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"Parle, Seigneur, ton serviteur écoute"
Responsable du Service des Vocations de Digne
Lors d’une réunion bien animée quelqu’un m’interrompt et dit : " pendant que tu disais ce que tu viens de dire, écoutais-tu le Seigneur ?... " Surprenante et bienfaisante interpellation !
Nous sommes convaincus que le Seigneur parle, appelle, inspire, accompagne. Mais concrètement comment le croyons-nous ? Comment l’appel et la parole de Dieu trouvent-ils en nous l’espace pour être entendus et saisis ?
Toute vie humaine est marquée par une ‘spiritualité’. Dès que la conscience et la liberté s’éveillent, l’homme fonctionne selon une certaine activité de son esprit qui gère ses pensées, ses instincts, ses envies et ses choix en lien avec la réalité qui l’entoure. Petit à petit, il se forge une échelle de valeurs, des perspectives qui donnent sens et direction, et un ensemble de repères qui le guident. Tous ces éléments et la façon de les gérer forment la ‘spiritualité’ de toute activité humaine.
Ainsi, réfléchir et méditer sur le contenu de notre foi, de nos valeurs, de nos idéaux et de nos perspectives enrichit la matière première de notre spiritualité personnelle. Mais c’est le fonctionnement de notre esprit qui utilise et concrétise ces ‘matériaux’ en une façon de vivre.
L’intervention de mon interlocuteur me faisait donc découvrir la distinction et la différence entre ‘savoir que Dieu parle et appelle à chaque instant’ et ‘vivre à l’écoute de l’appel de Dieu à chaque instant’... Essayons donc de repérer ce fonctionnement de l’esprit dans la spiritualité chrétienne - aspect souvent éclipsé dans la pédagogie du croyant.
La spiritualité païenne
Depuis les origines, nous découvrons l’homme à la recherche d’un bonheur qu’il n’arrive pas à acquérir de ses propres moyens. L’expérience de sa finitude lui ‘révèle’ l’existence d’une ou des réalités plus grandes que lui, qu’il appelle ‘dieu(x)’. Conscient de son insuffisance, il cherche à s’approcher de ce dieu afin d’obtenir ce qui lui manque. Spontanément l’homme crie vers dieu, il demande, il supplie. Sa prière trouve des expressions rituelles qui engagent l’homme dans son être incarné et dans tout ce qu’il possède. L’exemple-type est le ‘sacrifice’(dans ses multiples formes) : l’homme offre à dieu quelque chose qui lui appartient en le sacrifiant, afin d’obtenir de dieu protection, aide et prospérité. Il se sent dépendant d’un dieu qu’il craint, qu’il doit amadouer et qu’il essaie d’influencer en sa faveur. Quand les choses se passent bien, c’est que les dieux sont bienveillants à son égard... sinon il n’a qu’à doubler ses efforts pour essayer de les réveiller ou de détourner leur courroux...
Décrite de cette manière, nous sommes aisément convaincus que cette spiritualité ne nous concerne pas. Et pourtant le vécu de beaucoup de croyants chrétiens a de fortes ressemblances avec cette façon de vivre la foi : je crois que Dieu existe ; je suis d’accord sur le bien fondé de nombre de valeurs ; je fais même des prières et des actions de grâce ; je médite sur les textes de la Bible et j’en retire de bonnes leçons qui se concrétisent en résolutions et efforts d’application. Dieu reste le Maître qui a indiqué comme de loin ce qu’il faut faire : à moi de m’y mettre ! Avec son aide, bien entendu, que je demande avec insistance. Quand les efforts généreux n’aboutissent pas, je demande pardon et je redouble de prières de demande. Et quand des événements douloureux me tombent dessus, mon esprit de révolte interpelle facilement Dieu qui a manqué à ma protection...
Bref (si je pousse un peu) : Dieu est bien là et j’ai besoin de lui ; je m’efforce de le rendre bienveillant à mon égard afin d’obtenir ce qui échappe encore à mon pouvoir ; j’écoute sa Parole comme des commandements à accomplir et tous mes efforts s’engagent à conformer ma vie à cette volonté de Dieu ; Jésus est mon Maître qui commande et le modèle à imiter...
