Aux sources de l’appel


Père Marie Bernard KIENTZ
Augustin de l’Assomption

Décidément, en matière de vocation, Dieu agit de manière inattendue, déroutante, toujours inédite.

Il y a quelques jours j’ai reçu une lettre d’un jeune inconnu : " Je m’appelle Ovidijus N., j’ai eu 19 ans au mois d’avril, je suis lituanien. J’ai découvert votre adresse par l’intermédiaire des religieuses de l’Assomption qui sont dans mon pays. J’ai l’impression que le Seigneur me fait avancer par de multiples détours. Mais peut- être que je me trompe et plus tard je verrai clairement que c’était le chemin le plus droit, le plus direct. "

Je ne connais que très peu de choses de ce pays, des réalités politiques, sociales, ecclésiales. Je ne connais personne, sinon deux jeunes novices qui participent actuellement aux rencontres de l’internoviciat, un long week-end par mois à Chevilly-Larue.

A vrai dire, ce n’est pas la première fois que je me trouve devant une situation analogue, tout à fait imprévisible. Il me suffirait de relire l’itinéraire des cinquante trois novices que j’ai accompagnés jusqu’à présent. Aucun chemin ne ressemble à un autre. Dieu n’est jamais à court d’innovations, de trouvailles, de surprises. C’est sans doute l’aspect de l’appel qui m’interroge et m’émerveille le plus. J’aimerais dans un premier temps m’y arrêter un peu.

Dieu contemporain

A la source de l’appel je rencontre toujours Dieu, le premier, éternellement jeune. Eternellement neuf.

Il fut un temps ou les sources du "recrutement" semblaient assurées. Comme les diocèses, comme d’autres congrégations, nous avions multiplié à travers la France et bien d’autres pays ce que nous appelions les alumnats. Notre fondateur, Emmanuel d’Alzon, s’était rendu compte qu’à son époque déjà, peu de vocations lui viendraient des collèges que nous animions. Alors il a inventé une formule qui a fait longtemps ses preuves : des petits séminaires, largement soutenus par un vaste réseau de bienfaiteurs et qui permettaient d’accueillir des enfants de condition modeste, principalement originaires des campagnes... avec cette particularité d’une vue large et généreuse. A la fin de la classe de première, les élèves pouvaient choisir librement la congrégation, le séminaire de leur diocèse d’origine ou toute autre forme de vie chrétienne généreuse, hardie et désintéressée. C’était le temps où l’on croyait que Dieu était contemporain de l’homme quel que fût son âge et qu’il pouvait prendre la liberté de s’adresser à un coeur d’enfant pour lui parler de service des autres dans la vie religieuse ou sacerdotale. Tout au long de l’itinéraire qui conduisait ces enfants au noviciat ou au séminaire, il y avait de la part du Seigneur autant d’inédit et de joyeuse créativité qu’au temps des récits bibliques. L’histoire de chacun était vraiment une histoire originale et aucun appel entendu dans cette jeune enfance n’était tout à fait comparable à celui de l’autre.

Lorsque, pour de multiples raisons d’ordres très différents, cette formule semblait ne plus correspondre à l’accueil et à l’accompagnement des vocations, Dieu n’a pas tari la source de l’appel, il n’a pas baissé les bras : Dieu ne joue jamais à guichets fermés. Sont alors venus frapper à la porte de la vie religieuse des garçons d’âge mûr, ayant exercé une activité professionnelle souvent importante et lourde de responsablités : ingénieurs, médecins, infirmiers anésthésistes et d’autres. Ils avaient assumé des charges " apostoliques " dans les mouvements ou les différents services d’Eglise : aumôneries, services caritatifs... Nous n’étions pas habitués à ce genre de démarche et il nous a bien fallu tâtonner pour savoir comment accueillir ces nouvelles demandes.

Alors que, précédemment, notre principal souci auprès de jeunes qui avaient goûté aux attraits de la vie religieuse comme par immersion ou par osmose était de les ouvrir à un engagement apostolique, voire professionnel et leur faire entrevoir comme indispensable une insertion signifiante dans le monde des adultes, il nous faut maintenant inventer une autre manière d’introduire de jeunes hommes bardés de diplômes et de responsabilités confirmées dans la vie religieuse qu’ils cherchent un peu confusément.

Comment leur est venu ce désir dont ils ont parfois du mal à rendre compte ? Quelle expérience fondatrice leur a permis de rompre avec une situation socialement valorisée et valorisante qui leur permettait une indépendance plus qu’aisée ? Aux sources de l’appel : toujours l’initiative surprenante de Dieu, maître incontestable qui invite, donne goût, sens et joie.

