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De l’autonomie à la dépendance
Abbaye de la Pierre-qui-Vire
" Dieu qui m’appelle ! " , notait J.-B. Muard quand, jeune encore, il "entendait" Dieu lui parler du sacerdoce bien avant qu’il s’agisse pour lui d’un autre appel, celui de fonder le monastère de la Pierre-qui-Vire. Mais s’il y a toujours appel, celui de Dieu et réponse très personnelle de l’appelé, presbytérat et consécration religieuse ne signifient cependant ni la même vocation, ni le même rôle que joueront dans l’Eglise le prêtre ou le religieux. Le prêtre participe à la vocation "apostolique" des premiers Apôtres, à la mission d’évangélisateur et de présidence qui est celle de l’évêque succédant aux Douze. Le religieux est, lui, en situation d’évangélisé capable d’une réponse vivante et active à sa grâce de membre d’un corps royal, prophétique et sacerdotal, le corps du Christ. Pour tout dire, un presbyterium n’est pas la même chose qu’un Institut religieux et cela interviendra constamment dans le mûrissement d’une vocation avant l’ordination ou la profession des vœux de religion.
Ceci dit, quand je pense à la vocation, je suis spontanément ramené à la Bible. Là, il n’est question que d’une chose : la vocation de l’homme à devenir - sans cesser de l’être - plus qu’humain, l’intime de Dieu et, précise le Nouveau Testament, le fils de Dieu au milieu d’innombrables frères, tous également nés du même Dieu.
Vocation, Voix qui appelle. Et voix qui répond. Qu’il s’agisse de la création - premier appel à la vie -, ou de la parfaite résurrection de chaque homme en Christ - appel à la vie éternelle -, ces appels se traduisent en conversation entre Dieu qui appelle et l’homme qui répond. Qui répond ? Ces deux voix, ce duo est réellement un appel de Dieu à l’homme et de l’homme à Dieu. Si l’on peut utiliser le mot vocation à la façon moderne "avoir vocation à..." , il convient de dire de l’homme biblique qu’il a vocation a appeler Dieu et du Dieu de la Bible qu’il a vocation a être appelé, convoqué par cet homme qu’il a créé à sa ressemblance. A faire du psautier leur livre privilégié de prière, l’Eglise et chacun de ses membres en ont l’habitude, ils se laissent constamment appeler par Dieu et ils ne cessent de l’appeler quand il paraît s’absenter et même abandonner l’homme.
La vocation, une conversation entre deux êtres qui s’appellent ? Oui, et une conversation très libre. Dieu, pourquoi dors-tu ?, clame l’Israélite malheureux. Et de mille manières, Dieu répond. Ou ne répond pas. Et l’Israélite, scandalisé , répète ses questions.
Dès le début de sa Règle des moines, saint Benoît, citant la Bible, fait d’une telle conversation entre Dieu et l’homme le résumé du dessein de Dieu. Ce Dieu parlant veut un homme parlant et parlant librement. La vocation, telle que nous la décrit la Bible consiste dans cette recherche mutuelle de Dieu et de l’homme. Recherche nullement tragique, elle ne comporte aucune fatalité elle est totalement libre. Mais recherche dramatique certainement, en raison précisément de la liberté des intervenants et d’abord de leur inégalité foncière. Comment l’homme, limité de toutes manières, peut-il intéresser Dieu et accéder à un statut quasi divin ? Le drame n’est pas en Dieu, mais il sera dans le Christ qui, Verbe éternel, est devenu homme mortel. Le drame est surtout et totalement dans l’homme qui peut accepter d’entendre l’appel ou s’y refuser en détournant l’oreille.
Les quelques notes qui suivent se situeront dans ce cadre biblique des appels mutuels entre Dieu et l’homme, deux partenaires inégaux en continuelle recherche. Mais la vocation aura ici le sens plus limité de vocation-consécration dans les ordres sacrés ou dans la vie religieuse.
