Les couples dans tous leurs états


Evelyne Sullerot, sociologue, analyse pour nous les évolutions récentes qu’ont subi l’institution du mariage et la notion de couple. Cette conférence a été donnée à l’occasion du colloque célébrant le cinquantenaire des Equipes Notre-Dame. Elle est extraite du numéro 114 de la revue " Alliance "(1), numéro reprenant les actes de ce colloque.

 

Evelyne SULLEROT
XSociologue, membre honoraire du Conseil Economique et Social

 

 

Quelle tentation de comparer les réalités sociologiques du mariage aujourd’hui avec ce qu’elles étaient voici 50 ans ! Quelle extraordinaire évolution ! Quelle débandade ! Quelle chute !

Beaucoup de mariages très jeunes et très pauvres qui font beaucoup d’enfants

Il faut se rappeler que ces années 1945-50 qui ont succédé à la Libération ont marqué l’apogée du mariage en France. Dans toutes les régions, toutes les classes sociales, toutes les confessions. Jamais, dans l’histoire sociale de la France, on ne s’est autant marié que durant cette période, ni si jeune. Fréquence très élevée des unions, rajeunissement très net des conjoints, et une troisième caractéristique : l’extrême modicité, pour ne pas dire pauvreté de ces très jeunes ménages. Ils n’ont à peu près rien de ce que leurs parents considéraient comme nécessaire pour se marier : un nouveau ménage sur deux alors n’a pas de logement et doit se contenter d’une pièce chez les parents de lui ou d’elle. Ils n’ont aucun confort, pas de voiture bien sûr, pas de linge de maison, pas de vêtements. Ils ne partent pas en vacances. Ils ne voyagent pas. Ils n’ont pas d’argent. Du reste l’inflation qui approche ou dépasse 50 % chaque année réduirait à rien les économies. Les jeunes maris travaillent (très peu les jeunes épouses), mais les salaires sont très bas. Les jeunes n’ont rien, donc rien à perdre. Cela inquiète leurs parents qui appartenaient à des générations plus prudentes, plus prévoyantes, plus économes, avant la guerre. Même les sociologues de l’époque sont préoccupés. Réunis autour de Robert Prigent, ils baptisent " Le grand retournement" cette frénésie de mariages très jeunes. Ils parlent de "mariages d’adolescents ". Voilà que les fils de bourgeois se marient aussi jeunes que les fils d’ouvriers. Pour la première fois, les universités voient des étudiants mariés, dont le nombre triple en trois ans. L’indice de nuptialité s’emballe : on compte 1150 mariages pour 1000 hommes en âge de convoler, à cause de ce rajeunissement. La proportion de célibataires dans chaque génération atteint le niveau le plus bas de l’histoire de la population française : 7 %.

A cette révolution quantitative correspond une révolution qualitative dont le vocabulaire rend bien compte. Jusque-là, on parlait de " ménages ", tant dans les milieux religieux que laïques, ce qui est une notion socio-économique (les mots anglais " manager " ou " management " qui viennent de " ménage " le disent bien). Ou bien on disait " jeunes foyers ", ce qui laissait entendre la venue prochaine d’enfants.

Du reste, ces très nombreux jeunes ménages d’il y a 50 ans ont fait de nombreux enfants : 200 000 de plus par an que leurs parents ! Le baby boom ! Or, dans les revues catholiques qui naissent alors, pour s’adresser à ces jeunes mariés (" L’Anneau d’Or " ou " Foyers "), on commence à employer un mot que, jusque-là, on n’employait guère dans les milieux catholiques : " le couple ". Ce mot était ressenti comme assez osé, car il évoquait le lien sexuel (l’accouplement) entre deux êtres. A partir de 1946-47, " le couple " devient une entité dont l’Eglise se préoccupe, comme du reste la société laïque.