Les occasions, les prétextes peuvent paraître futiles, légers à côté du poids du désir qui les habite : une rencontre décisive, - mais pourquoi celle-ci et pas telle autre ? un entretien, une revue avec quelques adresses qui traîne sur le buffet chez la grand-mère, une activité de vacances vécue avec d’autres, un pèlerinage, une souffrance, une épreuve... Mais dans une histoire d’amour, aucun détail n’est insignifiant. Et c’est probablement l’amour déconcertant qui permet de déceler dans tel détail apparemment quelconque, un signe précieux, lumineux qui fait basculer la vie.

Il faut être touché par l’amour

Dans le contexte actuel marqué de manière plus cruciale, du côté du monde, par le manque de sens, la peur de l’engagement, la dureté du chômage ou de certaines conditions familiales et, du côté de l’Eglise, des congrégations ou du service sacerdotal, par une moindre visibilité des oeuvres et une sorte de dévalorisation ou d’incrédibilité, oui, dans ce contexte comme tout au long de l’histoire des hommes, aux sources de l’appel se tient Quelqu’Un qui "invoque" la personne et lui propose un chemin de vie, de générosité, d’amour et de bonheur.

Quel intérêt aurions-nous à mener une vie communautaire fraternelle, remplie de travail et de solitude, d’échanges et de prière, d’accueil et de pauvreté, d’ambition pour le Royaume et souvent de la faiblesse des moyens envisagés ? Quel motif un jeune russe peut-il avoir de vivre en communauté avec un roumain, un charpentier, un menuisier, un pépiniériste, un médecin, si ce n’est Celui qui est communion avec le Fils dans l’Esprit ? Saint Augustin le disait à sa manière, toujours pertinente : " Celui qui nous rassemble est plus fort que tout ce qui nous divise".

Aux sources de l’appel : l’amour du Père, du Fils et de l’Esprit Saint "tout simplement "

Il me semble qu’aujourd’hui plus que jamais le travail du formateur consiste à permettre à chacun de prendre conscience de cette présence de Dieu qui nous devance et nous convoque pour que l’Evangile du Christ prenne chair et sang, pour chacun, pour tous ensemble réunis en son nom et pour le monde au coeur duquel nous vivons cette aventure. En tant que maître de novices, je me sais aux premières loges pour voir et admirer la manière dont Dieu appelle, conduit, agit, fait grandir, accompagne, donne la joie et la générosité lorsque quelqu’un lui ouvre sa vie. J’ai tendance à croire qu’Il le fait avec d’autant plus de délicatesse, de prévenance, de force et d’amour qu’il s’adresse à certains qui sont blessés par la vie et qui pourraient se trouver avec tant d’autres dans la marginalité. Vraiment je n’ai pas besoin de grimper sur le sycomore pour voir Jésus passer dans la vie des frères ni de monter sur une haute montagne pour contempler Dieu à l’action... Chaque fois qu’un frère m’accorde ainsi sa confiance et m’autorise à " regarder ", je suis émerveillé.

J’ai l’intime conviction par ailleurs que les jeunes d’aujourd’hui sont peut-être d’emblée plus sensibles à cet aspect fondateur de leur appel. Si on peut craindre une mauvaise compréhension du "spirituel" dans le sens où il serait fuite du monde, dévalorisation du monde ou dénigrement de l’humain, désengagement ( " ils n’ont pas les mains sales mais ils n’ont pas de mains ! " ) - et c’est sans doute une tentation qui demeure - il me semble juste de reconnaître que les jeunes chrétiens ont tendance à mettre l’accent sur l’intériorité et une vie spirituelle authentique, c’est-à-dire une vie en communion avec le Père, le Fils et l’Esprit Saint. Chacun sait que la vie spirituelle provoque au service loyal et désintéressé de l’autre et, avec une sorte de priorité, de ceux qui ne trouvent plus leur place dans le tissu des relations sociales, économiques, culturelles, humaines.

Intériorité et engagement pour l’homme, " là où l’homme est menacé comme image de Dieu, là où Dieu est menacé dans l’homme " ; passion pour Dieu et passion pour l’homme de notre temps, n’est-ce pas ce que Saint Jean disait de manière pertinente : " Celui qui dit qu’il aime Dieu et n’aime pas son frère est un menteur ; celui qui n’aime pas son frère qu’il voit, ne saurait aimer Dieu qu’il ne voit pas. Oui, voilà le commandement que vous avez reçu de lui : que celui qui aime Dieu aime aussi son frère " (1 Jn, 4, 20). Dieu à la source de l’appel : en prendre conscience, c’est s’engager dans une expérience spirituelle qui se révèle chemin d’humanisation donc de bonheur, de don de soi, de sainteté.

