La difficulté de croire


Guy LESCANNE
Supérieur du séminaire de Nancy

Le conseil du presbyterium d’un diocèse de l’Ouest de la France m’a invité, il y a quelques mois, à participer à sa réflexion : " Dites-nous ce qui, à votre avis, favorise ou dessert l’appel au ministère presbytéral dans les conditions du monde d’aujourd’hui et dans la situation de nos Eglises diocésaines. " Avant de me donner la parole, ils m’ont permis de les écouter. Très simplement, des prêtres ont risqué alors une parole sur des jeunes, sur l’Eglise mais plus encore sur eux-mêmes. Certains propos ont été durs. Très durs. Mais en même temps que de merveilles ! Et comment ne pas être frappé par l’ambivalence des propos échangés par les prêtres d’un diocèse qui, je le crois, ressemble à tant d’autres. Des expressions de foi émouvantes côtoyaient des lassitudes éprouvantes. Des lucidités décapantes n’arrivaient pas à gommer d’étonnantes espérances. Des blessures, vieilles ou récentes, pouvaient être exprimées sans pour autant faire taire de surprenantes actions de grâce. Je faisais ainsi, au creuset de la réflexion d’un conseil du presbyterium, autour de son évêque, la même expérience que celle qu’il m’est donné de faire depuis quelques années en prêchant des retraites à des prêtres. Que la vie des prêtres est donc belle. Quel dommage que nous ne le sachions pas assez !

Après avoir tâtonné des mots simples pour dire merci à mes confrères, j’ai pris la parole à mon tour. On me demandait de prendre appui sur mes quelques compétences sociologiques, théologiques et spirituelles pour " réagir ". Prenant le risque de durcir quelque peu mon propos, j’ai commencé par souligner ce qui me paraît être non seulement la première " explication " de la " crise des vocations " mais aussi une des difficultés contemporaines majeures, en France, pour beaucoup de jeunes : " la difficulté de croire ". C’est, à mon sens, le premier obstacle devant l’appel au ministère presbytéral. Tel a été, et tel est, ici encore, l’objet de ma première partie. Je me suis efforcé ensuite dans un deuxième temps, - ce sera ici aussi l’objet de ma deuxième partie - de proposer l’une ou l’autre piste pour inviter, jeunes et moins jeunes, à relever un tel défi.

Parlant de cette " difficulté de croire ", et évoquant quelques pistes pour relever le défi, je me situe bien entendu comme chrétien, passionné d’aider autant que possible nos contemporains à croire en la Bonne Nouvelle de Jésus-Christ et à entendre son appel. Mais je sais bien que la foi chrétienne n’est pas le seul " croire blessé " de cette fin de siècle. Voulant entendre cette exigence énoncée dans la question posée - " ... dans les conditions du monde d’aujourd’hui. " - le sociologue dialogue ici avec le théologien, chacun dans son domaine respectif : le premier parle d’une " crise du croire ", le second d’une " crise de la foi ". Ils ne disent pas la même chose, mais leurs propos se fécondent mutuellement.

LE MAL DE CROIRE

Pour bon nombre de jeunes, pour trop de jeunes aujourd’hui, il n’est pas seulement dur de croire en Dieu. Il est dur de croire qu’un avenir professionnel est ouvert ; il est dur de croire que des parents peuvent tenir le coup ; il est dur de croire qu’une amitié peut durer, qu’une tendresse n’est pas mièvre ; il est dur de croire qu’une cause humanitaire est défendable et qu’un club de sport n’est pas pourri par l’argent. Et l’on peut allonger la liste de toutes les désillusions qui non seulement sont évoquées par des jeunes de 15 à 30 ans à longueur d’enquêtes [1] mais qui ne cessent de marquer en profondeur toute une génération dans sa diversité ! On peut alors à fort juste titre parler d’un profond scepticisme, d’un scepticisme qui ronge non seulement une génération, mais également une société. Et, pour bon nombre de jeunes, pour trop de jeunes, la première difficulté est encore ailleurs. Le premier " croire " exprimé diversement comme une difficulté, et parfois comme une impossibilité, c’est " le croire en soi ", c’est " la confiance en soi " ; arriver à croire qu’on a de la valeur aux yeux des autres comme à ses propres yeux [2]. Le supérieur d’un séminaire et d’une propédeutique sait bien ici qu’il fait le même constat que bon nombre de parents et autres éducateurs.

