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Le prêtre, témoin de l’espérance
évêque de Saint-Denis en France
Cette intervention a été donnée lors du Jubilé des prêtres de la province d’Auvergne à Notre-Dame du Puy-en-Velay, le 26 avril 2005.
Un Jubilé, comme celui que nous célébrons, est un temps donné pour se souvenir et espérer. Se souvenir des traces de Dieu dans notre histoire, espérer en sa douce miséricorde pour nous rendre plus libres et disponibles à son appel. Il m’a été demandé de méditer avec vous sur « le prêtre, témoin de l’Espérance dans son ministère ». En me mettant particulièrement à l’école de saint Paul, à travers ses Epîtres, j’en suis arrivé à réfléchir directement au « ministère de l’Espérance » qui est le nôtre. La formule, comme telle, ne s’y trouve pas. L’apôtre parle du ministère de l’Evangile, du ministère de l’Esprit, du ministère de l’Alliance nouvelle, du ministère de la réconciliation... mais pas d’un ministère de l’espérance en tant que tel, ni d’ailleurs d’un ministère de la foi ou de la charité. Pourtant, l’espérance est certainement au cœur de son témoignage apostolique. Elle est aussi, peut-être, la question fondamentale que se posent nos contemporains et ce dont, comme prêtres, nous avons nous-mêmes le plus grand besoin. C’est pourquoi je m’attacherai à en traiter, en considérant en premier lieu chez saint Paul l’espérance comme le fondement de l’itinéraire chrétien dans le monde, puis en disant, toujours à l’école de Paul, comment notre ministère peut y trouver à la fois une source de renouveau et l’objet même de son témoignage. Puis, dans une seconde partie, je ferai quelques suggestions pour une actualisation de cette doctrine dans notre situation actuelle.
L’espérance chez saint Paul
L’espérance au fondement de l’itinéraire chrétien
Avec Paul, dans l’épître aux Romains, replaçons-nous face à l’itinéraire d’Abraham. Souvenons-nous comment l’apôtre appelle à « marcher sur les traces de la foi de notre père Abraham », cette foi qui eut assez de force en lui pour le faire partir vers une terre inconnue de lui (cf. Rm 4, 12). Pour Paul, dans cette épître, l’important est notamment de montrer, que la foi ayant précédé la circoncision, elle reste décisive au-delà d’elle. Il y a un « Evangile caché » dans toute l’histoire juive, une sorte de préexistence du Christ dans la foi de ceux qui, au cours des siècles d’attente du Christ, ont marché sur les traces d’Abraham. Ce sont les prophètes, les saints et les anawim, les pauvres de Yahvé. L’horizon que Paul déploie dans son ministère d’apôtre, cette entrée des « nations » dans le Peuple de Dieu dont il est question au « premier concile de Jérusalem » (cf. Ac 15, 14), loin d’être alors, selon lui, un commencement absolu, renoue avec l’origine. En Abraham, Dieu a « justifié » par avance la foi des incirconcis. Dieu a aimé les païens. Chez eux aussi existe un « Evangile caché ».
Tout le propos de Paul sera de dire comment Abraham, et l’universalité des nations que sa foi engendre, ont été faits « héritiers du monde » par cette foi (cf. Rm 4,13s). Foi en la rémission des péchés pour tous les hommes, foi absolue en Dieu qui promet la nouvelle naissance d’un peuple impossible à dénombrer, anticipant sur la bonne nouvelle de la résurrection des morts entrevue déjà par le prophète Ezéchiel : « Une immense armée ! » (cf. Ez 37, 10). Abraham, en partant à l’appel de son Dieu, n’avait pas d’autre point d’appui que sa foi. Il avait marché spes contra spem, « en espérant contre toute espérance » (4, 18). II avait cru parce qu’il était établi dans une espérance divine, une espérance que Dieu lui avait donnée et à laquelle il avait consenti. Comme Gehrard von Rad l’a écrit dans son magnifique commentaire du livre de la Genèse (1972), quand Abraham part vers le pays de Moriyya avec son fils Isaac, ce n’est plus seulement son passé auquel il renonce, la terre de ses pères, comme lorsqu’il avait quitté Ur en Chaldée, c’est son avenir même qu’il abandonne à Dieu (cf. Gn 22, 1-19). Et maintenant, nous qui écoutons la lecture de ce passage au cours de la veillée pascale, nous y découvrons l’annonce du mystère du Fils unique offert pour le salut de tous les peuples. L’espérance d’Abraham a trouvé son accomplissement dans le Christ. Notre espérance à nous se fonde désormais sur la Mort et la Résurrection du Seigneur. Et nous, prêtres, n’est-ce pas pour en être les ministres et les témoins que nous avons « tout quitté » et suivi Jésus (cf. Mt 19, 27) ?
