- accueil
- > Eglise et Vocations
- > 1998
- > n°089
- > Dossier
- > Appeler à plus !
Appeler à plus !
Philosophe, Directeur de l’ISPC
Les mentalités des jeunes sont marquées par l’hésitation et l’incertitude. Plus qu’une donnée nouvelle dont il faut tenir compte lorsqu’on dialogue avec eux, n’est-ce pas un nouvel art de vivre qui se profile ici ?
Notre culture occidentale est toujours une culture de la maîtrise de soi et de la puissance sur l’univers. Malheur aux faibles, aux hésitants, aux indécis : ils ne savent pas ce qu’ils veulent, ils perdent leur temps et gâchent leur vie. Dans cette culture en effet, nous appréhendons la vie comme un capital à gérer ; celui qui ne réussit pas est un raté ! on n’arrête pas de s’assurer tout risque, de se préserver, de se prémunir, voire de s’emmurer contre l’érosion du temps. L’individu est aux commandes : dans la simplicité et la transparence du colloque intérieur, à lui de décider d’être ou de ne pas être heureux.
Certes, la caricature est forcée, mais elle donne à penser. Nous fustigeons ainsi l’adolescence prolongée et l’indécision chronique de la jeunesse contemporaine ; ils hésitent sur tout, craignent leur plongée dans la vie adulte, se laissent aller au gré du vent sans attache ou sans racine. Ces sentiments que nous éprouvons aussi en terre chrétienne s’insèrent dans cet univers mental de la maîtrise. Peut-être que les éducateurs, les initiateurs, les accompagnateurs sont invités à s’ouvrir à un nouvel art de vivre qui est en train de se dessiner aujourd’hui et pour lequel hésitation, incertitude et crise ne sont pas nécessairement pathologiques.
Des têtes en plein chambardement
Dans un article du Monde daté du 10 décembre 1991, le philosophe Cornelius Castoriadis s’interrogeait sur la crise qui sévit dans notre civilisation occidentale. Il proposait l’interprétation suivante : " Il ne faut pas chercher la crise à la manière traditionnelle dans des faits objectifs. La situation de la France, comme des autres pays riches, n’est pas catastrophique. Mais les gens ont le sentiment que tout est bloqué et, plus profondément, que tout est vain. C’est cela qui compte. Le sentiment d’être en crise constitue la crise elle-même. " Ainsi, la difficulté de se repérer, de se situer, de se poser, de se projeter dans l’avenir révèle une crise profonde du sens. Il n’y a plus de sens unique, il y a hémorragie des références et des valeurs. Trop c’est moins ! Celui qui ne choisit pas meurt d’indigestion. Mais cet état est le vrai séjour de beaucoup de nos frères et sœurs en humanité : il n’est ni dramatique ni maladif. Il est à comprendre si nous voulons nous comprendre et nous aider mutuellement à faire des choix.
Un avenir sans visage
Nous vivons dans un monde du relatif et du provisoire qui ne tient nullement pour définitif l’état où il se trouve. Les changements sont très rapides et ça bouge en permanence. Le progrès devient routine et l’impératif de l’innovation une vraie contrainte. Cette société de mobilité généralisée est confrontée à des futurs mal définis et peu prévisibles, demain sera autre. Et non un aujourd’hui agrandi et meilleur. Comme le pense l’anthropologue Georges Balandier, nous nous trouvons aujourd’hui dans une société de bifurcation : le mouvement plus l’incertitude. Toutes les recettes qui ont fait leur preuve dans le passé sont révocables. Adaptation, création, disponibilité, initiative sont les nouvelles valeurs des projets pédagogiques.
L’avenir est devenu infigurable. Rien ne peut le prévoir et l’obliger. Aucun déterminisme occulte ne semble l’orienter. Ne nous chantez pas des lendemains dont nul ne peut prédire s’ils chanteront vraiment et comprenez que nous ayons du mal à décider ou à nous engager ! Et pourtant nous voyons poindre dans ces jeunes générations qui sont de plain-pied avec cet univers mental le sentiment d’une responsabilité à la fois éthique et politique de l’avenir. Cet avenir est d’autant moins imaginable que nous savons que c’est nous qui l’aurons fait. Que doit-on vivre aujourd’hui qui ne répète pas un passé dépassé mais en même temps qui n’hypothèque pas l’avenir ?