Je prévois quatre temps pour cette réflexion :
1. L’imprévisible inhérent à toute vocation divine.
2. La référence obligée au Christ.
3. La liberté en question.
4. La vocation : autonomie et dépendance.
1 - L’imprévisible inhérent à toute vocation divine
Pour le chrétien, parler de vocation comporte la référence à l’Esprit de Dieu. Et rien n’est plus imprévisible que l’action divine qui conduit - mais par quels chemins et détours ? - quiconque veut répondre à l’Esprit de Dieu. Ceci me semble bien mis en lumière dans l’épisode de Nicodème, l’homme de la nuit ne comprenant pas ce que peut signifier renaître de nouveau. Sait-il seulement ce que veut dire naître ? Mais renaître est encore plus étonnant pour lui.
Le Christ lui répond que cela est affaire non de chair, mais d’esprit et qu’une telle naissance, comme toute naissance humaine, se situe certes dans l’eau, mais une eau spirituelle, celle qui est inséparable de l’Esprit de Dieu.
La vocation, naissance d’en-haut, non pour y voir un nouveau baptême mais une rupture dans la façon de vivre. L’être humain, que ce soit par les ordres ou par la profession religieuse, est marqué en tout son être et, sans devoir se séparer des autres baptisés, il s’en distingue par le fait de la réponse personnelle qu’il donne à l’appel personnel de Dieu. Là est sa vocation, à la fois humaine - il demeure un homme, une femme - et spirituelle c’est l’Esprit de Dieu qui lui a insufflé, soufflé sa réponse.
La vocation, fait à situer d’abord à cette profondeur ? Certainement, et de là vient le risque couru par celui qui répond. Il y a de l’imprévisible dans l’action de l’Esprit, plus encore que dans le mouvement des vents, et Jésus le dit à Nicodème comme pour l’excuser dans son inquiétude. Cette liberté de l’Esprit se manifeste dès l’apparition de l’appel - pourquoi moi ? - et dans l’accomplissement même de cet appel au long des jours jusqu’au dernier. Répondre à Dieu, c’est, ce doit être s’abandonner à l’imprévu de ce qu’il nous demande aujourd’hui et nous demandera demain.
Pie XII réunissant en l950 le premier congrès des états de perfection, selon une terminologie que Vatican Il a modifiée, insistait sur ce caractère très personnel, et comme secret dans son apparition, de la vocation et de la réponse donnée. Un proche, un prêtre, une circonstance pourront souvent provoquer la question, mais jamais dicter la réponse. A l’action prévenante et libre de l’Esprit, doit répondre une réponse personnelle et libre du candidat à l’ordination ou à la profession religieuse. Faute d’une telle liberté, il n’ y a pas d’ordination ou de profession valides. En ce sens, la vocation est certainement et avant tout une affaire spirituelle entre Dieu et tel être humain.
II. La référence obligée au Christ
L’entretien du Christ avec Nicodème ne s’arrête pas à cette action subtile de l’Esprit Saint. La recommandation de saint Paul sur la nécessité de discerner entre esprit et esprit a sa nette légitimation dans ce chapitre 3 de saint Jean. A Nicodème qui lui a dit, parlant au nom des siens, " Nous savons " , Jésus répond par un autre " Nous savons " renvoyant d’abord, par ce " nous " , à lui-même qui, descendu du ciel, sait ce dont il s’agit quand il parle des choses célestes. L’imprévisible de l’Esprit trouve ainsi dans le Christ sa solution, dès lors que celui qui prétend répondre à l’appel de l’Esprit se met à la suite de ce Christ tel que l’entretien avec Nicodème nous l’a fait connaître : le sauveur du monde par la croix. A défaut de cette référence constante au Christ (" préférence pour lui " , dit saint Benoît), le candidat risque de se forger une vocation prétendument spirituelle qui ne serait pas chrétienne mais très intimiste au mauvais sens de ce mot.
Un Christ souffrant. C’est dans ce chapitre 3 de l’évangile de saint Jean que se trouve la première annonce du salut par la croix. Le serpent élevé dans le désert par Moïse pour le salut de qui le regarderait préfigurait le Christ en croix : de même doit être haussé le fils de l’homme. Haussé, élevé, car c’est l’heure de sa glorification autant que de sa défiguration.