Mais poursuivons avec saint Paul : « En lui [le Seigneur Jésus Christ], nous avons accès par la foi à cette grâce dans laquelle nous sommes établis, et nous nous glorifions dans l’espérance de la Gloire de Dieu. Et non seulement cela, mais nous nous glorifions jusque dans les tribulations, sachant que les tribulations produisent la constance, et la constance l’espérance. Et l’espérance ne fait pas rougir (cf. Rm 10, 11 ; Ps 119, 6. 116) parce que l’amour de Dieu a été versé dans nos cœurs grâce à l’Esprit Saint qui nous fut donné » (Rm 5, 2-5). L’espérance d’Abraham va se maintenir vivante chez les chrétiens de tous les temps et de toutes les latitudes. Par la grâce, elle alimente, au milieu des détresses et des tribulations, une joie et une force intérieures, fruits de cet amour personnel (agapè) répandu dans nos cœurs par l’Esprit Saint qui nous fut donné. Quand nous fut-il donné ? Mais lors de notre baptême, de notre confirmation, de notre ordination. Plus fondamentalement, ces événements sacramentels prennent naissance à la mort du Christ, « alors que nous étions encore pécheurs » (Rm 5, 8). Mais, et c’est tout le développement ultérieur de l’épître qui pose la question : si sa mort nous a permis d’être si largement bénéficiaires d’un tel amour, qu’en sera-t-il de sa Vie ? C’est par la résurrection du Christ que tout notre être est réconcilié et sauvé en espérance ! Et cette espérance ne déçoit pas. Chaque fois que nous célébrons la Pâque du Seigneur dans l’eucharistie, chaque fois que nous accueillons le pardon du Sauveur dans la réconciliation, nous laissons à nouveau l’Esprit Saint « verser » l’amour de Dieu dans nos cœurs !
A notre tour, laissons-nous confirmer dans l’amour, établir dans l’espérance. N’est-ce pas un appel à cette parrhèsia chère à saint Paul, l’assurance apostolique qui ne se laisse pas dérouter par les contradictions, au milieu même des faiblesses et des tribulations « pour lesquelles nous sommes faits » (cf. 1 Th 3, 3, trad. Osty) ! Le « nous » de Paul, dans l’épître aux Romains, semble d’abord le désigner, lui, avec ses collaborateurs, ministres de l’Evangile. Il désigne, ensuite ou en même temps, comme souvent dans les écrits apostoliques, toute l’Eglise acquise par le sang du Christ (cf. Rm 3, 25 ; 5, 9 ; Ac 20, 28). Mais le témoignage que celle-ci doit rendre à son Seigneur dans le monde ne peut rester confiné à ceux qui l’ont déjà reçu. Comme Vatican II l’a si fortement affirmé - comme le ministère de Jean-Paul II, tel qu’il a été perçu dans le vaste monde, l’a spécialement montré - le « nous » de Paul englobe toute l’humanité (alors que nous étions sans force... quand nous étions encore pécheurs », Rm 5, 6.8). Ou plutôt, ai-je envie de dire, ce « nous » englobe l’Eglise dans l’humanité, en son sein, parce que, un peu à la manière du serpent d’airain au désert, elle y est présente comme signe avant-coureur que la condition blessée et déchirée des hommes n’est plus définitivement mortelle. Cette condition, Dieu, « à cause de son trop grand amour » (cf. Ep 2, 4 : propter nimiam caritatem suam), l’a assumée « en envoyant son propre Fils dans la condition de notre chair de péché » (Rm 8, 3, TOB). Il nous a affranchis en espérance de la servitude du péché et de la mort. L’Eglise, selon Vatican II, est « sacrement universel du salut ». Elle est donc là pour signifier par tout son être, sa pratique, sa capacité d’insertion au cœur du monde, et surtout par un amour coextensif à cette humanité, blessée mais aimée et riche de grâces cachées, que la réconciliation opérée dans le Christ s’actualise à nouveau aujourd’hui chez tous les peuples de la terre.