Ecrire soi-même la moitié de sa vocation

L’autre aspect qui retient mon attention est induit par cette première conviction. Aux sources de l’appel se trouve une liberté d’homme, de femme, d’enfant, de jeune, d’adulte. On a pu dire " qu’un bon livre est celui dont le lecteur écrit lui-même la moitié ". Cette formule me paraît assez adéquate pour saisir ce qui se passe dans le cheminement d’un appel, d’une vocation. Ces mots "appel, vocation " renferment comme un écueil qu’il faut éviter : on pourrait croire en effet que tout vient d’ailleurs, de l’extérieur. Si la vocation, l’appel existaient seulement hors de moi, il me suffirait alors de me mettre en quête pour déchiffrer la " volonté de Dieu " et m’y conformer. Ce n’est pas entièrement faux, mais ce n’est pas entièrement vrai.

Pourquoi Dieu tiendrait-il caché, secret, le projet qu’il nous destine ? Pourquoi serait-il si difficile de savoir clairement ce que Dieu veut de moi ? Pourquoi ce long et difficile travail de déchiffrement que nous appelons " discernement " ? Combien de fois n’ai-je pas entendu cette question : " Qu’est-ce que Dieu veut de moi ? Si je le savais clairement, je le ferais ". La vraie question n’est peut-être pas celle-là. Du moins n’est-ce pas la seule. Une autre est finalement aussi importante : " Que veux-tu réellement entreprendre pour répondre à l’amour de Dieu manifesté dans les Ecritures, en Jésus Christ, dans l’Eglise, dans les événements du monde et de ta vie ? Oui, que veux-tu réellement ? " Une manière de dire : " Es-tu prêt à écrire toi-même la moitié de ta vocation ? " Quel est ton désir ? Quelle cohérence entre ton désir, ta volonté, ta vie, tes prises de position, ta prière, ton travail, ta disponibilité ?

Aux sources de l’appel se trouvent la liberté de l’homme, sa générosité, sa disponibilité, non pas pour faire n’importe quoi mais pour "nouer ensemble toutes les ressources et énergies" dans le sens de l’amour de Dieu et de l’amour des frères. Dieu peut vaincre la peur, la tristesse ; Dieu peut franchir les fragilités, les handicaps, rendre possible ce qui nous paraît impossible, mais Dieu ne peut rien si je ne le veux pour moi. L’autre travail délicat et patient du formateur est d’aider le jeune à découvrir la générosité de sa liberté, la générosité de son coeur et de son intelligence, de sa volonté, " à libérer sa liberté ". Ce travail est probablement plus difficile et demande une grande lucidité, car la liberté généreuse est à la fois créée à l’image et à la ressemblance du Père, du Fils et de l’Esprit, elle est aussi pétrie d’argile, de fragilités multiples, de coups et blessures, de péché.

Si beaucoup de jeunes aujourd’hui sont rôdés par les difficultés de la vie, les expériences de toutes sortes et les épreuves inévitables qui, manifestement, leur procurent une maturité certaine dans beaucoup de domaines, ils dévoilent en même temps, malgré les apparences, une grande vulnérabilité. Il faut alors les aider à faire de ce terrain un véritable chemin spirituel. Dieu ne supprime pas les données de nos conditionnements ; nous savons qu’il " choisit ce qui est faible pour confondre ce qui est fort, il choisit ce qui n’est rien pour confondre ce qui paraît être quelque chose. "

Mais jusqu’où la confiance ? Où commence l’imprudence ? Où se trouve la frontière entre le possible et l’impasse ?

Un regard lucide sur soi-même

Aux sources de l’appel se trouve nécessairement un regard lucide sur soi-même. Ce regard est indispensable pour permettre l’éclosion et l’épanouissement d’une liberté généreuse.

Le formateur se tient à mi-chemin, au carrefour ; précisément là où l’initiative de Dieu rencontre la liberté de l’homme. Non pas un point immobile, une sorte de point rencontre de hall de gare, mais accompagnement dans un long cheminement qui épouse tous les reliefs et accidents d’une vie humaine et qui n’est jamais achevé.

Son travail ressemble étrangement à celui du " serviteur inutile " de l’Evangile. Lui-même n’y est pour rien. Et pourtant il lui appartient de prononcer une parole de clairvoyance capable de susciter l’écoute, d’éveiller le coeur, d’accompagner le mûrissement d’une réponse libre et responsable. Il ne peut s’attribuer aucun mérite : serviteur inutile. Il est une sorte de témoin attentif, de veilleur lucide, d’interprète fidèle, celui qui permet de se méprendre ni sur l’appel de Dieu ni sur la volonté bonne d’y répondre. J’aimerais dire qu’il se cache dans cette fonction quelque chose de " sacramentel ".

Sa place est proche du coeur de Dieu et proche du coeur de l’homme ; lui-même à l’écoute intelligente et humble, amoureuse et confiante de l’Un et de l’autre. Il peut attester alors que la réponse du jeune ne ressemble en rien à un " plan de carrière" mais à l’engagement dépouillé et généreux de ceux qui travaillent pour l’avènement du Royaume.