L’inversion judéo-chrétienne
Au moment de l’Exode, les hébreux faisaient une découverte révolutionnaire : Dieu est à la recherche de l’homme. L’expérience tonitruante de la délivrance de l’esclavage, du danger de la noyade et de la protection vis à vis des poursuivants égyptiens, épassait infiniment la réponse attendue à leurs cris de souffrance. C’est bien Dieu qui a pris l’initiative de libérer son peuple. Il s’est choisi Moïse à travers qui Il a manifesté sa puissance, son autorité. Petit à petit le peuple hébreu découvre son Dieu comme un Dieu de miséricorde, à la recherche d’un lien privilégié avec eux : une alliance.
Cette connaissance expérimentale de leur Dieu devient la clé de lecture de toute leur vie, des événements et de toutes les questions d’origine et de sens. Oui, l’homme est une création de la bienveillance de Dieu qui lui insuffle à chaque instant une haleine de vie, qui lui confie une splendide nature à cultiver et des semblables pour vivre la joie et la communion (Gn 2). Le scandale du mal, de la souffrance et de la mort est bien là, mais Dieu n’est pas loin : Il " se promène au milieu du jardin à la recherche de l’homme : ‘ Où es-tu ? ’" (Gn.3).
Bien sûr, l’homme crie encore vers Dieu pour ses multiples besoins. Mais toute la Bible nous montre un Dieu qui appelle l’homme, qui le supplie d’accepter sa proximité, son accompagnement, son amour d’alliance. Des pages entières nous révèlent un Dieu paternel et maternel qui offre sa tendresse et propose de faire route ensemble.
L’inversion est radicale : Dieu est premier. Il a l’initiative dans la recherche du bonheur de l’homme. Il lui donne tout ce qu’il faut pour qu’il devienne heureux. Le drame de la vie humaine devient dans la Bible le drame de l’amour méconnu de Dieu : " Ô mon peuple, que t’ai-je fait, en quoi t’ai-je contristé ? Réponds moi ! " Ceux qui acceptent la main tendue de Dieu s’engagent dans une aventure passionnante, assurément pas de tout repos, mais débordante de vie, de promesse, de bonheur envers et contre tout.
La vie humaine n’en devient pas pour autant exempte de drames et de souffrances, mais elle est comme portée et soulevée par une force et une lumière qui l’agrandissent et la transfigurent...
Trois expériences paradigmatiques
En prenant pour exemple les grands ‘classiques’ de l’histoire biblique, essayons de dépasser l’attitude-piège du ‘déjà-vu’... pour y découvrir leur ‘fonctionnement spirituel’ et nous y voir nous-mêmes comme dans un miroir !
Contemplons un instant Moïse, le géant de l’expérience fondatrice du peuple d’Israël. Tout commence près du buisson ardent (Ex. 3). Moïse vit en bon ‘païen’. Plein de bonnes intentions et de générosité, il avait essayé de prendre la défense de ses frères soumis à l’esclavage. Mais l’ingratitude de ses frères et la peur l’avaient emporté : il s’est enfui au désert ! Il s’occupe comme il peut et il vit sa petite vie de berger. Devant le buisson ardent il est toujours celui qui gère sa vie et son monde : il s’approche pour explorer le phénomène insolite... Et la voix du Seigneur retentit : " enlève tes sandales... ".
Les sandales sont symbole de l’autonomie. Dieu lui demande de Le reconnaître ‘autre’, de lâcher son piédestal d’autodétermination et d’entrer dans une relation d’alliance avec Lui. L’appel fait irruption dans le fonctionnement de Moïse et l’invite à se mettre à l’écoute, à obéir, à s’appuyer sur le Seigneur qui se propose comme son Dieu.
Moïse accepte l’inversion de sa situation de vie : l’initiative se trouve du côté de son Dieu. Les besoins et les défis sont les mêmes, mais le vécu change fondamentalement : " Seigneur, que dois-je faire ? que dois-je dire ? " Il part vers ses frères et il leur montre ses ‘lettres de créance’ : " Le Dieu de nos pères m’a appelé et m’envoie ! " L’alliance avec son Dieu devient la source permanente de son action. Il parle et agit en écoutant. Nous connaissons la suite.
Tout au long du périple dans le désert, Moïse est l’homme tourné vers son Dieu. Ses frères le reconnaissent comme celui qui a un lien direct avec Celui qui mène leur histoire. A travers sa présence, ses paroles et ses indications, ils sont guidés par la main de Dieu. La tente de la réunion avec les tables de l’alliance sont le centre qui unifie la vie de toute la communauté. Non sans difficultés et avec des retours en arrière. L’histoire du veau d’or (Ex. 32) et Massa et Meriba (Nb 20) sont symboles des rechutes vers l’attitude païenne : la reprise en main de l’homme de son destin et de sa religion. Le résultat est manifeste et le psalmiste en fait mémoire comme l’essence du péché et des impasses, et comme le renouvellement de l’appel : " Aujourd’hui ne fermons pas notre cœur, mais écoutons la voix du Seigneur " (Ps. 95).