Gloire pour lui, gloire pour son peuple. C’est en effet dans ce même chapitre que se trouve fondé l’optimisme chrétien concernant l’humanité, puisque Dieu a envoyé son Fils pour que le monde soit sauvé par lui. Et c’est un salut de lumière, de victoire. Gloire et Croix, mort et résurrection, telle sera la vie chrétienne, telle sera la vie du prêtre ou du religieux dans la mesure où sera vraiment participé par eux le mystère propre du Christ. Il est possible que le candidat à ces "états de vie" soit plus attiré par la gloire du Christ que par sa passion, et tant mieux, dans la mesure où le prêtre et le religieux sont appelés à manifester par leur vie consacrée la victoire du Christ, même quand les ténèbres semblent dominer. En un mot - qui est de saint Jean - la vocation que propose l’Esprit dans le Christ est d’aller à la lumière en faisant a vérité.
La méfiance manifestée par l’Eglise chrétienne dans ses origines dès lors qu’il s’agit de l’action des esprits et son attachement d’autant plus soigneux à celle de l’Esprit Saint demeure la règle. Le premier critère de vérité est donc là : s’agit-il d’un appel venu de l’Esprit du Christ et à qui se trouve renvoyé celui ou celle qui parle de vocation ? On le voit, il s’agit d’une première vérification, d’un premier discernement de la qualité de la vocation. Et il me semble, à m’en tenir toujours à l’entretien de Jésus avec Nicodème, y trouver une première réponse.
Au " Nous savons " , de Nicodème, Jésus répond par un " Nous savons " qui étonne, puisque c’est lui seul qui peut se dire descendu du ciel et donc prétendre savoir. Il y a dans ce chapitre 3 de Jean plusieurs passages du singulier au pluriel qu’on ne peut gommer. Dans le " Nous savons " de Jésus, nous avons déjà le " nous avons, nous avons vu " , etc... de la première Lettre de Jean. On peut penser que, dans les deux textes de Jean, ce " nous " renvoie au corps apostolique composé d’hommes qui "savent", grâce au Christ qu’ils ont vu, entendu, touché. La référence au Christ, nécessaire pour apprécier la qualité réellement spirituelle d’une vocation sera aussi une référence à ce nous, à ce pluriel qui traduit le lien entre le Christ et ses témoins apostoliques. On a là le fondement du rôle d’un pluriel intervenant dans l’authentification d’une vocation. Toute vocation chrétienne introduit le candidat dans ce pluriel. Mais nous y reviendrons plus tard, après avoir pris le temps d’un examen plus étendu sur la liberté du candidat au moment où il parle de vocation.
III. La liberté en question
Pour réfléchir à cette question de la liberté, je me réfère au chapitre 3 de la lettre de Paul aux Galates
Dans son ensemble, le Nouveau Testament n’est-il pas un chemin de liberté dans le Christ ? dans le Christ, l’être humain retrouvant sa liberté perdue, peut avoir avec Dieu une relation filiale parfaitement libre, disons la participation à la vie même du Christ, le Fils éternel venu en ce monde dire aux hommes ce qu’il sait des secrets de Dieu, son Père. Et, par une conséquence immédiate, cette liberté de vivre avec Dieu se traduit pour le chrétien en liberté à l’égard des hommes et des femmes constituant l’humanité.
Cette liberté chrétienne est à la fois réelle, actuelle, mais conditionnelle. Elle suppose d’abord et toujours que soit vécue la relation au Christ et à l’Esprit du Christ, l’Esprit Saint devenu en l’homme la propre respiration filiale du Christ. Ce n’est pas l’homme qui décide la possibilité de la relation filiale à Dieu, celle-ci est la conséquence de la décision libre de Dieu. Mais l’homme peut s’y refuser ou bien, usant de sa liberté humaine imprégnée de grâce divine, s’y prêter et entrer dans une coopération, dans une synergie - mot équivalent employé par Paul pour un agir commun de l’homme avec la liberté absolue de Dieu.
