par les témoins de Jésus, s’est peu à peu organisée autour des grands axes qui, petit à petit constitueront notre Nouveau Testament, dans lequel l’Eglise reconnaîtra l’enseignement le plus fidèle des Apôtres, ou encore la tradition des Apôtres. Par contre, quantité de détails ou de broderies sont tombés en désuétude dans les Evangiles apocryphes. Ils n’étaient pas assez proches du témoignage des grands Apôtres, attestés dans les Evangiles canoniques. Et le canon des Ecritures allait se fermer sur le témoignage de ces privilégiés qui, à visage découvert, avaient rencontré l’image parfaite de la Gloire du Père, qui est sur la face du Christ (2 Co 3).

Et aujourd’hui ?

Qu’est-ce alors qu’être disciple aujourd’hui, si nous ne pouvons plus être apôtres au même titre que ces grands Apôtres qui avaient vu Jésus dans son pèlerinage sur la terre, comme en sa Résurrection ? Ne sommes-nous pas revenus au même point que le disciple dans la religion juive, qui savait les paroles du Sinaï inépuisables et courait de maître en maître pour apprendre à vivre les multiples reflets de cette lumière indicible ? N’avons-nous pas quatre Evangiles, des épîtres, sans parler des textes conciliaires et de toute la littérature des Saints ?

Il y a bien quelque chose de semblable. Mais notre situation de disciple est pourtant très différente. Jésus n’a rien écrit. Le Sinaï, dans sa révélation plénière en Jésus, est un Sinaï sans texte. C’est que le don de Dieu y est si total qu’il ne comporte aucun domaine qui ne puisse être communiqué à son Eglise. Tout a tellement été donné que Dieu ne s’y réserve aucune exclusivité. Tout est tellement donné à l’Église, dans les noces où Dieu rencontre son peuple, qu’il suffit de regarder l’épouse pour connaître l’époux et vivre de sa vie. Etre disciple, aujourd’hui, c’est donc regarder l’Église, aimer l’Eglise, la savoir transfigurée de gloire en gloire en cette même image que Dieu nous a communiquée lorsqu’il nous a "envoyé" son Fils.

Mais, être disciple, c’est aussi connaître ce qui a été vu et touché du Verbe de Dieu. Et ceci ne peut se faire indépendamment du témoignage des Apôtres. Etre disciple, c’est encore être disciple de quatre Evangiles - non pas un Evangile comme si chacun avait pu dire la totalité du Christ - mais quatre Evangiles et tout le canon du Nouveau Testament. C’est encore être à l’écoute de la conscience, historique, géographique et mystique que l’Epouse a d’elle-même, quand elle se réunit en concile.

Les Apôtres avaient vu le visage du Maître. Ce sont les Evêques qui, collégialement, contemplent dans son unité le visage de l’Epouse dans sa réalité totale, historique, géographique et mystique. Ils le font au Concile œcuménique et ce sont eux qui, collégialement, sont les successeurs des Apôtres.

CONCLUSION

Alors, faut-il être apôtre ou disciple ?

Etre apôtre, comme Moise ou Elie, il ne nous appartient pas de le devenir ; c’est un don qui est fait à des prophètes qui, ne connaissant pas Jésus-Christ pour n’en avoir jamais entendu parler, suivent les recherches religieuses de leur peuple.

Etre "apôtre de Dieu " comme Jésus, qui oserait y prétendre ?

Etre apôtre comme les "Apôtres de Jésus" , devenus les alter ego ou substituts du Christ exalté, régnant sur le monde, là non plus ce n’est pas de notre ressort. Etre apôtre, comme "délégué de la Communauté" qu’est le Corps du Christ, comme reflet de l’Epouse dans sa totalité conciliaire et, à la fois comme "fondé de pouvoir des Apôtres" qui ont connu le Christ, c’est une gràce que nous pouvons demander à Dieu et qui commence par la grace du sacerdoce et la vocation de prêtre, humble délégué de l’Evêque.

Mais il va de soi que l’on ne peut entrer dans ce chemin à la suite des Apôtres, qu’on ne peut recevoir cette charge comme un don, si l’on n’a pas été longtemps disciple des quatre Evangiles de manière à ne pas choisir nous-mêmes la face du Christ qui nous convient le mieux, et disciple de la Tradition de l’Eglise, pour ne pas vouloir rejoindre le Maître sans connaître l’Epouse à qui il s’est donné au point de n’avoir rien écrit lui-même pour que rien n’échappe à la communion où il ne fait plus qu’un seul corps avec elle.