‘Travaillé’ par cette intimité avec le Dieu de l’alliance, Moïse devient ce que Dieu veut pour tout homme : ‘homme-de-Dieu’. Toute sa personne et toute sa vie sont imprégnées de cette présence de l’Autre qui le soulève à sa pleine stature. Son visage devient tout rayonnant, sa simple présence engendre l’apaisement des passions, sa parole est source de courage et d’espérance. Nul besoin d’autoritarisme et d’imposition de pouvoir, car son humilité ouvre le cœur de ceux qui l’entourent. La douceur et la miséricorde deviennent ferment d’unité.
La Bible dit que personne n’a vécu comme Moïse, rencontrant Dieu face à face et lui parlant comme d’homme à homme...(Dt 34).
Quant à l’appel de Samuel, nous connaissons l’histoire par cœur (1 Sam. 3). Arrêtons-nous quand même un moment pour regarder la ‘spiritualité’ de ce ‘juge’. Tout en vivant dans le temple, il ne ‘connaissait’ pas pour autant le Seigneur. La Bible nous dit que les visions étaient rares à cette époque. Mais l’expérience de Samuel n’a pourtant pas forcément à voir avec des visions ou des expériences extraordinaires...
Samuel vivait la vertu de la disponibilité à la perfection. Il est au service d’Eli et au premier mot il est là, prompt à rendre service et à exécuter ce qui lui est demandé. Il nous inspire de l’admiration. Mais il lui manque l’écoute intérieure. Il ne connaît son Dieu que comme Celui qui a donné ses commandements à accomplir et qui attend qu’on l’adore et que l’on s’incline devant Lui.
Et voilà que Dieu se trouve tout près de lui, comprenons : en lui ! Il l’appelle. Mais Samuel est prisonnier de son fonctionnement spirituel : ses références sont son maître et les paroles de la Torah. Il court donc vers Eli pour écouter et agir en conséquence. L’erreur de compréhension à répétition ébranle petit à petit son ‘système’ et sa disponibilité s’ouvre à l’inconnu jusqu’alors. Le véritable appel vient de plus loin - ou plutôt de plus près. Obéir et servir Eli, c’est bien, mais la spiritualité de l’alliance est infiniment plus incisive : c’est Dieu lui-même qui veut guider et gérer sa vie. Le vrai service du bien de son peuple ne se limite pas à l’entretien d’une affaire qui marche sur elle-même. Dieu veut que Samuel devienne ‘homme-de-Dieu’, enraciné dans une relation directe et intime avec Lui. Eli saisit cela et il envoie son pupille à un cœur à cœur avec le Seigneur.
Dès que Samuel se retrouve ainsi face à Dieu, il devient lui-même, adulte dans la foi. Maintenant il découvre sa pleine stature et il agit à partir de Dieu en lui. La relation personnelle engendre une toute nouvelle fécondité : il est reconnu comme ‘juge’ et ‘prophète’. Sa vie toute conduite par l’appel permanent de son Dieu devient appel pour tout son peuple à se mettre à l’écoute du Dieu de l’alliance qui les accompagne dans les mutations qu’ils sont en train de vivre. La simple présence de Samuel ouvre à la présence du Seigneur et c’est la voix intérieure qui le fait regarder au loin et en profondeur. Fort de cette intimité, il reconnaît l’élu pour la royauté d’Israël parmi les nombreux fils de Jessé (1 Sam 16) et il exhorte tout le peuple contre la tentation d’un retour à l’autodétermination hors de l’alliance actualisée au quotidien (1 Sam 8).
Une troisième figure peut nous éclairer : le prophète Elie (1 Rois 17-19). Vivant dans des temps très troubles, Elie est reconnu comme prophète de Yahvé par tous. Il est l’homme à la parole incisive, du rappel de l’alliance avec Dieu et de toute l’histoire sainte qui engage à la fidélité aux commandements. Il le vit avec la force de sa personnalité qui affronte les responsables et les chefs.