On voit, en même temps, arriver de nouveaux venus : les " psy ", sous la forme encouragée par l’Eglise des " conseillers conjugaux ". Sont-ce les laiques qui influencent les catholiques ou l’inverse ? Mis à part les communistes qui pensent collectif, les uns et les autres ont la même morale sociale, le même respect du mariage, la même sollicitude pour cette nouveauté : le couple-valeur-en-soi, dans les mariages voulus par les jeunes, non par leurs familles. L’Eglise parle de " spiritualité conjugale " : l’amour humain, signe de Dieu, est également une voie vers Dieu. Le couple doit s’entendre sur tous les plans : affectif, sexuel, intellectuel, spirituel. A trop le charger d’exigences, sans doute l’a-t-on fragilisé, d’autant que la plus forte est l’exigence de sincérité. Rester ensemble sans cette sincérité réciproque, pour de seules considérations sociales, devient hypocrisie aux yeux des jeunes.

Les enfants du baby boom vont tout changer

Quand les enfants de ces couples arrivent, dans les années 70, à l’âge de se marier en pleine société de consommation, tout va craquer, et vite ! En 1971 on comptait 417 000 mariages ; une chute continue mène à 254 000 au début des années 90. Peu de changement depuis. Les générations qui se sont succédé étant d’importance sensiblement égale durant ces 25 dernières années, cela signifie qu’en 1970, 93 % des femmes se mariaient avant l’âge de 50 ans et que cette proportion est tombée aujourd’hui à 50 %. Une femme sur deux est appelée à rester célibataire toute sa vie, à moins d’un retournement de tendance qui conduirait les couples à prendre d’assaut mairies et églises. Il faudrait d’abord résorber l’arriéré de mariages non conclus - environ 2 000 000 !

Au début de cette chute, on a cru que les jeunes, disposant d’une contraception efficace, retardaient le moment du mariage, mais qu’ils finiraient par convoler et que leurs unions seraient plus solides d’être éprouvées. Double erreur ! Plutôt que de retard du mariage, on s’est avisé avec les années qu’il s’agissait bien souvent de refus du mariage - même si le couple avait un enfant. Il n’est pas de courbe plus spectaculaire que celle de la proportion des naissances qui se produisent hors mariage : elles représentaient 6 % des naissances en 1965 et en représentent aujourd’hui 37 % ! Plus de 1 enfant sur 3 naît de parents non mariés, soit 240 000 enfants par an. La seconde erreur optimiste, qui a été largement répandue dans les milieux religieux, a été l’appréciation indulgente formulée sur la solidité de ces couples en cohabitation ou concubinage. On avait tellement peur d’avoir l’air de les juger et de les condamner qu’on allait répétant qu’ils étaient plus sincères, plus authentiques, plus durables que ceux qui se mariaient. Ils refusaient l’engagement ? Mais non ! disait-on, ils réfutent seulement les formes, l’hypocrisie sociale, etc… Les années passant, il fallut se rendre à l’évidence : les couples concubins sont très fragiles. Ils se séparent plus fréquemment que les couples mariés ne divorcent, et plus précocement. Et ce, même s’ils ont un ou des enfants. En sorte que, désormais, les séparations se produisent quand les enfants ont entre 2 et 5 ans. Donc, de plus en plus de couples ne se marient pas et connaissent de plus en plus de ruptures précoces. Ceci dans toutes les régions et toutes les classes sociales, un peu moins chez les agriculteurs.

Non mariés cohabitants et non mariés non cohabitants

Opérons une sorte d’arrêt sur image en 1997 pour décrire les principaux types de couples qui composent la population. Le clivage s’opère autour de 35 ans. Au-dessous de cet âge, la cohabitation sans mariage est la forme de couple majoritaire. La cohabitation est moins précoce que dans les années 80. Les jeunes, surtout les garçons, restent plus longtemps au domicile des parents. Nul doute que ce soit du fait de la prolongation des études et des difficultés à trouver un emploi stable. Ces jeunes entretiennent presque tous des relations amoureuses sans que leurs parents interfèrent. Ils s’installent avec leur partenaire dès que l’un des deux gagne sa vie et sont souvent financièrement aidés par les parents, qui reçoivent " le copain " ou " la petite amie " chez eux, sans exigences et sans conflit.