Une société éclatée

Enquête après enquête, on est tout d’abord frappé par le nombre de jeunes Français - mon travail, pour le moment, ne porte que sur eux [3] - qui, diversement, expriment le sentiment de vivre dans une société éclatée, d’être confrontés à une complexité croissante. Complexité du " politique ". Complexité de " l’économique ". Complexité du " social ". Complexité de " I’éthique ". Complexité du " religieux ". Curieux enchevêtrement où se mêlent ici et là du " de plus en plus " et du " de moins en moins ". Par exemple, de plus en plus de pistes d’avenir professionnel avec le nombre des possibles théoriques qui s’ouvrent à eux - filières nouvelles, spécialisations, options dans les études ... etc. - et de moins en moins de possibilités pratiques avec ce chômage que personne ne semble pouvoir enrayer. De plus en plus d’informations et de moyens d’informations et des jeunes de moins en moins informés avec en particulier ces images qui se chassent l’une l’autre et se superposent l’une sur l’autre ...

L’ouverture des frontières et la chute des murs, en ouvrant le champ des possibles, ont accentué cet élargissement et cet éclatement des repères. Je ne crois pas que cela soit par hasard s’ils sont nombreux à dire - pour évoquer tout autant leur dynamisme que leurs inquiétudes - qu’ils " s’éclatent ". Parler ainsi c’est sans doute une manière d’exprimer un dynamisme, mais c’est aussi une manière de faire corps avec l’éclatement des significations qui leur sont proposées. En écoutant des jeunes dans leur diversité, on ne peut que souligner toutes ces expressions qui traduisent la sensation d’une multiplication des possibles, mais aussi la multiplication des sens possibles à donner aux événements, tant personnels que collectifs. Expressions qui se conjuguent volontiers avec un sentiment d’écrasement, sentiment exprimé avec plus ou moins d’intensité. Qu’il est donc dur d’accueillir ce qui fait sens dans un tel brouhaha !

Survalorisation de la tolérance

C’est dans ce contexte de multiplication des possibles que j’entends cette insistance donnée à la tolérance, au hit parade des valeurs dans les enquêtes et les sondages. Et, depuis plusieurs années, je m’efforce d’analyser les conséquences d’une " sur-valorisation de la tolérance ", que d’autres appellent une " tolérance molle ". Quelle que soit l’expression, une telle attitude aboutit de fait à une dévalorisation de la tolérance, voire à sa négation.

Qu’on ne se méprenne pas sur les propos qui vont suivre. Trop de gens, à l’Est comme à l’Ouest, au Nord comme au Sud, dans l’Église et ailleurs, souffrent aujourd’hui de sectarisme et payent de leur vie pour le faire reculer. Point question en évoquant la survalorisation de la tolérance de minimiser de telles souffrances et de tels combats. Il y a encore tellement de chemin à faire pour que la différence soit accueillie comme une chance, comme une grâce !

En revanche la " survalorisation " de la tolérance ne sert d’aucune manière la cause que je viens d’évoquer. Au contraire. Ainsi quand on dit à l’envi que chacun a sa part de vérité, qu’il a bien le droit de penser ce qu’il veut et d’agir comme bon lui semble, que finalement les opinions et les attitudes des uns et des autres sont relatives, quand finalement tout se vaut, que tous les systèmes économiques et politiques, toutes les manières de vivre son affectivité et sa sexualité se valent, que toutes les religions se valent ... il n’y a plus de points de repère objectifs qui tiennent. Chacun est alors constamment renvoyé à sa propre, et parfois à sa seule subjectivité. " Tu fais comme tu sens ! "

Dans son enquête auprès de jeunes de Seconde [4], Patrick Rayou donne un autre élément d’explication. Il observe que la plupart des entretiens font apparaître que les parents ne sont pas très regardants sur la vie privée de leurs enfants tant que l’échec ne se profile pas à l’horizon. Il est tellement important de réussir, ou plus exactement de ne pas rater sur le plan scolaire, qu’un tel souci, et parfois une telle angoisse, envahit tout le champ de ce qui doit et peut être socialement régulé. Pour le reste que chacun se débrouille " hors règles communément admises ". " Tu fais comme tu sens ! "