Attiré par son Dieu, il se retire au Kerith et fait l’expérience de la suave intimité divine qui le soigne corps et âme. Il découvre la miséricorde puissante qui prend soin des pauvres et des petits au moment ou il rencontre la veuve de Sareptha et partage avec elle la douce dépendance de Dieu. Mais au moment de l’épreuve de force avec les prophètes de Baal, il perd son équilibre et sa paix. Menacé et poursuivi par Jezabel, il n’en peut plus et veut se laisser mourir...
Que se passe-t-il en fait ? Dieu se révèle très bon pédagogue et l’amène à l’Horeb. Avant d’accepter de se mettre en route, il lui faut à deux reprises être réveillé et ‘cajolé’ par l’ange de Dieu. Arrivé à la sainte montagne, il rentre dans une grotte, symbole de son cœur... Là il se retrouve enfin à nouveau face à son Dieu. Comme toujours, le Dieu-à-la-recherche-de-l’homme tend la main avec délicatesse et douceur : " Que veux-tu, Elie, en venant ici ? ". Et la ‘machine’ de la spiritualité d’Elie part au quart de tour : je suis prophète de Yahvé, le seul, et tout le monde m’en veut à mort... Dieu ne répond pas mais il l’invite à sortir de son enfermement : " Tiens-toi devant Yahvé !... " Et voici que Dieu le fait cheminer intérieurement : l’ouragan, le tremblement de terre, le feu... sont autant de symboles de son attitude de par trop centré sur lui-même. Elie est un homme convaincu, de tempérament radical et jusqu’auboutiste. Son engagement au service de la sainteté de Dieu est implacable. Mais il le vit comme ‘son affaire’. Imperceptiblement, il en a fait sa possession et le service de Dieu devient en même temps, voire d’abord, service de sa propre personne. Paradoxalement, il a tourné le dos à Dieu et il va son chemin tout seul. Du coup, son tempérament a pris tellement de place qu’il fait écran à Yahvé et qu’il se trompe dans son discernement... Une brise légère se fait entendre et Elie retrouve la bonne ‘longueur d’onde’. Il se voile le visage et il se laisse à nouveau saisir par l’appel de son Dieu : " Va, retourne par le même chemin... ". Rempli d’un silence réceptif, Elie ‘voit’ à nouveau l’avenir porté par Dieu lui-même. Il se remet en route. Pas à pas il agit en écoutant et le " manteau " de sa présence est devenu instrument de l’action de Yahvé : Elisée devient son serviteur et il découvre que Dieu agissait à son insu dans le cœur de milliers de personnes...
Le Christ
La révélation la plus parfaite de la spiritualité de l’appel se contemple bien sûr dans la vie du Christ. Du moment où Il disait " Ne saviez-vous pas que je dois être dans les affaires de mon Père " (Lc 2, 49) jusqu’au " Père, entre tes mains je remets mon esprit " (Lc 23, 46), Jésus vivait tout tourné vers son Père. La volonté de son Père était sa nourriture qui relativisait tout le reste (Jn 4, 34). Il disait les paroles du Père qu’Il entendait à l’instant même au point qu’Il affirmait : " Les paroles que je vous dis, sont les paroles du Père qui m’envoie " (Jn 8, 28).
Toute la vie de Jésus est marquée par cette immédiateté de son intimité avec le Père. Il n’est pas le Messie, envoyé du Père, qui exécute les commandements reçus au moment de son ‘départ en mission’. Il n’est pas le serviteur qui part à l’action en vue du moment où il faut rendre compte du travail accompli. Il ne se trouve pas dans un vis à vis distant qui oblige à compter sur ses propres capacités et forces pour accomplir ce qui a été demandé... " Le Père et moi nous sommes un ", dit-Il (Jn 10, 30). Tout tourné vers son Père, Il écoute et entend ce que le Père pense, veut et fait. La communion d’amour fait que Jésus se sent porté, soutenu, inspiré à chaque instant. Son autorité est la force de son Père qui vit et se dégage en Lui. Ses guérisons et miracles sont la force créatrice du Père qui rétablit l’ordre dans le chaos. Sa miséricorde exprime le cœur du Père qui se penche vers chacun de ses enfants.
Oui, les disciples le reconnaissent : Jésus est habité par l’Esprit de Dieu. Sa façon de vivre leur donne envie : " augmente en nous la foi " (Lc 17, 5). Le voyant prier dans le silence du matin, ils Lui demandent : " Apprends-nous à prier " (Lc 11, 1). Et lorsqu’ils voient sur le mont Thabor comme en-dessous de l’enveloppe la beauté de leur Maître, ils proposent de rester là car rien ne vaut la béatitude de cette communion à saveur céleste.