C’est au mystérieux accord de ces deux libertés, celle absolue de Dieu et celle relative du croyant, que le Nouveau Testament consacre tous ses livres. Si parmi ces livres je choisis la lettre aux Galates, au chapitre 3, c’est pour l’extension la plus grande possible que ce texte donne au mot homme. Au départ, il n’était question que de l’opposition entre juifs et non juifs, question nullement théorique mais concrète puisque l’unité des croyants au Christ se trouve mise en question parmi les Galates. Saint Paul veut donc leur faire comprendre que dans le Christ seul se réalisera l’égalité de tous, juifs ou pas, dès lors que la relation à Abraham est mise dans une juste lumière.
Et voici qu’à la fin de ce chapitre 3, Paul, dépassant ce binôme juif-non juif, étend l’action réunissante du Christ à d’autres binômes où se manifeste habituellement et partout ce qui sépare les hommes : esclave-homme libre, homme-femme. En Christ ces distinctions demeurent, mais elles ne signifient plus des séparations et des oppositions qui rendent illusoire l’unité de l’humanité. En Christ, tous, le juif, le non-juif, l’esclave, l’homme libre, l’homme ou la femme, sont à égalité de chance pour vivre l’unique vie divine que leur apportent le Christ et l’Esprit.
Pourquoi invoquer le texte de saint Paul à propos d’une vocation à la vie presbytérale ou religieuse ? Parce que les candidats à ces états de vie font partie de l’humanité divisée et déchirée et qu’ils ont, comme tout autre être humain, à se situer dans le Christ et sous son Esprit, là où tous les humains sont égaux sans cesser d’être distincts, que ce soit par la condition sociale, religieuse ou sexuelle.
Autrement dit, le candidat à telle vocation doit entrer dans une liberté croissante, correspondant de mieux en mieux à la liberté reçue au baptême et qui est celle même du Christ. Le Christ, en effet, uni à son Père qui est le Père de tous et de chacun, a lui-même manifesté une liberté parfaite à l’égard des non-juifs - les païens, les grecs, dit Paul -, à l’égard des puissants comme à l’égard des plus pauvres, à l’égard de la femme comme à l’égard de l’homme.
Entrer dans une liberté croissante. Et cela à partir d’une liberté déjà réelle - sans quoi inutile de parler de réponse personnelle à l’appel de Dieu -, mais encore très conditionnée du fait de la naissance en tel lieu de la terre, à telle époque historique et en tel milieu sociologique. Ainsi et quels que soient ces condionnements, variables par définition, nous trouvons évoquées dans Galates 3, 28 les relations fondamentales que le candidat à telle vocation doit absolument mettre en lumière dans sa propre vie s’il veut répondre en vérité à sa vocation. S’il est né dans une famille de notables, que dit-il des marginaux ? S’il est homme, comment est-il situé par rapport à la femme et, si elle est femme, quelle est son attitude à l’égard de l’homme ? S’il est chrétien, que pense-t-il des adeptes d’autres croyances, et des athées ? etc...
On remarque immédiatement l’actualité de cette énumération des sociologues modernes :
1 - Au delà des relations judéo-chrétiennes, il y a celles du christianisme avec toutes les autres religions
2 - Les inégalités sociales ne sont plus seulement celles qu’on soulignait récemment encore entre un employeur et ses salariés, mais, de plus en plus, les relations entre le Nord et le Sud de la planète, ou, plus justement, entre grandes Puissances mondiales et Pays en voie de développement - ou d’appauvrissement -, sans parler des différences de niveau culturel qui provoquent des inégalités dans les chances d’avenir.
3 - Enfin, troisième lieu élémentaire de la vie humaine, la relation homme-femme. Qui est le maître, qui est esclave ?
Il faut donc que le candidat à l’ordination ou à la profession religieuse soit capable de se situer. Quelle est sa liberté de jugement sur de telles questions qui constitueront le tissu même de la vie humaine, qu’il soit chartreux ou évêque ? Il ne s’agit pas de demander à ce candidat une information qui ne s’acquière qu’au fil des années et qui variera beaucoup si l’on est moine ou prêtre en pleine pâte sociale. Mais on doit l’aider à s’affirmer capable d’une ouverture d’esprit à tout l’humain que le Christ est venu assumer pour le transformer conformément au dessein de Dieu. Et là, il ne s’agit plus d’information du candidat, mais de sa formation, car, on le sait, le drame humain universel se joue toujours au cœur de chaque homme. Ces binômes énumérés par Paul en Galates 3, 28 sont toujours là et s’ils semblent laisser indifférent celui ou celle parlant de vocation, comment ne pas s’en inquiéter ?