Paul nous invite à aller plus loin encore. Nous connaissons cette sorte d’hymne cosmique qu’il insère, dans la même épître, sur le thème de l’attente de la création : « Désormais la vive attente de la création est toute entière tendue vers la révélation des fils de Dieu. Car la création a été soumise au néant, non de son plein gré, mais par celui qui l’y a soumise, avec l’espoir, pour la création elle-même d’être libérée de la servitude de la corruption en vue de la liberté de la Gloire des enfants de Dieu. Nous savons en effet que toute la création est secouée par le gémissement de celle qui enfante, non pas seule, mais nous aussi qui possédons les prémices de l’Esprit, nous gémissons intérieurement dans l’attente impatiente de l’adoption filiale, la rédemption du corps... » Paul évoque le gémissement de la création tout entière (8, 22), puis le nôtre (8, 23) et enfin celui de l’Esprit en nous (8, 26). Le plus perceptible, de l’intérieur de l’histoire, est évidemment le nôtre, en tant que nous sommes membres de cette humanité traversée par le mal. Mais, selon saint Paul, il vient en écho à celui de la création, prise « dans les douleurs de l’enfantement ». Comparé à ce gémissement déchirant, le cri de l’Esprit est « ineffable », mais c’est lui qui, dans nos cœurs, transforme les cris de l’univers en prière. C’est lui qui nous fait pressentir que l’enfantement dans les douleurs est celui des « fils de Dieu ».
Entre la tension de la création vers « la révélation des fils de Dieu » et « l’attente impatiente de la rédemption du corps », chez nous qui possédons les prémices de l’Esprit, se joue une sorte de réciprocité. Le corps humain en effet, soumis aux rythmes de la nature et voué, comme elle, à la corruption inévitable, est le gage tangible de notre appartenance cosmique. Mais le gémissement intérieur de l’Esprit atteste d’une transfiguration eschatologique de la création, dont la glorification promise des corps est le gage. Dans sa beauté et sa finitude, ses rythmes et ses ruptures, la création est tout entière tendue vers cette transfiguration à venir. « C’est en espérance que nous avons été sauvés. Car une espérance qui voit n’est pas l’espérance. Ce que l’on voit, est-ce qu’on l’espère ? Si donc nous ne voyons pas, nous espérons, et cela nous l’attendons avec constance » (8, 24-25).
Le ministère de l’Espérance
Le Père de Lubac, que j’ai eu le bonheur de connaître personnellement, m’avait fait remarquer un jour, alors qu’il était encore à Fourvière, que les tout premiers écrits chrétiens commençaient par mentionner des prières d’action de grâces. Ce sont celles de l’apôtre Paul, unies à ses compagnons d’apostolat, selon ce que nous lisons dans les premières lignes de ses épîtres aux Thessaloniciens : « Nous rendons continuellement grâce à Dieu pour vous tous quand nous faisons mémoire de vous dans nos prières... » (1 Th 1, 2s ; cf. 2 Th 1, 3s). La plupart des lettres de Paul commenceront d’ailleurs ainsi, montrant combien, pour lui, la prière est au cœur du ministère. J’aime en particulier celle qu’il rédige encore à la fin de sa vie, dans l’épître aux Ephésiens : « Que le Dieu de notre Seigneur Jésus Christ, le Père à qui appartient la gloire, vous donne un esprit de sagesse qui vous le révèle et vous le fasse vraiment connaître ; qu’il ouvre votre cœur à sa lumière, pour que vous sachiez quelle espérance vous donne son appel, quelle est la richesse de sa gloire, de l’héritage qu’il vous fait partager avec les saints... » (Ep 1, 17-18).