Les apôtres
Mais ce n’est qu’après la Pentecôte qu’ils découvrent pour de bon cette vie avec Dieu tant désirée. Jusque là ils prient, ils écoutent Jésus, ils l’accompagnent, ils préfèrent sa compagnie au point de tout laisser derrière eux... Cependant, ils sont encore prisonniers de leurs pensées, de leurs désirs et ambitions. Même à la dernière apparition du Christ ressuscité, ils reviennent à la charge : " est-ce maintenant que tu vas rétablir le royaume d’Israël ? " (Ac 1, 6).
La suite remet en exergue la pédagogie de notre Dieu : " Il ne vous appartient pas... " (Ac 1, 7). Déjà auparavant Jésus leur avait dit : " J’ai encore beaucoup de choses à vous dire, mais vous n’êtes pas capables de l’entendre " (Jn 16, 12). Et voilà qu’Il les envoie dans le silence : " Restez ici et attendez " (cf. Ac 1, 4). Les Actes racontent qu’ils passaient leur temps à prier... (Ac 1, 14) jusqu’au moment où les portes et les fenêtres de leur cœur s’ouvrent. Le fonctionnement à partir de leurs pensées et de leurs désirs se renverse en ouverture au souffle de l’Esprit.Ils se découvrent (d’abord inconsciemment) ‘habités’ par ce qu’ils avaient senti au contact avec Jésus : une force, une paix, une vie... venant d’ailleurs. Un au-delà présent en leurs paroles et leurs actes. Une présence toute remplie de plus grand que ce qu’ils pouvaient toucher. Bref, ils découvrent une intimité avec le Christ qui les habite, qui les inspire, qui les porte, qui agit en eux et par eux. Un mystère de communion riche d’une fécondité sans précédent.
St Paul formulera cette découverte révolutionnaire dans sa lettre aux Romains quand il oppose la foi à la vie sous la loi (Rom. 1-3). Ayant été pharisien de première classe, il sait de quoi il parle.
En effet, la spiritualité du pharisien consiste à mettre en pratique une vie d’alliance avec Dieu. Convaincu que la fidélité à cette alliance est le vrai et seul chemin de bonheur, il s’y applique avec une générosité sans borne et une exigence implacable. Il sait que Dieu a donné ses commandements, ils les lit tous les jours afin de s’en imprégner et il cherche à les concrétiser jusque dans les moindres détails de sa vie de jour comme de nuit. La complexité de la réalité fait que les applications de ces commandements ne cessent de se multiplier et prolongeant les commandements du départ chaque prescription a la même autorité. La fidélité à l’alliance exige la perfection dans l’accomplissement de tous les commandements. L’infidélité à une prescription annule donc la perfection et met l’homme en porte-à-faux avec Dieu. La générosité du pharisien l’introduit dans un cercle infernal : l’angoisse de l’infidélité ou l’hypocrisie de celui qui fait comme si...
La rencontre avec le Christ révèle à Paul la primauté de l’amour de Dieu et sa parfaite gratuité. En Jésus il découvre que le seul chemin de salut est la communion au Père dans une attitude filiale qui se laisse aimer et qui se laisse guider à chaque instant par la douce conduite de l’Esprit Saint. Du coup Paul prend conscience de son erreur : avec les meilleures intentions, il s’était créé son ‘système religieux’ qu’il prenait à bras le corps, mais qui le rendait bien seul pour assumer sa responsabilité. Dieu était en haut de la montagne - à Paul de la gravir pour parvenir au bonheur espéré... Maintenant il prend conscience que Dieu ne reste pas en haut de la montagne attendant l’homme qui se débrouille pour monter. En Jésus, Il est venu vivre notre vie et, par son Esprit, Il vit avec nous notre vie, pas à pas. Il respecte bien sûr la liberté de l’homme, mais Il restaure sa responsabilité en véritable réponse à un appel. Dieu appelle et, en appelant, Il se propose de le soutenir, de le porter, de l’élever au-dessus de ses propres capacités. Oui, c’est Dieu qui nous sauve ! Incombe à l’homme d’accepter cet amour offert, de croire, de se laisser introduire dans une intimité de cœur à cœur permanent qui transfigure la vie du dedans.