L’hypermarché des valeurs
Il devient banal de dire que nous vivons dans un univers de l’information généralisée ; les jeunes appartiennent à cette génération multimédias dont on n’a pas encore mesuré toute l’ampleur. Cette croissance exponentielle des informations disponibles sur l’écran domestique représente une situation absolument inédite entraînant des mutations importantes dans les manières de penser. Toutes les cultures deviennent communicantes et aucun système de valeurs ne peut plus vivre en autarcie. Toute réalité s’expose sur l’écran de l’actualité en perdant ainsi sa part de mystère et de consistance.
Cette communication planétarisée offre à l’individu une infinité de possibilités. Tous les goûts et les comportements cohabitent sans s’exclure. Un bouddhiste, un animiste, un libre penseur, un agnostique, un catholique et bien d’autres encore peuvent communiquer et s’entendre sans que cela pose de réels problèmes métaphysiques… Cette multiréférentialité se retrouve même au cœur de l’individu : chacun prend dans les systèmes proposés ce qui semble lui convenir. On n’oppose plus, on amalgame ! Cet hypermarché culturel des références et des valeurs entraîne leur relativisation. Dans la société française il n’y a plus de référence forte et consensuelle ; Dieu, la nature, l’histoire, le travail, la démocratie ne sont plus ces orients majeurs à partir desquels on se situait. La jeunesse aujourd’hui, qui par définition n’a pas connu l’avant, vit souvent sans pathos cet état. Elle ne dispose plus de repères stables et durables qui s’imposeraient avec toute l’autorité de l’évidence. L’individu est contraint en permanence de se tester, de s’ausculter, de comparer, de combiner, de se gérer soi-même.
Dans une culture qui ne porte plus puisque rien ne s’impose plus de façon unique, qu’aucune direction n’est jamais privilégiée, l’individu est en définitive le seul à répondre de son existence. On comprend la difficulté à choisir et l’hésitation à choisir. Nous faisons l’expérience de la pluralité ; le trop plein de sens, la disparition des référentiels forts ne sont pas inéluctablement des catastrophes mais bien plutôt les signes de l’émergence de quelque chose de neuf que les jeunes sont en train d’expérimenter.
Complexité et indécision
Si on est habité par un minimum de lucidité et de vigilance, il est difficile d’ignorer longtemps la complexité des situations dans lesquelles nous nous trouvons. Nous sommes tous pris dans un monde d’autant plus complexe qu’il est devenu un village. L’idée de complexité renvoie à l’image du réseau constitué d’éléments qui puisent leur identité et leur dynamisme dans leurs inter-relations. Le réseau est tel qu’il est pratiquement impossible d’en dénouer les fils. La complexité est à la fois la solidarité des choses entre elles et leur tension inouïe. En effet, plus une réalité est complexe moins elle peut s’autosuffire. La richesse des communications et des interdépendances favorise l’autonomie et la complexification. Ainsi, la flamme d’une bougie maintient son intensité grâce à l’échange énergétique avec le milieu ambiant. Cet échange permanent confère au système sa stabilité. Cet équilibre est toujours très fragile, au bord de l’état critique. Si l’ouverture favorise le tissage interne de la complexité, elle peut aussi en provoquer l’éclatement et la désintégration. Une réalité complexe comme l’individu, la société ou le monde actuel possède un équilibre mobile provisoire, relatif toujours à remettre en chantier.
Si la complexité n’est pas synonyme de complication, son ennemi est la pensée simplifiante. Bon nombre de nos contemporains ont ce regard complexe sur la complexité. Qui dit complexité dit indétermination et incertitude. " Les états possibles du système social actuel sont pratiquement infinis lorsqu’on les projette sur la longue durée ! " A en croire Georges Balandier, le devenir est indécidable et conduit à l’indécision. Mais on peut aussi comprendre l’imprédictibilité comme le signe d’un jeu dans la complexité. L’avenir est peut-être infigurable mais il est moins fatal. L’individu n’est pas un pion sur l’échiquier de l’indécidable. Le jeu de la complexité rend possible l’initiative et l’action. L’incertain dont on décrit partout la montée aujourd’hui est sans doute plus un tonique qu’un dissolvant ! Ce sentiment de complexité nous renvoie à notre fragilité et notre finitude. Il démystifie aussi toutes les tentations d’utopie, il décape nos fantasmes de puissance mais cette lucidité parfois intransigeante que des jeunes portent sur le monde et l’avenir n’a pas pour corollaire l’absolue certitude du pire.