Or un tel sentiment est conforté par cette fameuse " crise des idéologies ", ou " crise des fondements ", largement analysée depuis une vingtaine d’années par nombre d’observateurs de notre société [ 5 ] . Il convient d’y ajouter la perte de crédibilité importante des " référents ". Je pense aux référents politiques et économiques bien sûr. Je pense aux référents judiciaires et humanitaires. Mais je pense plus généralement aux " référents adultes " - couples séparés, pères au chômage, prêtres incarcérés ou mis en examen ... -. A qui voulez-vous vous référer ? Certes, on peut observer qu’une large majorité de plus jeunes font encore largement confiance à l’école [6 ]. Mais une telle attitude semble s’émousser avec le temps. On peut aussi faire le constat que bon nombre de jeunes professionnels abordent souvent avec optimisme le monde de l’entreprise ... mais là encore le temps semble rapidement apporter son lot de désillusion [7 ]. Et quand il n’y a plus de points de repère " objectifs ", pour penser, choisir et croire, chacun doit trouver en lui, et en lui seul, l’énergie nécessaire à la décision. Et d’entendre alors dans nos diverses enquêtes la multiplication des expressions de lassitude et de fatigue.

Il me semble que je rejoins ici ce que Jean Paul II appelle " la crise du sujet de la vérité ". Une telle crise entraîne une difficulté, voire une impossibilité de bien discerner entre le bien et le mal : " Cette vision ne fait qu’un avec une éthique individualiste pour laquelle chacun se trouve confronté à sa vérité, différente de la vérité des autres " [ 8 ] Et, renvoyé sans cesse à lui-même, chacun se trouve alors confronté - et parfois violemment - à sa solitude.

Un profond sentiment de solitude

Or, pour bon nombre de jeunes, jeunes adolescents ou jeunes adultes, une telle situation est souvent très lourde. Elle peut même être à proprement parler intolérable. Apparemment, à les voir vivre et se rencontrer, peu de jeunes souffrent de solitude. Regardez-les ! Ils sont si souvent en bande ou en groupe. Or nous avons été frappés par ce qui est en fait la première inquiétude des 20/30 ans : la solitude [ 9 ]. Oui, plus encore que le chômage, plus que les accidents et les maladies, y compris le sida, ce qui est exprimé comme peur avec le plus d’intensité, c’est le sentiment d’être " condamné à la solitude ". Voilà bien une peur paralysante !

Qu’on me permette une parenthèse impertinente. Quand on a peur, on ne prend pas de risque, mais on se préserve. Et à force de se protéger et même de se surprotéger aux frontières de notre pays comme à celles de notre corps, on se retrouve enfermé. Ne nous y trompons pas. Il n’est pas fait uniquement allusion ici à la crainte du sida et la trop exclusive parade du préservatif. C’est la même logique qui associe crainte de l’immigration et trop unique parade de la fermeture des frontières. C’est la même logique qui associe crainte de l’accident et trop unique parade des ceintures de sécurité et de l’air-bag. A force de se protéger de tout, et de tous, on n’est plus en contact avec rien ni personne et l’on se retrouve ... tout seul ! Quand on a peur, on ne prend pas de risque. Et qui me dira que l’amour n’est pas un risque ? Et qui me dira que mettre au monde un gosse n’est pas un risque ? Et qui me dira que devenir prêtre diocésain n’est pas un risque ? Il est urgent de réapprendre à respirer une meilleure articulation entre un légitime souci de protection et une véritable éthique de la responsabilité.

De même, quand tout est pensable, quand tout est vivable, quand tout est négociable on est alors bien seul pour choisir ce qu’il convient de penser et de vivre. " A qui se raccrocher ? " ... " A qui faire confiance ? "... " Sur qui se reposer ? " ... Fatigués on peut même aller jusqu’à perdre la force de vivre. Ainsi cette sur-valorisation de la tolérance est peut-être moins le signe d’ " un vide de valeurs " que de l’apparition d’un nouveau système de valeurs éclatées, consensus mou dans lequel chacun peut trouver ce qu’il sent vrai dans l’instant et dans lequel chacun revendique la liberté de donner aux mots communs le sens qui lui convient [ 10 ]. Renvoyant chacun trop exclusivement à lui-même, à sa solitude, un tel éclatement est déstabilisant pour beaucoup. Voilà sans doute une des clés pour comprendre cette très profonde difficulté contemporaine qu’est le " mal de croire ".

Diverses réactions

Une telle survalorisation, qui, on le comprend, est en même temps une dévalorisation fondamentale de la tolérance, peut susciter diverses réactions. J’en évoque trois.