La prière qui fait de nous des fils
Grâce au Christ, Paul sait que rien de l’extérieur à l’homme ne peut empêcher cette communion salutaire. Le souffle de l’Esprit vient au secours de la faiblesse de l’homme et enfin il se sent libre. Libre de son système si généreux, libre de l’enfermement dans son autonomie, libre de l’esclavage d’une morale imposée comme de l’extérieur, enfin il respire dans l’espace filial de l’enfant auprès de son Père.
Cette découverte paulinienne change notre vision spontanée de la prière. Karl Barth définissait le chrétien comme l’homme qui vit " sous la Parole de Dieu " comme la terre vit sous les rayons du soleil et l’arrosage de la pluie. " La prière chrétienne ne commence donc pas par l’homme qui s’adresse à Dieu, mais par la découverte que Dieu est là et qu’Il s’offre à l’homme.
Déjà le Credo du peuple Israël commence par cette exclamation : " Ecoute, Israël, le Seigneur... " (Dt 6, 4) et toute la pédagogie des livres sapientiaux est bâtie sur le refrain : " Ecoute, mon fils, sois attentif... prête l’oreille " (Prov. 1. 4). Le cœur de la foi judéo-chrétienne s’appelle en effet ‘l’obéissance filiale’. C’est l’attitude de l’homme qui se découvre fils/fille et qui permet la respiration de la communion filiale. En " prêtant l’oreille " (ob-audire) il s’ouvre pour accueillir, pour se laisser aimer et imprégner, pour recevoir. C’est le mouvement de l’inspiration qui engendre l’expiration en don de soi. Ainsi vivait le Christ tout tourné vers le Père et parlant et agissant selon ce qu’Il voyait, recevait et entendait du Père...
Peut-être que notre formation à la prière a besoin d’être quelque peu rectifiée. Habituellement nous apprenons aux enfants (et aux adultes !) d’abord la prière de demande, d’action de grâce, de louange comme si la première étape de la prière appartenait à l’initiative de l’homme... Combien avons-nous besoin de nous émerveiller d’abord de la présence de Dieu qui nous devance à chaque instant : " Seigneur, tu étais là et je ne le savais pas ! " (Gn 28, 16) Toute prière chrétienne commence par la reprise de conscience que Dieu nous attend, nous appelle, nous invite à l’écouter et à l’accueillir. Parce que Dieu se penche vers nous, nous pouvons nous laisser ‘prendre’ dans cette relation d’amour qui devient mouvement d’accueil et de fécondité.
Nous le savons bien : l’écoute suppose un apprentissage long et permanent. Déjà entre êtres humains, la communication profonde est un véritable labeur de longue haleine. Mais nous sommes bien convaincus que c’est la condition permanente du vrai amour.
Il en va de même dans notre relation d’amour avec le Seigneur. Avec cependant cette double particularité : notre ‘Partenaire’ est infiniment ‘autre’ tout en étant infiniment proche, et Il est invisible à nos sens... Oser croire à son appel à entrer dans une relation intime d’obéissance filiale engage sans aucun doute à un apprentissage laborieux !
Apprendre à écouter le Seigneur
L’objectif de ces pages n’est pas de tracer le cheminement de cet apprentissage pour lequel on peut se mettre à l’école de grands maîtres tels que Ignace de Loyola, Jean de la Croix, St François de Sales et tant d’autres... Néanmoins je voudrais évoquer quelques balises toutes simples qui nous permettent de reconnaître combien la ‘pratique’ de cette spiritualité de l’appel est ‘à la portée’ de tous, tout en étant le chemin de la vie mystique. Les sous-titres réfèrent à l’expérience de Samuel.
" Seigneur, tu es là... "
La porte d’entrée en direction de cette obéissance filiale consiste en la pratique de la présence de Dieu. Nous savons et nous croyons que Dieu est présent partout et en tout moment et pourtant nous vivons souvent comme s’Il n’y était pas. Notre vie se déroule comme en tranches : il y a les moments où nous nous tournons vers le Seigneur et il y a les moments où nous vaquons à nos occupations, avec un va-et-vient plus ou moins fréquent... L’exercice de la conscientisation de sa présence dans nos pédagogies de la vie spirituelle doit tendre à transformer l’opposition latente entre ‘Marthe et Marie’ (Lc 10, 40-42) en ‘prière continuelle’. Il nous faut découvrir l’attitude intérieure unifiée qui reconnaît e Seigneur présent dans les moments successifs du quotidien. Le cœur humain a en effet cette capacité d’espace intérieur qui permet de vivre une communion consciente avec le Seigneur tout en pensant, parlant et agissant au concret. Il s’agit là de cultiver en permanence un certain recul intérieur pour que notre cœur puisse englober dans une même conscience la présence active du Seigneur et l’investissement de notre propre énergie dans le travail à accomplir.