Tandis que l’épître aux Romains, nous venons de le rappeler, parlait de « l’espérance qui ne voit pas », donnant plutôt à songer à cette « énigme dans le miroir » du cantique de la charité à propos de la foi (cf. 1 Co 13, 12), il est question ici de « l’espérance qui nous est réservée dans les cieux » (cf. Col 1, 5), autrement dit de l’espérance comme objet de la prédication et du ministère. Non pas donc une espérance provisoire, fugitive, qui serait appelée à disparaître, mais l’espérance théologale proprement dite, celle dont Paul nous dit justement, en finale de l’hymne à l’Agapè, qu’elle ne passe pas, qu’elle demeure à jamais avec la foi et la charité, parce que Dieu est « toujours plus grand », même pour les saints et les anges ! Or, c’est de cette espérance-là que Paul se sait le ministre, une espérance solidement fondée sur « Celui qui peut, par sa puissance agissant en nous, réaliser au-delà, infiniment au-delà de ce que nous demandons et concevons » (Ep 3, 20). Pour lui, cette espérance a un nom, elle est personnifiée, c’est Jésus, le Christ. Il le dit dans l’adresse qui introduit la Première à Timothée : « Paul, apôtre du Christ Jésus, selon le mandat reçu de Dieu notre Sauveur et du Christ Jésus notre espérance » (1 Tm 1, 1). La « lettre de mission » que Paul a directement reçue de Dieu n’est donc pas celle d’un ministère d’espérance qui serait en quelque sorte fondé sur une idée, une simple formulation ou un système de valeurs, c’est celle du « Dieu vivant », tel qu’il s’est révélé dans notre histoire en Jésus le Christ (cf. 1 Tm 4, 10).
« Evêque pour vous, chrétien avec vous » : le célèbre mot de saint Augustin est vrai de tout ministère dans l’Eglise. Celui des prêtres, aujourd’hui plus que jamais, ne se comprend que dans son rapport indissoluble au sacerdoce des baptisés, comme la constitution Lumen gentium l’a mis en lumière. Déjà, chez saint Paul, qui n’hésite pas à dresser, par exemple dans la finale de l’épître aux Romains, la liste des ses collaborateurs dans le service missionnaire, hommes et femmes, jeunes et couples, ce lien apparaît comme greffé sur l’espérance qui l’habite (cf. Rm 16, 1-16). « Notre espérance à votre égard est ferme, écrit-il aux Corinthiens, nous savons que, partageant nos souffrances, vous partagerez aussi notre consolation » (2 Co 1, 7). Si nous reprenons toutes les mentions d’une prière constante pour ses correspondants, nous pouvons aussi faire nôtre, à l’égard de tant de fidèles laïcs aujourd’hui, ce qu’il y exprime de reconnaissance : « Sans cesse, nous gardons le souvenir de votre foi active, de votre amour qui se met en peine, et de votre persévérante espérance en notre Seigneur Jésus Christ, devant Dieu notre Père, sachant bien, frères aimés de Dieu, qu’il vous a choisis » (1 Th 1, 3-4).
Mais nous savons combien un tel ministère fut également source de tensions pour Paul. Les deux lettres aux Corinthiens sont éloquentes à ce sujet. Nous y devinons par exemple le combat qu’il a dû mener pour ne pas laisser ce ministère se laisser déterminer par des questions d’argent. En comparant les affirmations de ses épîtres aux récits des Actes, nous pouvons noter que ces questions ne furent pas secondaires chez lui pour autant. Il en fit même le test d’une ecclésiologie en pleine gestation, désirant que la générosité des Eglises nées de la gentilité à l’égard des pauvres de l’Eglise-mère de Jérusalem, fût signe d’unité. Mais le ministère, lui, quels que soient ses droits, devait rester libre, « pour ne créer aucun obstacle à l’Evangile » (1 Co 9, 12).
N’est-ce pas, pour nous, un grand réconfort de voir le côté passionné de ce grand apôtre dans la relation qu’il noue, à travers son ministère même, avec les diverses communautés qu’il fonde ou qu’il aide à se structurer ? Qu’y a-t-il de plus actuel que son fougueux plaidoyer devant les Corinthiens, à partir du conflit que ceux-ci semblent plus ou moins vouloir attiser entre le ministère d’Apollos et le sien ? Toutes proportions gardées, je crois qu’il ne serait sans doute pas difficile de transposer dans la figure du ministère aujourd’hui ce qu’il écrit alors : « Déjà vous êtes rassasiés ! Déjà vous êtes riches ! Sans nous vous êtes rois !... Car je pense que Dieu nous a exposés, nous les apôtres, à la dernière place, comme des condamnés à mort : nous avons été donnés en spectacle au monde, aux anges et aux hommes. Nous sommes fous à cause du Christ, mais vous, vous êtes sages en Christ ; nous sommes faibles, vous êtes forts ; vous êtes mis à l’honneur, nous sommes méprisés. A cette heure encore, nous avons faim, nous avons soif, nous sommes nus, maltraités, vagabonds, et nous peinons en travaillant de nos mains. On nous insulte, nous bénissons... » (1 Co 4, 8-13). Même si ces derniers traits peuvent paraître assez lointains (mais je pense, pour ma part, au ministère de certains évêques et prêtres chinois, entre autres), l’ensemble du tableau me semble s’appliquer mutatis mutandis à notre situation.