  • Dans un monde perçu comme compliqué, éclaté dans ses points de repère, certains peuvent choisir de " s’éclater " pour avoir le sentiment, le plus souvent illusoire, de maîtriser ce qui leur échappe : trouver une fragile unité en faisant corps avec l’éclatement des significations qui sont proposées sur le marché commun des propositions de sens. Que l’on songe aux danses ou aux vidéo-clips contemporains. Un tel " éclatement ", plus existentiel que raisonné, entre alors sans doute en concurrence avec cette fidélité a laquelle ils aspirent tant, au moins pour nombre d’entre eux. Dans ce contexte, Dieu peut alors être perçu comme une signification parmi d’autres, reconnue ou laissée de côté selon l’humeur de l’instant ... un " signifiant " de plus ! A moins que ce ne soit un " Insignifiant " de plus ? Ils peuvent être dans une même journée, un temps croyants, un temps incroyants. Un temps " avoir la vocation ", un temps ne plus l’avoir. L’éclatement casse la mémoire et enferme dans l’instant. Un présent sans histoire. Un présent sans avenir.
  • Dans un monde qui renvoie chacun trop fréquemment à la seule vérité subjective qui l’habite, bon nombre de jeunes, las d’avoir à penser, choisir ou croire par eux mêmes, risquent de s’en remettre à des groupes ou des personnes qui proposent de penser, choisir ou croire à leur place. Les sectes, dûment reconnues comme telles, ne sont pas les seules manifestations de cette " dérive sectaire ". Les gourous offrant un " prêt à penser " facile ont trop souvent, médiatiquement ou non, pignon sur rue. Le supérieur de séminaire, le maître des novices ou le père spirituel, peut jouer ce rôle ou même être reconnu comme tel " à son coeur et à sa volonté défendants ". C’est tellement reposant de laisser un autre prendre sa place ! Et une certaine image de Dieu peut également être complice d’un tel phénomène. Ainsi quand Dieu est présenté comme celui qui a toutes les solutions à la place de l’homme ... comme un " prêt à penser " de plus ! On comprend alors que le " retour du religieux " puisse fort bien cohabiter avec un rejet de la foi chrétienne, surtout si celle-ci appelle la liberté et la responsabilité du croyant.
  • Dans un monde avec trop peu de points de repère objectifs, trop peu de traditions vivantes et reconnues, trop peu d’histoire assumée, les manifestations traditionnelles, dans le domaine religieux comme ailleurs, sont, semble-t-il, une réaction face à un monde éclaté ou perçu comme tel, qui n’offre pas suffisamment de solidité pour assumer une liberté d’homme. Que l’on songe à des crispations possibles à propos de la liturgie ou sur le costume ! Là encore une certaine image de Dieu immuable peut alors être privilégiée, à l’excès, comme une sécurité aussi nécessaire qu’enfermante, sécurité à laquelle on a besoin de se raccrocher pour exister. Il n’y a pas que dans l’Islam - ou plutôt " les islams " - que s’exprime le désir de se reposer sur une foi " intégrale " !

Qu’on me permette de souhaiter que les adultes que nous sommes accueillent et entendent ces trois réactions trop rapidement esquissées moins comme des erreurs ou des égarements que comme des cris, maladroits peut-être, de jeunes qui cherchent à trouver le sens de leur vie. Je crois qu’on peut parler, toujours en se gardant de généralisation hâtive, d’une génération aussi étonnamment passionnée que fragile, aussi profondément généreuse que manipulable.

UN DEFI A RELEVER

Après ces éléments d’analyse rapidement esquissés, je soumets à la critique quelques pistes pour mieux faire route avec ces jeunes qui frappent à la porte de nos communautés, de nos S.D.V., de nos séminaires, et de nos propédeutiques.

Mieux entendre leur besoin de sécurité.

Pour relever un tel défi, il me semble tout d’abord essentiel de mieux entendre le besoin de sécurité diversement exprimé par la plupart des jeunes entre 15 et 30 ans. Je sais que le mot sécurité est un mot piégé dans nos générations d’adultes. Il est vrai que des sécurités peuvent étouffer. Et nous évoquons alors ces fameux tabous qui ont pu marquer l’enfance de tel ou tel parmi nous. Bon nombre d’entre nous ont voulu s’en libérer et ne voudraient à aucun prix revenir en arrière. Tant mieux !