Ainsi "être apôtre" tout comme "être disciple", c’est d’abord l’accueil d’un don. C’est le Maître qui choisit ses apôtres et leur donne de chasser les démons, de guérir en son nom les malades. C’est aussi l’Epouse qui appelle et confie ce don qui lui est fait à ceux dont elle fait ses apôtres délégués. On ne choisit pas d’être apôtre, on répond " oui " au Maître et à l’Eglise, comme on répond " oui " à celui ou celle que l’on aime. Et ce " oui " qui engage toute notre liberté, toute notre force, tout notre cœur est toujours et d’abord ressenti comme une action de grâce.

Comme une action de grâce et comme une pauvreté. Car, pouvons-nous correspondre à la mesure du don, si ce n’est pas encore Lui qui transfigure par son Esprit-Saint notre réponse et la met au diapason de son appel ? Qui pourra jamais toucher Dieu en disant Notre Père, si ce n’est pas l’Esprit-Saint qui murmure avec nous ce mot que nous avons appris de Jésus (Rm 8) ?

La grandeur d’un homme est faite de ces quelques " oui " qui engagent toute une vie en attitude de réponse. Nous avons parfois peur d’y perdre de notre autonomie, comme si nous nous suffisions à nous-mêmes et comme si l’Amour n’était pas le lieu où se guérit notre solitude, dans la transfiguration réciproque de l’échange.

C’est sans doute cette qualité d’échange et d’engagement total d’une liberté qui fait dire aujourd’hui de quelqu’un qu’il est "l’apôtre" de telle ou telle cause. L’expression "être apôtre" désigne alors cette qualité d’engagement et d’échange qui transfigure l’homme et l’assimile à la cause à laquelle il s’est dévoué. On n’est ici peut être pas trop loin de la signification biblique.

Mais qui pourra mesurer la qualité de cet engagement et de cet échange quand c’est Dieu qui y fait les premiers pas et y transfigure l’homme à l’image de son Fils ? Là commence le "disciple de Jésus", et par là il se prépare à accueillir, si Dieu le veut, l’appel à être "Apôtre" dans toute la profondeur chrétienne du terme, celle d’hier et celle d’aujourd’hui.

Notes

1) La Torah comprend les livres de la Bible et les traditions orales du peuple de Dieu. La bibliographie complète de cet article se trouve dans un article des Mélanges offerts au Père GRELOT : La vie de la Parole, Jacques BERNARD : Le shaliah de Moise à Jésus Christ et de Jésus Christ aux Apôtres, Desclée, Paris 1987, pp. 409-420. [Retour au texte ]

2) ARN - page 1 - ed. Salomon Schechter. [Retour au texte ]

3) Le Judaïsme d’alors comprend plusieurs tendances et plusieurs écoles.[Retour au texte ]

4) Le texte de Marc 3, 13 ss., est significatif à cet égard. En Marc 3, 13, il est dit : " Jésus en prit douze pour être avec lui ". En Lc 6, 12, on a : " il en choisit douze ". Nous avons encore affaire explicitement à des "disciples’ même s’ils sont privilégiés et, comme en Matthieu 10, 1, sont déjà dits être les " Douze disciples " . En poursuivant le récit de Matthieu on trouve la mention d’une remise de pouvoir : " Jésus leur donna pouvoir sur les esprits impurs pour qu’ils les chassent et pour guérir toute langueur et toute maladie ". Ce texte correspond à Marc : " on les envoya proclamer et avoir pouvoir de chasser les démons " . Or c’est précisément quand ils sont ainsi devenus alter ego substituts de Jésus pour réaliser son œuvre, qu’ils sont enfin appelés "apôtres" (cf. Mt 10, 2 ; Lc 6, 13). Marc, dans le passage parallèle, n’a pas le terme "apôtre" mais a le verbe correspondant (Mc 3, 14). [Retour au texte ]

5) Terme improprement traduit habituellement par avorton - mais le français n’a pas de terme propre pour traduire ektroma qui désigne l’enfant qui fait mourir sa mère en naissant. [Retour au texte ]

6) Nous n’avons pas parlé plus haut du sacerdoce. Dans l’Ancien Testament, aucun grand-prêtre n’est nommément désigné comme " shaliahl/apôtre/alter ego de Dieu " . [Retour au texte ]

7) Attention aux traductions qui n’ont pas vu que le verset 16 était une citation de Exode 34, 34. [Retour au texte ]

8) cf. Marc et la guérison du paralytique descendu par le toit à qui Jésus dit : " Tes péchés te sont pardonnés " . [Retour au texte ]

9) Talmud de Jérusalem, Hagiga 2,77 b [Retour au texte ]