Cette mystérieuse connivence que la raison a du mal à concevoir est source de paix et de plénitude qui poussait St Paul à s’exclamer : " Si je vis, ce n’est plus moi, mais le Christ qui vit en moi " (Gal. 2, 20).
" Parle Seigneur, ton serviteur écoute... "
Conscient de la présence de Dieu, le regard du cœur fixé sur le Seigneur, l’homme devient petit à petit le serviteur qui " prête l’oreille ". Mû par une confiance grandissante, le cœur de l’homme devient comme l’oreille active d’un radar qui balaie le ciel, disponible et prêt à recueillir les inspirations et les motions qui montent du fond de son intuition et de son esprit. En effet, la voix du Seigneur, le tout Autre, ne rejoint pas l’esprit de l’homme à l’état pur comme par ‘téléphone rouge’... La médiation de notre humanité avec ses limites et ses particularités de tempérament, d’éducation et d’expériences vécues, est la loi constante de notre relation avec Lui.
Là commence donc le travail prudent du discernement. Le décalage entre la finitude de notre être humain et la grandeur de notre Dieu nous invitent à faire ‘durer’ la confrontation intérieure entre les motions perçues et la présence vivante du Seigneur. Tout en écoutant ce qui peut monter du fond de notre cœur et de notre esprit, le discernement exige du temps pour distinguer ce qui peut venir de l’Esprit ou de notre esprit. Ce ‘travail’ délicat s’opère selon la mesure de la liberté intérieure qui rend l’homme tout disponible, de l’éclairage de la Parole de la Bible qui ouvre au vécu du Christ lui-même, et de l’adaptation sage au réel qui invite à des solutions seulement probables.
" Samuel se leva et alla près d’Eli... "
Le discernement est une histoire au cœur de chaque personne qui entre dans cette obéissance filiale avec le Seigneur. Nul ne peut discerner en définitive à la place de l’autre comme aussi personne ne peut vivre la relation à la place de l’autre. Cependant, l’être humain est par nature un être social et communautaire. La conscience individuelle avec ses limites a donc un besoin constitutif de la complémentarité des autres et de la communauté.La ‘confrontation intérieure’ de nos motions profondes demande à être vérifiée et authentifiée par l’Eglise à qui le Christ a confié la charge de lier et de délier, de vérifier et d’authentifier sa Parole. L’accompagnement spirituel et l’obéissance aux successeurs des apôtres et leurs collaborateurs sont des balises essentielles pour une spiritualité authentique de l’appel.
" Yahvé dit à Samuel... "
Vivre cette écoute permanente est assurément source de la plus grande fécondité de notre vie chrétienne. Le Seigneur veut en effet imprégner, guider et féconder toute notre activité personnelle et communautaire. L’ouverture permanente à Lui crée un espace intérieur de ‘respiration’ et de confiance qui engendre une paix profonde et inébranlable. L’homme à l’écoute de la présence et de la voix du Seigneur vit son quotidien en échange et partage permanents avec Celui qui élève et soutient divinement. Du coup chaque décision mûrit au sein de ce dialogue, toute question est portée et abandonnée à la fois, l’instant présent est ouvert et entraîné vers l’avenir dans la dynamique de Dieu qui appelle à aller toujours plus loin.
Exercé à cette intimité quotidienne, le chrétien ne vit jamais seul et il se découvre fils/fille d’un Père qui précède et ‘montre le chemin’, qui pousse et permet le dépassement de soi. ‘Découvrir sa vocation’ devient concrètement ‘choisir sa vie avec Dieu’. Et vivre fidèlement selon sa vocation consiste à marcher dans cette écoute qui fait que la vocation reçue soit colorée d’une dynamique toujours nouvelle.