Mais ne nous trompons pas d’époque ! Aujourd’hui bon nombre de jeunes ne sont pas d’abord enfermés dans des sécurités étouffantes. Ils sont paralysés par l’insécurité. Il nous faut sortir de ce dilemme en proposant davantage des lieux de sécurité libérants, des lieux suffisamment solides pour libérer des capacités d’initiatives. On parle beaucoup aujourd’hui de la nécessité de lieux d’écoute. Je crois qu’une telle revendication a sa pertinence. Mais l’écoute ne suffit pas. Ces lieux peuvent même être dangereux s’ils ne sont que lieux d’écoute. Je suis convaincu qu’il convient de mettre autant d’énergie à parler aux jeunes qu’à les écouter. S’ils ont certes besoin de croiser sur leur route des adultes et d’autres jeunes qui prêtent une oreille attentive à leurs joies comme à leurs tristesses, à leurs inquiétudes comme à leurs enthousiasmes, ils ont au moins autant besoin d’entendre d’autres leur partager leurs convictions etleurs points de repère. En ce sens, pourvu qu’ils rencontrent bien davantage d’adultes qui osent être vraiment des adultes ! Des adultes qui n’ont pas honte de leur âge et qui ne cherchent pas à tout prix à masquer leurs rides, sur leurs visages comme dans leurs propos. Quand on gomme la différence, on interdit la rencontre. Quand on gomme la différence entre jeunes et adultes, sous le prétexte parfois très généreux de ne pas couper le contact, quand on s’efforce alors de faire comme eux, de penser comme eux, de vivre au rythme de leur musique et de leurs tâtonnements, on est vite ridicule et la relation vraie, dont ils ont besoin, ne peut s’établir.

Parlant de lieux de sécurité libérants, je pense en particulier à l’école et aux associations sportives et culturelles. En Eglise, je pense entre autres aux mouvements et aux services.

Je pense aux autres communautés chrétiennes, nouvelles et traditionnelles. Les uns et les autres font partie de ces groupes qui, par leur solidité ouverte, permettent à des jeunes de se construire. Il y en a d’autres. Mais il y a surtout la famille. Que cela nous plaise ou non, la famille, y compris la famille fragilisée, est dans toutes les enquêtes le premier lieu de référence pour une immense majorité de jeunes Français. Je crois vraiment qu’il n’y a pas de discernement humain et spirituel sans une très sérieuse prise en compte de ce lieu essentiel de leur histoire. Il ne s’agit pas de dire ici que quand la famille a manqué ou qu’elle a été trop fragile, il n’y a plus rien à faire, mais il y a bel et bien un handicap à surmonter ! Les lieux de recul que constituent nos instances de discernement et de formation sont des chances possibles pour mieux assumer les pleins et les déliés de leur histoire familiale. C’est en leur donnant de pouvoir reconnaître leurs racines qu’on les aidera le mieux à oser envisager l’avenir.

Une meilleure prise en compte de leur sensibilité.

Que cela nous plaise ou non, il nous faut bien constater qu’un des traits déconcertants de bon nombre de jeunes est la place qu’ils donnent tant dans leur jugement que dans leur manière de vivre à ce qu’ils ressentent. Aussi divers qu’ils puissent être, on les entend plus souvent dire " je sens " que " je sais ". Et la sensibilité serait aujourd’hui comme un passage obligé pour aller plus loin. Voilà pourquoi il m’est arrivé de parler de " génération épidermique " [ 11 ]. Je persiste et je signe.

Volontiers, adultes, nous sommes réticents ou pour le moins sceptiques quand il s’agit d’écouter des enthousiasmes débridés d’adolescents ou de post adolescents - et souvent méfiants devant une sensibilité qui nous paraît trop envahissante. A juste titre, nous pressentons à quel point des jeunes peuvent être manipulés quand on cherche à toucher leurs " cordes sensibles ". Et nous nous défions. Mais ne pourrait-on pas convertir cette défiance, qui risque de nous interdire bon nombre de rencontres, en une prudence qui nous invite à les respecter tels qu’ils sont, sans nous laisser enfermer, et eux avec nous, dans une telle attitude. Passer de la défiance à la prudence c’est, me semble-t-il, passer du " mal-entendu " au " dialogue ". C’est pourquoi je propose d’accueillir cette sensibilité comme une possible porte d’entrée. Il n’y a rien d’automatique. Une chance fragile certes, mais une chance bien réelle qui ouvre des possibles dans la mesure où elle est " passage vers ".