Pour conclure provisoirement sur cette thématique de l’espérance dans le ministère chez Paul, laissez-moi revenir avec vous sur le « trésor » que, nous dit-il, « nous portons dans des vases d’argile ». Cela nous introduira tout naturellement à la seconde partie de cette intervention. « Pressés de toute part, nous ne sommes pas écrasés ; dans les impasses, mais nous arrivons à passer ; pourchassés, mais non rejoints ; terrassés, mais non achevés ; sans cesse nous portons dans notre corps l’agonie de Jésus afin que la vie de Jésus soit elle aussi manifestée dans notre corps » (2 Co 4, 8-10). L’actualité à laquelle je fais allusion, pour interpréter ces textes dans notre présent, n’est pas superficielle, elle s’enfonce dans la chair de notre expérience d’hommes et de prêtres. Sans prétendre nous appliquer la parole paulinienne de façon littérale ou fondamentaliste, il est temps d’évoquer quelques défis auxquels nous sommes bel et bien confrontés ici et maintenant.
L’espérance pour les prêtres aujourd’hui
Je ne sais si vous avez lu la conférence du Père Timothy Radcliffe, l’ancien Maître de l’Ordre des prêcheurs, sur Les prêtres et la crise de désespoir dans l’Eglise (1) ? Elle vaut le détour. Nous parlons du ministère de l’espérance. Le P. Radcliffe, lui, n’a pas peur d’aborder avec une grande liberté les raisons d’un désespoir latent, qui semble bien dépasser les seuls problèmes du clergé américain. Il le fait avec son style, son humour tout britannique, et il est possible que telle ou telle remarque de sa part ne nous plaise pas. Mais cette conférence a au moins deux mérites. D’abord, elle met le doigt sur des causes réelles de découragement plus ou moins larvé chez un grand nombre de prêtres. Ensuite, elle s’efforce de projeter sur cette situation la lumière de l’espérance pascale, spécialement à partir de l’Eucharistie.
Citons son constat de départ : « Nombreuses sont les raisons qui expliquent que nous puissions être démoralisés... La plupart des diocèses et des ordres religieux souffrent d’un manque de vocations. De nombreux prêtres sont partis, sans parler des terribles scandales de pédophilie et de la façon dont ceux-ci ont été traités. Que vous soyez démoralisés est donc tout à fait compréhensible. » Le Père Radcliffe ajoute que si c’est déjà ennuyeux d’être démoralisé pour un chauffeur de taxi, un avocat, un comptable ou un coiffeur, ce n’est pas nécessairement incompatible avec l’exercice de leur profession. « Par contre, ajoute-t-il, un prêtre qui n’a jamais le moral est atteint dans sa capacité à remplir sa mission. »
Pour tenter de redonner le goût de l’espérance, son argumentation va donc reposer sur le récit de la Cène, non dans sa forme paulinienne (déjà située dans un climat de crise, celle d’une Eglise de Corinthe divisée), mais dans les Synoptiques. Ecoutons encore le P. Radcliffe : « Regardez la Cène. Il s’agit de notre histoire fondatrice, l’histoire de la Nouvelle Alliance de Dieu avec nous tous. Le paradoxe, c’est que la Cène a lieu à un moment où les disciples perdent le fil de l’histoire. II est clair qu’ils étaient venus à Jérusalem remplis d’espérance. Peut-être croyaient-ils que le Messie allait prendre la tête d’une rébellion contre les Romains. Comme les disciples sur la route d’Emmaüs l’ont avoué à Jésus : “Et nous qui espérions qu’il serait le libérateur d’Israël !” (Lc 24, 21). Mais tout s’effondre lors de la Cène. Judas a vendu le Christ, Pierre est sur le point de le trahir et le reste des disciples s’apprête à fuir... Notre sacrement d’espérance nous raconte l’histoire de la perte de tout espoir. » Et de conclure : « En tant que chrétiens, nous ne devons pas craindre la crise que notre communauté traverse actuellement. Les crises, c’est la “spécialité de la maison” (en français dans l’original ; cf. plus haut la traduction d’Osty sur « les tribulations pour lesquelles nous sommes faits », 1 Th 3, 3). L’Eglise est issue de l’une d’elles. Elles la renouvellent et la rajeunissent. Comment cette crise-ci, demande-t-il enfin, va-t-elle rajeunir notre Eglise bien-aimée ? »