De l’appartenance à l’identité
Même dans l’univers du travail où professionnalisation et compétence sont des vertus cardinales, le problème du sujet et de son identité personnelle devient aussi important que celui de l’acteur professionnel et de son activité. Des sociologues aussi différents que Pierre Bourdieu, Michel Crozier, Renault Sainsolieu ou Alain Touraine sont les observateurs et les théoriciens attentifs de cette transformation de l’identité acteur/sujet. Nous la résumons en cette proposition : tout acteur social est d’abord et avant tout une personne et se considère comme tel. Tout choix, tout engagement, toute décision, toute appartenance seront passés au crible de l’identité personnelle. Ainsi l’existence religieuse est moins une question d’appartenance à un groupe, une église, une tradition ou une communauté qu’une question de construction de l’identité personnelle.
On aurait tort d’interpréter cela comme une résurgence du narcissisme et une recrudescence de l’individualisme. La revendication d’être reconnu et de devenir des sujets à part entière est une nécessité sociale dans cet univers complexe en mobilité permanente. Dans le champ éducatif, on pourrait parler de non-assistance à personne en danger, si nous n’entendions pas ou n’interprétions pas justement cette quête d’intériorité. Mettre l’accent sur la personne et sa subjectivité c’est considérer que c’est en, elle et son intériorité que chacun puise son énergie, son en-vie. Le soi est le tigre du moteur et la véritable instance des décisions. Mais ce sujet n’est jamais unifié ; il est en quelque sorte une conflictualité à perpétuité. L’instance de la décision est aussi celle de l’hésitation. On peut parler du conflit permanent entre intégration et dégagement… La personne ne peut pas vivre sans s’identifier aux images de l’autre mais cette identification est enfermante et il faut savoir s’en dégager. Il y a aussi ce qu’elle a intégré comme inter-dits ; intégration vitale parce qu’empêchant en quelque sorte d’aller trop loin mais enfermante quand elle angoisse jusqu’à la paralysie.
Signalons aussi le conflit entre permanence et changement d’autant plus fort et insistant que les mutations, les transformations et les changements sociaux économiques et culturels sont importants. Il peut évidemment conduire au repli sur soi considéré comme forteresse, à la réaction agressive et défensive contre toute forme de changement et d’évolution mais il est le point d’appui de tous les projets. Il y a aussi le besoin de changement et d’évolution. L’individu a du projet, se sent appelé à autre chose, ailleurs, capable même de ne pas se décourager alors que tout pousse au contraire.
Il y a du " sans fin " dans la personne ; cette recherche de soi et du sens des jeunes en particulier, n’a à mon avis peu de rapport avec la construction d’une propriété indentitaire inviolable et sécurisante. C’est quelque part apprendre à supporter son inconsistance et sa vulnérabilité pour s’en découvrir le bénéficiaire. Plus la personne est capable de porter sa conflictualité plus elle sera en puissance de projet… Devenir sujet c’est s’éveiller à soi-même comme acteur de sa propre vie, c’est développer le goût d’être, c’est s’accorder du crédit et développer son aptitude à faire confiance, c’est se découvrir aussi acteur de socialisation. Le détour par le sujet me semble le chemin nécessaire pour qu’un jeune aujourd’hui se sente appelé à plus.
Le sujet qui a une intériorité - appelée à l’union intime avec Dieu - est aussi un individu social : les jeunes que nous rencontrons, sont socialement construits. La langue qu’ils parlent charrie une socialité c’est-à-dire des règles, des valeurs, des manières d’être que chacun intègre à sa manière. En fait, dès son origine, la personne est en communication avec d’autres et cette communication est la médiation de son identification. Nous nous sommes tous entendu dire TU avant de pouvoir dire JE. L’expérience primitive de l’accès au JE est celle de la seconde personne. L’identité se construit par et dans l’ensemble des communications sociales où il est donné au sujet d’entrer. C’est en parlant la langue apprise que tout individu se pose comme personne. Comme le disait Emmanuel Mounier en 1950 : " L’identité de l’être humain n’est pas l’identité du rocher qui résiste coûte que coûte aux attaques de la mer. Mille communications la remettent sans cesse en question. " Il faut bien souligner que la dimension socio-institutionnelle est autant constitutive de la personne que la dimension personnelle.