Chacun de nous peut constater que bon nombre de jeunes ont bien du mal à avancer quand leur sensibilité n’a pas été touchée. En revanche, quand un prêtre " accroche bien ", quand " le courant passe " avec un formateur, quand ils " se sentent en phase " avec une communauté, quand la musique des mots et des attitudes leur paraît sonner juste ... un chemin s’ouvre où, curieusement, la subjectivité devient moins étouffante.

Reconnaître la place de la sensibilité, lui reconnaître sa juste place, c’est lui permettre de prendre moins de place. Une subjectivité fortement intériorisée a besoin de s’exprimer pour n’être pas trop envahissante. Il y a, dès lors, un espace ouvert pour l’objectivité de la parole qui en rend compte. Et il y a de la place pour une autre parole, la parole des autres, en vis-à-vis : l’objectivité des connaissances et des reconnaissances, l’objectivité des contestations et des corrections, l’objectivité des points de repères proposés et des actions à entreprendre avec d’autres. Donner une expression à la sensibilité, c’est à la fois la mettre en valeur et la mettre à distance. Le respect intelligent de la sensibilité des jeunes adultes, l’accueil non condescendant de leur mode d’expression, la critique pertinente de ce qu’une telle capacité de ressentir peut porter en elle comme chance d’ouverture et comme risque d’enfermement, autant d’attitudes importantes à acquérir pour ceux qui aspirent à marcher avec eux, aujourd’hui, sur leur chemin d’Emmaüs. Il est des manières accrocheuses de rejoindre des jeunes qui les enferment. Il en est sûrement aussi qui les respectent et qui contribuent à libérer leur propre capacité de penser, de choisir et de croire.

Il faut ajouter ici que la vocation au ministère presbytéral est trop souvent perçue comme relevant presque exclusivement de l’intimité de chacun, du dialogue inouï que notre Dieu peut établir avec chacun d’eux au " for interne " : " J’ai senti que Dieu m’appelait ". Seule la subjectivité semble avoir le droit de dire son mot. Ne convient-il pas de mieux articuler les " for ", de mieux vivre la tension entre subjectivité et objectivité ? Ne convient-il pas de faire entendre une autre parole que la seule parole intérieure, celle d’une communauté qui ose dire l’appel : " Avec d’autres chrétiens on a parlé de toi et on a pensé que ce serait bon pour nous, pour le monde, pour l’Eglise que tu envisages d’être un jour " fait prêtre " ... qu’en dis-tu ? " La formulation est sans doute maladroite, mais ne convient-il pas de chercher comment une parole d’appel peut être évangéliquement risquée également " de l’extérieur " ?

Des projets cohérents enracinés dans une histoire

Jeunes et adultes, dans l’Eglise comme ailleurs, se confrontent souvent à une difficulté importante : le manque d’histoire. Je suis convaincu que des jeunes ont souvent du mal à élaborer des projets ou à rentrer dans un projet parce qu’ils sont en manque d’histoire, en manque de références. Trop de jeunes ont du mal à être fiers d’une histoire qui les précède. Trop de jeunes, chrétiens ou non, sont déracinés. Quand on n’a pas de passé dont on puisse être fier, on a bien du mal à assumer le présent et à envisager l’avenir. Voilà pourquoi, sans nier la valeur et souvent le succès des groupes informels et des temps forts nécessairement éphémères, je crois si importante, entre autres, la proposition des mouvements dans une pastorale de jeunes, et la manifestation de l’histoire d’un diocèse, d’une paroisse ou encore d’une famille religieuse quand certains d’entre eux frappent à la porte. Des congrégations, des mouvements, des diocèses en effet sont porteurs d’une histoire que des jeunes peuvent assumer avec bonheur.

Manque d’histoire et manque de cohérence. Je souligne de nouveau ici cet éclatement que j’évoquais plus haut. Et j’ajoute : qu’il est dur de faire des projets ou d’adhérer à des projets quand ce que disent ou vivent certains qu’ils admirent est aussitôt dénigré par d’autres qu’ils admirent aussi. Nos petites querelles d’adultes sont une catastrophe pour des plus jeunes. Et peut-être pas que pour eux ! Un des premiers services à rendre aux jeunes ce serait, pour nous chrétiens, de manifester bien davantage notre sens de l’Eglise. Reconnaissons simplement que nos manières de vivre et de parler n’expriment pas toujours de manière évidente notre humble fierté de participer à l’histoire du Peuple de Dieu, histoire qui dépasse la fierté de notre diocèse, de notre paroisse ou de notre mouvement. Reconnaissons tout aussi simplement que nos petites mesquineries et nos petites jalousies ne laissent guère entrevoir ces cohérences dont ils ont tant besoin pour s’ouvrir à l’avenir. Ainsi quand nous laissons le champ libre à nos divisions.