Il est facile de retrouver ce texte et le travailler, si possible en équipe, puisque, comme le rappelle le Père Radcliffe, citant Pastores dabo vobis, « le ministère ordonné est radicalement de “nature communautaire” et ne peut être rempli (et donc aussi réfléchi) que comme une “œuvre collective”. » En gardant dans ma mémoire cette conférence, je ne reviendrai pas sur les trois sujets qu’elle traite : distance si souvent ressentie entre le discours sur l’idéal chrétien et l’expérience réelle des gens (y compris la nôtre), problème des conflits dans l’Eglise, enfin le drame des « scandales qui ont mortifié l’Eglise ces dernières années ». Je choisis plutôt de vous parler brièvement de trois autres questions : vérité médiatique et vérité de la foi ; l’amour dans le célibat sacerdotal ; ministère des prêtres et mission des laïcs.
Pour en rester, à propos de ces thèmes de vie, à la trame qui nous a guidés jusqu’ici, je m’en référerai chaque fois, moi aussi, à l’Eucharistie, mais dans le récit de la Cène chez saint Paul.
Vérité médiatique et vérité de la foi
En l’énonçant ainsi, la contradiction saute aux yeux. C’est celle que nous avons éprouvée tout récemment lors de l’agonie et de la mort de Jean-Paul II, puis, peu après, au moment de l’élection de Benoît XVI. Combien de ceux qui avaient jugé de manière péremptoire et depuis longtemps que Jean-Paul II aurait dû démissionner ont été obligés de revoir leurs idées devant la marée humaine qui a déferlé, partout dans le monde, lors de son décès, et la gratitude exprimée parfois là où l’attendait le moins ? Comment ne pas relever ce sensus fidelium présent chez les humbles de la terre, et qui se moque parfaitement des préjugés de l’ecclésiastiquement correct ? Quant aux premières réactions suscitées dans la presse européenne autour de la personnalité de Benoît XVI, elles ont simplement reflété une appréciation unilatérale, politique, de son ministère antérieur, allant parfois jusqu’à la caricature et la calomnie, sans commune mesure avec la dimension spirituelle de l’événement et de la personne. Mais peut-être ne le pouvaient-elles pas ?
Ce n’est qu’un exemple, mais il est emblématique de la question de la vérité dans un monde médiatisé. Comment surmonter la tentation de n’estimer vrai que ce dont « on » parle et comment ne pas en déduire que ce dont on parle n’est « vrai » qu’à la manière dont les médias en parlent ? Il ne s’agit pas, par réaction, de rejeter a priori l’approche que font les médias d’un événement. Jean-Paul II, dans l’encyclique Redemptoris missio (1990), nous a appris à considérer le monde de la communication comme « le premier aréopage des temps modernes », et cette expression nous replace dans le sillage de l’apôtre Paul à Athènes. Mais, pour avancer sur cette voie, nous devons, dans un premier temps, exercer notre sens critique. Je me demande si, pour nous prêtres tout particulièrement, une nouvelle forme du jeûne ne serait pas de nous essayer de temps en temps à baisser le rideau du petit écran pour nous consacrer à la méditation et à la prière. Ainsi, nous serions plus disposés à « discerner », dans la masse des informations, « tout ce qu’il y a de vrai, tout ce qui est noble, juste, pur, digne d’être aimé, d’être honoré, ce qui s’appelle vertu, ce qui mérite l’éloge » (cf. Ph 4, 8).