De ces trois situations fondamentales de l’être humain, quelle est la plus fondamentale, si l’on peut dire ? Poser une telle question engage dans des recherches où je ne me sens pas compétent. Un Père Gaston Fessard pense que la relation de l’homme et de la femme est la relation humaine typique et que les autres relations y trouvent mieux que nulle part le modèle d’une égalité permettant de résoudre d’autres questions, telles qu’il s’en trouve dans les conflits religieux ou sociaux. Et cela parce que, dans la relation homme-femme, peut et doit se dire : " Tu es mon égal, mon égale, mon autre semblable. "
D’autres philosophes et théologiens souligneront plutôt le fait de la violence comme première manifestation du désir de puissance habitant chacun et le provoquant à éliminer l’autre. Cette violence instinctive n’est-elle pas visée, sans qu’il le dise, par le Décalogue qu’un saint Benoît ne craint pas de rappeler au novice-moine ? Un novice étonné, sans doute, qu’on lui prête de tels désirs de vol, d’adultère, de meurtre ou d’assassinat. Ce novice connaît cependant les inévitables moments d’agressivité mais sans en apprécier avec justesse le sens, à la fois favorable et dangereux.
D’autres accuseront l’organisation sociale plutôt que l’organisation personnelle de chacun.
Constatons seulement que, en ces trois domaines, l’œcuménisme et ses affrontements/rapprochements, la vie sociale et ses "conflits" suivis "d’accords" provisoires, la vie sexuelle et ses découvertes continuelles en fait de domination ou d’accueil de l’autre, on note toujours un mélange d’affrontement et d’apaisement, tout un ensemble de contrastes, presque de contraires, dont l’être humain espère toujours réussir l’harmonie.
C’est dans ces domaines fondamentaux que le candidat doit se manifester une aptitude à une liberté croissante, cette liberté humaine toujours limitée, mais jugée digne par Dieu de coopérer avec sa liberté infinie.
Chaque candidat ayant ses prédéterminations familiales, historiques et culturelles particulières, on ne peut penser à une formation type. La formation d’un être humain suppose un intérêt soigneusement porté à la personnalité de chacun. Pourtant cette formation de la personne se fera, devra se faire dans un milieu, dans un ensemble, disons, dans un "vivre-ensemble", permettant aux différences de chacun de jouer le rôle révélateur de ce que chacun des membres de ce groupe est effectivement.
Là se fait une maturation plus ou moins lente permettant au prêtre ou au profès de constater que les raisons qu’il avait d’entrer au séminaire ou au noviciat étaient suffisantes pour y entrer, mais que les raisons qu’il a désormais de vivre en prêtre ou en religieux ne sont plus nécessairement les mêmes. Entrer et durer sont deux réalités, connexes évidemment, mais distinctes.
Et c’est là que se donne à réfléchir la notion d’initiation, de plus en plus étudiée aujourd’hui. En quoi séminaire et noviciat sont-ils un lieu d’initiation et à quoi ?
IV - De l’autonomie à la dépendance
Le titre de ce 4ème paragraphe peut surprendre. Il faut donc s’expliquer.
Un candidat à la vie presbytérale ou religieuse se présente. Il a déjà reçu les sacrements de l’initiation chrétienne et, celle-ci, il n’est pas question de la réitérer. Il faut sans doute parfaire l’enseignement reçu au cours de cette initiation, car l’initié ne sait évidemment pas tout d’une doctrine inépuisable, mais il est déjà véritablement "mémoire" de la communauté chrétienne par la réception des trois sacrements fondamentaux.