JE suis parce que je suis impliqué dans des réseaux de communication. Ces réseaux sont tellement prégnants qu’ils vont indiquer des appartenances : une personne appartient à une famille, une terre, une communauté de pensée, a une langue et une culture qu’elle a reçues pour ainsi dire en héritage. Cette dimension institutionnelle de l’existence humaine signifie cette nécessité pour la personne d’habiter quelque part. L’institution est une culture c’est-à-dire un style de vie, des habitudes, des règles de comportement, des échelles de valeur qui confèrent un sens aux existences des individus qui vivent en elle.
Aujourd’hui il est impossible de se voiler la crise de toutes les institutions, de leur capacité à socialiser c’est-à-dire à enfanter cet humus ou ce terreau nécessaire à l’émergence de personnes humaines à part entière. Ce sont en revanche ces institutions qui ont besoin de personnes pour jouer leur rôle d’éducation. Dans le domaine de l’appel et de la vocation peut-être mettons-nous plus l’accent sur cette dimension de l’engagement, de la mission et de l’appartenance - il faut bien des ouvriers pour la mission - et moins sur la dynamique personnelle, le désir d’être et de se réaliser, de vivre à plein pot le projet auquel toute personne est appelée par le créateur - depuis Saint Irénée nous savons bien que ce Dieu Père veut l’homme vivant !
L’appel à plus !
Comment aider des jeunes à affronter l’incertitude et à sortir du refuge de l’indécision ? Comment les appeler à y aller, à passer à l’acte, à entendre en eux la force de l’Ite missa est ? Sans doute pas en invoquant la logique de la nécessité et du devoir ou en leur prêchant ler paradis… Il me semble que nous avons à retravailler la pédagogie de la décision.
L’acte de décider concerne une conscience capable de raison et de volonté qui après avoir mûrement réfléchi sur la valeur d’un projet, s’engage en connaissance de cause et en toute maîtrise de soi à faire quelque chose et à s’y tenir coûte que coûte. La justesse et la fécondité de la décision se vérifie à la fidélité de l’engagement. Dans leur univers mental de complexité où tout est affaire de transformation, d’adaptation et de mobilité, une telle description de la décision paraît à bien des jeunes complètement surréaliste ! l’idée même de décision absolue, irréversible, définitive est un hors propos.
Il faut savoir raison garder et se méfier de la logique du tout ou rien. On doit pouvoir proposer une conception de la décision plus ouverte à l’aléatoire et au jeu des possibles. Nous ne pouvons plus éliminer la complexité et l’incertitude. Mais loin d’être les nouvelles figures de l’implacable destin, elles indiquent que l’action créatrice est possible. Nous mettons trop l’accent sur l’engagement et la fidélité et pas assez sur l’aventure des commencements et le risque de la promesse. Car décider de répondre à un appel c’est d’abord et avant tout commencer quelque chose, risquer et se risquer, partir à l’aventure sans jamais trop savoir où cela mènera et, en même temps, se promettre d’y aller en sentant confusément sans doute qu’on s’y réalisera pleinement.
Pour l’être humain il est vital de commencer, d’être à l’origine de quelque chose, d’imprimer son vrai tempo à son histoire. Chacun doit pouvoir jouer sa partition dans le jeu de la complexité en restant à l’affût de ce qui peut naître et émerger. Mais la personne ne commence jamais d’elle-même ; il faut qu’elle y soit invitée ou appelée. Sans marge d’initiative, il n’y a pas d’autonomie possible. Si on commence toujours à la place du jeune, il ne commencera jamais rien. Quand on cherche à assurer, guider l’aventure, à souffrir, à se réjouir, à vivre et à penser à la place des jeunes, on tue en eux la flamme du commencement ! Il faut les appeler à plus en leur proposant des chemins d’exigence ou de dépassements sans sûreté dans la marche. Pour appeler à y aller encore faut-il être quelqu’un qui y va et y trouve son bonheur.