J’emploie à dessein le mot « discerner » (diakrinein) dans le sens qu’il a pour saint Paul dans le récit de l’institution eucharistique : « Celui qui mange et boit sans discerner le Corps du Seigneur mange et boit sa propre condamnation » (1 Co 11, 29). Cela ne veut pas dire que la foi qui nous fait reconnaître ce Corps très saint dans l’eucharistie s’exerce de manière univoque dans l’appréciation que nous portons sur l’actualité. Mais cela indique une voie pour rechercher la vérité des faits et des personnes, avec l’intelligence avisée de ceux pour qui tout n’est pas égal. Dans le récit de la Cène, l’Apôtre demande de ne pas banaliser le pain consacré. Analogiquement, nous sommes appelés à chercher la vérité au milieu du monde en « hommes nouveaux créés selon Dieu dans la justice et la sainteté de la vérité » (cf. Ep 4, 24).
L’amour dans le célibat sacerdotal
J’évoquais les nombreux passages des épîtres pauliniennes qui portent la marque d’un ministère apostolique vécu en étroite relation avec de multiples collaborateurs, hommes et femmes, couples, familles, communautés. Dans l’attention que mon propre ministère d’évêque me donne de porter à celui des prêtres de mon diocèse, je suis frappé, dans leur existence concrète, par la place de ces amitiés nouées au fil de leur vie sacerdotale et des responsabilités successives qui ont été les leurs. Cette dimension échappe très souvent, là encore, à ceux qui sont sensés parler du célibat des prêtres dans les médias. On aimerait convier certains journalistes aux obsèques des prêtres. Ils toucheraient du doigt ce que veut dire la fécondité d’une vie consacrée à Jésus et à l’Eglise.
Certes, nous sommes tous conscients de nos fragilités. Dans le climat d’érotisation de nos sociétés, et face au peu d’estime apparent dont jouit aujourd’hui le prêtre, au moins en France, la chasteté de l’amour sacerdotal est devenu un mystère caché, même à nos yeux. C’est peut-être là où l’amitié entre prêtres, le partage régulier des joies et des souffrances du ministère, méritent d’être soutenus et vécus dans un souci d’adaptation constante de nos diverses conditions humaines de vie et de santé à des situations pastorales elles-mêmes changeantes. C’est l’un des rôles du Conseil presbytéral, parmi les divers conseils voulus par le Concile, que d’y veiller en communion avec l’évêque.
Sur le fond toutefois, cette question ne pourra trouver de solution satisfaisante dans une sorte de vase clos entre prêtres. C’est toute l’Eglise catholique qui doit se sentir appelée à retrouver non pas le sens du célibat seulement mais une juste estime de l’amour, qu’il soit conjugal dans le mariage ou autrement « nuptial », si j’ose dire, dans la célibat consacré. Si quelqu’un en a témoigné, dans sa vie d’homme, de prêtre, d’évêque et de pape, c’est bien Jean-Paul II. Je vous avoue avoir été moi-même revigoré, un soir à Saint-Denis, où il me fut donné d’assister, dans une ancienne usine désaffectée, à la pièce de théâtre écrite par Karol Wojtyla « à » Cracovie et « sur » Cracovie, intitulée La Boutique de l’Orfèvre (2). Accompagnée d’un bel oratorio, selon la tradition du « théâtre rhapsodique », elle a pour sous-titre : Méditations sur le sacrement de mariage se transformant de temps à autre en drame. D’où se fait-il que je sois sorti de cette représentation « revigoré » ? La pièce ne fait jamais allusion au célibat comme tel. Elle tourne tout entière autour de l’amour conjugal, sur le mode de la plus pure joie des amants ou des peines inhérentes aux divers conflits du couple, un peu comme dans L’Annonce faite à Marie de Paul Claudel. Mais justement, je suis ressorti de là imprégné par une conscience encore plus vive que le célibat donné par amour est, lui aussi, un beau mystère humain à vivre selon ses différentes étapes et les divers âges de l’existence, dans l’humilité et l’action de grâce. Jean-Paul II a poursuivi avec bonheur sa réflexion sur l’amour dans ses catéchèses du mercredi, de 1979 à 1984. Je ne saurais trop en conseiller la (re)-lecture méditée, à petites doses (3).