Le séminaire ou le noviciat seront cependant appelés des lieux d’initiation. En quel sens ? Il serait facile, pour le préciser, d’utiliser ici les études actuelles sur l’initiation en général et sur les initiations tribales ou corporatives qui toutes, avec beaucoup de nuances, s’accordent sur un point : cette initiation est faite de divers rites de passage. Ici, passage de la puberté à une maturité permettant de se marier. Là, passage à la capacité de jouer un rôle public, tout en gardant tel secret propre au groupe. Ailleurs, éventuel accès à des pouvoirs spéciaux et merveilleux réservés aux initiateurs, etc... Inutile également de redire ce qui est reconnu à propos des initiations chrétiennes, elles ont pu faire des emprunts à ces initiations païennes (à moins que ce soit parfois l’inverse, remarquent, chacun dans son domaine de recherche, M. Eliade et le P. Bouyer). Tel vocabulaire ou tels rites sont, en soi, universels. Mais là n’est pas l’original des initiations proposées au futur prêtre ou religieux.
Pour eux, il va s’agir, non pas seulement d’être reconnus compétents et adaptés à la vie d’un groupe précis - le presbyterium de tel diocèse ou tel Institut religieux -, mais d’entrer de façon personnelle et tout-à-fait unique dans le mystère divin devenu leur propre mystère. Cela par la lente tranformation, en Christ et dans son Esprit, de ce qu’ils sont en tant qu’hommes ou femmes comme membres de telle société et à tel moment de l’histoire humaine devenue histoire du salut chrétien.
Disant cela, je sais aborder une étude difficile. Celle de l’accord entre le singulier et le pluriel qu’exige toute vie humaine. Pour employer d’autres mots, il s’agit pour ce candidat à la vie presbytérale ou religieuse, d’équilibrer ce qui semble à première vue incompatible, l’inévitable et féconde solitude et la nécessité vitale de communiquer avec d’autres que soi.
Parlant de solitude, je veux exprimer la noblesse inhérente à chaque être humain. Il est unique, il doit être reconnu et respecté comme tel, il ne sera jamais la possession d’un autre, sauf à être violé ou détruit. Image de Dieu, à la fois semblable et dissemblable de toutes les autres images humaines que Dieu a voulu se donner de lui-même, il est et sera toujours impénétrable. Personne, sinon Dieu, ne pouvant habiter en lui.
Là est sa solitude, la beata solitudo dont saint Bernard affirme qu’elle est le lieu d’un unique bonheur, sola beatitudo.
Arrivés à ce point, rien n’est encore décisif, car habiter en soi peut signifier un emprisonnement, un enfermement en soi désastreux qu’il faut à tout prix éviter.
Ce serait se résoudre à l’isolement mortel sans nulle fécondité possible. La solitude est d’un autre ordre. Elle est cette entrée en communion personnelle et unique avec celui, Dieu, qui se manifeste comme une source permanente de vie. Parler de solitude c’est parler d’intériorité. Mieux : au superlatif, c’est parler d’intimité avec Dieu en vue d’une fécondité réellement divine. Solitude et fécondité, étrange paradoxe auquel séminaire et noviciat initient le candidat.
Faut-il insister ? Le candidat à la vocation pourrait-il se vouloir tel s’il n’a fait cette expérience de solitude, intimité qui est le contraire, non pas de l’indispensable connaissance de soi, mais du repli sur soi, de l’isolement ? La vie en solitude n’est pas le propre du moine, elle est la véritable condition humaine, celle qui permet à la vie de déborder dès que l’homme demeure à la source de la vie. Solitude : expérience très personnelle et - à la différence de l’isolement - génératrice abondante de vie.
On le voit donc, s’il faut au candidat une capacité déjà suffisante de se situer avec justesse dans son rapport à l’immigré ou au concitoyen, au païen ou au corréligionnaire, à qui est son maître ou son employé, à l’homme ou à la femme, il est d’abord exigé de lui qu’il sache se situer face à lui-même, découvrant ainsi le contraste fondamental qui qualifie l’être humain. Entrant en soi, il faut y découvrir plus que soi-même : la possibilité d’être pour les autres et pas seulement pour soi. Qu’il sache entrer en lui-même dans une intériorité vitale, qu’il sache sortir de soi pour une communion personnelle et multipliée à la mesure des autres personnes qui constituent son milieu de vie.