Parlant ainsi je pense déjà à nous, les prêtres. Un séminariste de 19 ans, s’exprimant devant des prêtres en récollection, il y a quelques mois, disait : " Vous savez, ce qu’on vous demande pour nous aider à avancer, c’est d’arrêter de vous critiquer les uns les autres. C’est cela qui nous blesse le plus. " Et il n’y a sans doute pas que nous, les prêtres, à devoir entendre un tel appel à la conversion !

Si des projets sont fondés sur une histoire, si des projets laissent apparaître une cohérence, en un mot s’ils ont une plus grande saveur ecclésiale, nous pourrons bien davantage, chrétiens, rendre le service que des jeunes sont en droit d’attendre de nous. Quand je parle d’histoire, je pense aussi à la leur. Trop de jeunes ont bien du mal à être fiers de leur histoire. La tentation peut être grande alors de tenter de faire table rase, de tourner la page et de se lancer dans une nouvelle vie en entrant au séminaire, en propédeutique ou dans un noviciat. Pourvu qu’ils trouvent alors un climat de confiance qui leur permette d’assumer le plus pleinement possible leur histoire.

Un dernier mot

Les grands rassemblements, les pèlerinages, la fréquentation de monastères par bon nombre de jeunes, leur attirance pour les communautés " nouvelles ", l’événement des J.M.J., autant de signes, même s’ils ont leur part d’ambiguïté, d’une soif de sortir de sa solitude, d’être " relié " à d’autres, à l’Autre. Mais n’allons pas trop vite ! Ces " autres " ne sont pas nécessairement reconnus comme Eglise. Cet " Autre " n’est pas nécessairement identifié comme étant Celui que Jésus-Christ nous révèle. Il y a encore du chemin à faire.

Aujourd’hui des jeunes, comme nous et autrement que nous, sont séduits par Dieu. Et en même temps, ils ont souvent si peur d’être embrigadés ou récupérés. Il revient sûrement à ceux qui les accompagnent de les aider à rendre compte aussi intelligemment que possible de cette séduction, de discerner avec ceux qui se reconnaissent chrétiens comment ne pas confondre leur sentiment avec l’Esprit Saint, de chercher avec eux comment leur subjectivité a besoin d’être confrontée à l’objectivité d’une Parole qui appelle et qui déplace, d’une Eglise qui conteste et qui confirme.

Notes

1 - Guy Lescanne et Thierry Vincent, " 15-19 ans, des jeunes à découvert " Cerf 1997, et Guy Lescanne " 20-30 ans, des jeunes adultes à découvert " D.D.B. 1994 [ Retour au texte ]

2 - Cf. par exemple question 15 dans l’enquête " 20-30 ans "[ Retour au texte ]

3 - Notons que de tels résultats sont confirmés par des enquêtes dans d’autres pays occidentaux. Cf. en particulier " Cultures jeunes et religions en Europe " sous la direction de Roland J. Campiche Cerf 1997[ Retour au texte ]

4 - Patrick Rayou, " Seconde, mode d’emploi ", coll. pédagogies pour demain Hachette éducation, 1992[ Retour au texte ]

5 - Pour ne citer que lui, cf. Stanislas Breton, " théorie des idéologies ", Desclée, Paris 1976.[ Retour au texte ]

6 - Cf. Enquête CSA/La vie d’avril 1996 : 77 % des 16-19 ans font plutôt confiance à l’école pour préparer leur avenir et celui de la société.[ Retour au texte ]

7 - Cf. 20-30 ans op cit.[ Retour au texte ]

8 - Jean-Paul II, " la splendeur de la vérité ", n°32 Mame/ Plon 1993[ Retour au texte ]

9 - Cf. 20-30 ans op cit.[ Retour au texte ]

10 - Cf. Gilles Lipovetsky, " Le crépuscule du devoir ", Paris, Gallimard, 1992[ Retour au texte ]

11 - Cf. en particulier in Christus, " Les jeunes et la foi ", des chemins pour aujourd’hui, n°146, avril 1990, p.138[ Retour au texte ]