Au-delà du théâtre ou de ces catéchèses de Jean-Paul II, reconnaissons combien la dimension eucharistique de tout amour chrétien se trouve encore cachée dans le récit de la Cène chez Paul et les Synoptiques. Chaque jour, nous, prêtres, redisons ces paroles, sous une forme semblable, in persona Christi : « Cette coupe est la nouvelle Alliance en mon sang… » (1 Co 11, 25). Le sacrement de mariage relie les époux à cette « alliance », et « ce mystère est grand » (cf. Ep 5, 32). Quant à notre sacerdoce, en nous offrant nous-mêmes chaque fois que nous célébrons la Messe avec le Prêtre unique, nous renouvelons notre consécration à son service « pour la multitude ».
Ministère des prêtres et mission des laïcs
Ce serait une gageure de vouloir dire quelque chose de neuf sur cette vaste question en quelques mots. Si j’ai choisi de l’aborder quand même en conclusion de cette conférence, c’est parce qu’elle est au cœur de notre ministère d’espérance dans le quotidien des jours. Quand je pense aux quatre-vingt trois paroisses de mon diocèse et aux autres « communautés chrétiennes de proximité » que nous tentons d’y faire vivre, j’ai une double préoccupation. Celle, constante, de ranimer ou d’attiser la flamme de l’Evangile qui brûle au milieu de l’humanité polyphonique de ce grand département d’une part. Et, d’autre part, celle de retourner, autant que possible, le sentiment de réelle pauvreté qui nous étreint (je laisse ici les détails d’ordre statistique) en une occasion de renaissance évangélique.
La flamme de l’Evangile, dans le tissu dense de nos quarante villes (autrement sans doute que dans les communes beaucoup plus nombreuses et parfois dispersées de vos diocèses), dépend d’abord de l’intériorité et de la vigueur de la foi des laïcs ou des personnes consacrées. Je constate par exemple que là où une communauté religieuse, dans une « cité sensible », rayonne d’attention au plus près des habitants, l’espérance est prête à renaître, des générosités s’éveillent, des dialogues de vie se nouent avec des croyants de diverses religions ou des « hommes de bonne volonté ». Mais surtout, là où un/une apôtre, consacré(e) ou laïc (laïque), là où un diacre, un prêtre aime Jésus et aime ses frères et sœurs en humanité, son témoignage en gagne d’autres, de proche en proche, et la vive flamme de l’Evangile monte, tremblante au début, puis de plus en plus claire et pure. Il est de notre charge de découvrir ces témoins-là, de les soutenir, de les accompagner en les encourageant pour qu’ils portent un fruit de vie. Avec eux, nous décèlerons alors des talents peut-être enfouis jusqu’ici. Je veux dire : avant de se plaindre de n’avoir personne de formé sur le terrain, nous saurons « discerner » les baptisés prêts à agir à leur mesure, pourvu qu’on les y appelle.
Finalement, la source d’une authentique renaissance pour le ministère, dans son rapport à la mission des laïcs, est encore et toujours à chercher dans le paradigme eucharistique. « La nuit où il fut livré, le Seigneur Jésus prit du pain, et après avoir rendu grâce, il le rompit et dit : Ceci est mon corps qui est pour vous, faites ceci en mémoire de moi » (1 Co 11, 23b-24). Depuis le Concile, nous aimons dire que l’Eucharistie est « source et sommet de la vie chrétienne ». Cela vaut donc également de la relation entre prêtres et laïcs dans les tâches ordinaires de l’Eglise. Sont-elles vécues sur le mode de la livraison de soi, dans l’amour et l’espérance ? Le « faites ceci en mémoire de moi » a une application liturgique et sacramentelle qui se réalise dans la célébration du « mystère de la foi », où chacun trouve sa place propre en union avec l’unique Sacrifice du Christ. Mais ce « faites… » trouve également son application dans le partage des tâches au service de « la multitude » pour laquelle ce Sacrifice est offert. Selon l’antique formule du rituel d’ordination : Imitate quod tractatis, « Imitez ce que vous célébrez ». Alors, la mémoire du Seigneur devient vraiment sommet de toute la vie et source d’Espérance dans la pratique du ministère.
NOTES
(1) Timothy Radcliffe, « Les prêtres et la crise de désespoir dans l’Eglise ? » in La Documentation catholique n° 2322, 17 octobre 2004, p. 888-895.
(2) Karol Wojtyla, Poèmes, théâtre, écrits sur le théâtre, Cana/Cerf, 1998.
(3) Jean-Paul II, Homme et femme il les créa, une spiritualité du corps, Cerf, 1984. [Retour au texte]