" Samuel craignait... "
Au fond, rien ne devrait être plus simple et plus naturel à l’homme créé à l’image de Dieu que de vivre dans cette attitude d’obéissance filiale... Puisqu’il est fait pour cela, il ne trouve son accomplissement plénier que dans cette communion véritable. Et pourtant, le concret de notre vécu révèle combien elle est difficile à vivre pleinement. Outre nos rythmes de vie et le bruit des événements et des soucis au quotidien, il y a avant tout en nous tout ce qui nous empêche d’être vraiment à l’écoute. De plus, la complexité psychologique de l’homme n’est qu’un versant de l’être blessé en profondeur que nous sommes. La reconnaissance de cette blessure intime nous fait mesurer la quête dramatique et réitérée de l’homme ainsi que la dimension non moins dramatique du salut apporté par le Christ.
La lettre aux Hébreux précise que Jésus, tout Fils qu’Il était, a appris l’obéissance à travers la souffrance (He 5, 8)... En effet, bien qu’Il n’avait pas connu le péché, " Dieu l’a fait péché pour nous, afin qu’en lui nous devenions justice de Dieu " (2 Co 5, 21). Le propre du péché consiste en ce penchant à l’autonomie et la résistance à l’obéissance filiale. L’homme pécheur est marqué en profondeur de ces tendances - ce que St Paul appelle le ‘vieil homme’ qui mène à la mort de solitude et d’enfermement sur soi-même. Le salut apporté par Jésus est la ‘justice’ de l’homme nouveau. ‘Ajusté’ à son être profond, Jésus a assumé l’homme pécheur en ouvrant cet enfermement et en sortant l’humanité de ce penchant infernal. Dans toute sa vie humaine, Il l’a résolument tournée vers le Père.
Ainsi nous a-t-il révélé le véritable combat de l’homme : l’apprentissage de l’obéissance au prix " de violente clameur et de larmes "(He 5, 7). Il s’agit en effet d’un " arrachement à l’empire des ténèbres " (Col.1, 13), d’un " rétablissement de la paix " au prix du sang de la croix (Col.1, 20). Le vocabulaire dramatique n’est assurément pas un simple genre littéraire dans l’esprit de nos auteurs ! Le témoignage du combat spirituel de tant de saints ne fait que confirmer le prix de notre salut.
Oser appeler - oser entendre
Dieu ne cesse d’appeler chacun à cette vie d’alliance, à cette communion intime qui passe par l’écoute filiale, l’abandon confiant et la disponibilité de tout l’être. Il donne la vie et Il se propose de vivre et d’agir avec et à travers l’homme. En Christ, Il nous révèle l’homme-Dieu, miroir pour chacun de nous, en nous invitant à nous laisser transfigurer et conformer à son Fils-fait-homme. Il nous appelle à parler en l’écoutant, à choisir et à décider selon sa volonté, à agir en prêtant toute notre personne à l’action de son Esprit. La spiritualité de l’appel est l’attitude de tout l’homme sous la conduite actuelle et permanente de l’Esprit de Dieu.
Cependant l’homme est en route. Le chemin de l’alliance est ‘exode’ et ‘entrée en terre promise’ tout au long de la vie. Ce qui sera pleinement acquis dans la vie éternelle grandit au jour le jour dans la vie de ceux qui entendent l’appel de Dieu et avancent sur le chemin de la disponibilité obéissante. Mais de chaque pas résulte tellement de joie et de force que l’espérance de cette dynamique de l’appel récompense largement le prix du combat.
Sur cette route, l’homme découvre ses frères. Dieu appelle chacun personnellement et Il veut que son appel soit relayé par la communauté. S’aimer les uns les autres comme le Christ nous aime implique l’appel et l’entrain mutuel. Comme Jésus de Nazareth a appelé ses disciples, Dieu nous demande de nous appeler les uns les autres en son Nom. La spiritualité de l’appel est une aventure personnelle et communautaire. Se laissant appeler à entrer dans cette aventure divinisante, chacun porte la mission et la responsabilité d’appeler ses frères à découvrir ensemble ce chemin de fécondité qui fait grandir le Royaume sur terre. Oser entendre l’appel de Dieu pour devenir à son tour appelant est le fondement de la dynamique de la vie chrétienne qui engendre la jeunesse toujours renouvelée de l’Eglise.
C’est pourquoi la pastorale des vocations est avant tout le service éminent du renouveau permanent de la foi chrétienne. La spiritualité de l’appel ouvre l’humanité à Celui " qui fait toujours à nouveau toutes choses nouvelles " et appelle à toutes les vocations au service de la vie de l’Eglise et de l’avènement du Royaume de Dieu.