" Le test de la vie contemplative, dit un chartreux, c’est mon voisin. " Nous sommes là en plein évangile, inutile de prétendre aimer Dieu sans pratiquer le chapitre 25 de saint Matthieu. L’intériorité véritable est liée à l’extériorité (le don de soi) et, sans la solitude de chaque membre d’une communauté, il n’y aurait pas de communion humaine ni davantage de communauté chrétienne. Car la solitude ne signifie rien d’autre que la conscience, c’est-à-dire la liberté. Faute d’une telle liberté, il n’ y a que des groupes totalitaires, l’opposé d’une communauté vivante.
Deux passages du Nouveau Testament m’aident à entrer dans ce mystérieux contraste qui me semble définir l’être humain et, donc, tout candidat à la vie consacrée. Celui où Jésus nous dit qu’il est vain de vouloir gagner le monde si c’est pour se perdre. Et Ephesiens 4 qui décrit la croissance du corps du Christ. Je vois dans ces textes comme la relation directe qu’il y a entre la maturité personnelle demandée de chacun et la croissance ecclésiale. Maturité de chacun et croissance de l’ensemble des croyants sont corrélatives, parce que l’Eglise est faite de la liberté de Dieu convoquant, provoquant la liberté de chacun. Sans liberté il n’ y aurait ni Dieu, ni humanité ni Eglise.
Parfaitement inconditionnée, la liberté de Dieu ne soumet pas l’existence de l’Eglise à la liberté de chacun, puisque c’est son Esprit Saint qui fait l’Eglise, mais, par contre, il tient évidemment compte de la liberté de l’homme quand il s’agit de la croissance visible de cette Eglise.
Cette harmonie entre Dieu et l’homme explique l’harmonie entre l’homme et lui-même, entre sa solitude et sa capacité de communiquer avec qui n’est pas lui, Dieu et les autres êtres humains.
Cela permet, du même coup, de situer les rôles qui reviennent à chacun dans le mûrissement d’une vocation. Le candidat est appelé à une vraie autonomie, il ne peut se décider qu’en son âme et conscience, là où Dieu seul intervient du dedans.
Mais autonomie ne signifie jamais indépendance ni en anthropologie philosophique, ni en anthropologie biblique. Quand l’adolescent devient majeur il est dit autonome et posera des actes publics sans l’intervention d’un tuteur, d’un parent. Mais cette autonomie ne lui est reconnue que pour lui rendre possibles, une fois dégagé de ses premiers liens, d’autres liens porteurs de vie. L’être humain entre alors consciemment dans une interdépendance vitale.
Et cette interdépendance est une véritable dépendance avec tous les risques et toutes les chances que comporte ce mot, selon que se trouveront vécues soit la dépendance de service ou celle de domination.
Se précise clairement, dès lors, le rôle revenant à ceux qui aident le candidat au sacerdoce ou à la vie religieuse. Si l’on parle d’initiation, il s’agit d’introduire un candidat à la pratique d’une liberté permettant une vérité de vie correspondant à ce qui a été librement promis. En faveur de cette autonomie du candidat vont pouvoir intervenir à leur juste place la communauté qui l’accueille, comme du dehors, et tel intervenant plus qualifié -un père spirituel, une mère spirituelle, telle personne connue comme par hasard, en fait connue par providence divine pour être un évangélisateur adapté pour ce candidat -. Un accompagnateur, dit-on volontiers.
Ce mot fait-il écho à l’épisode du chemin d’Emmaüs ? Alors s’affirme une autre réalité évangélique : seul le Christ est le véritable initiateur pour la raison que seul il a été lui-même parfaitement initié (la lettre aux Hébreux). Nul, ni la communauté, ni aucun responsable de la formation, ne peuvent se substituer au Christ. Ils y conduisent.
Le Christ devenant la vie du prêtre et du profès - pour nous en tenir ici à ces deux vocations et sans évoquer la situation de tout baptisé, chacun dans sa vocation chrétienne -, se définit avec justesse - je le voudrais - la vocation et ce qu’elle est : le service de l’Eglise parce que cette Eglise est dans une totale dépendance à l’égard du Christ. Là, "dans le Christ" et dans son corps ecclésial, se vivra une dépendance de vie, la seule dépendance rendant libre l’homme.