Il faut souligner l’attitude très libérale des parents. Dans la majorité des cas, ils ne connaissent pas les parents du ou de la partenaire de vie de leur enfant. Parfois même, ils traitent comme faisant partie de leur famille une jeune femme ou un jeune homme dont ils ne connaissent que le prénom. Ils ne posent pas de questions, en tout cas pas sur d’éventuels projets de mariage. Ils se contentent d’accueillir, et de ne rien risquer qui pourrait rompre la communication et l’harmonie familiale. Le sujet du mariage est tabou.

Aux sociologues qui enquêtent auprès d’eux, les cohabitants répondent souvent qu’ils n’ont pas de projet arrêté de mariage. Une minorité affirme ne pas vouloir se marier. La majorité laisse l’hypothèse ouverte, sans plus. L’impression dominante à consulter ces sondages est le flou, et même la réticence à répondre à propos de leur éventuel mariage. " Peut-être, ça dépend... " Cela les regarde, eux seuls. On dirait que la question leur semble indiscrète, voire choquante.

Mais c’est sans ambages, avec élan, qu’ils se considèrent comme " un couple " et même souvent " un couple stable ". Ils n’ont aucune réticence à se déclarer " en concubinage "... même ceux qui ne vivent pas ensemble ! Tout paradoxal que cela puisse paraître, de plus en plus de jeunes qui travaillent et gagnent leur vie choisissent de conserver chacun son logement, chacun sa voiture, chacun son nom, chacun son compte en banque. Habitant chacun chez soi, ils vivent une liaison. Mais eux, ils déclarent aux enquêteurs qu’ils sont " en concubinage ". En anglais, on les appelle L.A.T. (de Living Apart Together : vivant ensemble séparément). Le phénomène est important car il ne cesse de s’étendre et il montre bien que le culte du couple peut aller de pair avec le degré zéro de la famille... Pas même de vie commune.

Deux recherches individuelles de bonheur ensemble ne font pas un couple durable

La notion de couple a dérivé loin de la notion de famille. Naguère considéré comme le socle, la base de la famille, le couple désormais est regardé comme une recherche individuelle d’amour et de bonheur qui ne constitue pas un engagement d’avenir. Cela ne veut pas dire que ces couples ne sont pas sincères et exigeants l’un envers l’autre, par exemple de fidélité réciproque. Mais parfois sans vie commune, le plus souvent sans promesse, sans alliance sociale, sans engagement à venir. Cette déclinaison très individualiste du couple se révèle dans deux circonstances : quand les couples non mariés ont un enfant et quand ils viennent à se séparer.

Nous avons vu que, désormais, 240 000 enfants chaque année naissent de parents non mariés. L’immense majorité de ces enfants ont été voulus, au moins par la mère. Voulus pour exprimer le couple, concrétiser le bonheur d’être deux en un. Parfois voulus pour fortifier un couple qui montre des signes d’essoufflement, la mère voulant ainsi retenir le père. Presque toujours donc, le couple a été le départ et la fin, la cause et le but de la naissance de l’enfant. Il ne s’agit pas de fonder une famille, de fondre le couple dans la famille, mais d’exprimer le couple par l’enfant. Les parents sont peu conscients d’être devenus ainsi un " couple parental " - père et mère du même enfant - pour la vie entière. Car on ne peut cesser d’être père ou mère après rupture du couple amoureux. Cette réalité pérenne du couple parental ne semble pas comprise ni ressentie comme une indéfectible réalité par les couples non mariés, même très attachés à leurs enfants.

Ainsi, tout à leur souci de ne pas s’engager par le mariage devant la société, ils ne se renseignent pas sur les dispositions législatives concernant les parents non mariés. Ils ignorent presque tous qu’en ce cas seule la mère se voit confier l’exercice de l’autorité parentale, véritable droit et devoir d’éducation de l’enfant. Le père qui a reconnu l’enfant, l’entretient et l’élève, n’a pas l’exercice de l’autorité parentale qu’il doit demander au tribunal. Informés de ces dispositions, les parents non mariés les trouvent injustes... mais ils ne cherchent guère à y remédier. Rares sont ceux qui font une démarche conjointe auprès du juge pour se voir attribuer à tous deux l’autorité parentale sur leur enfant.

Lorsqu’ils se séparent, ils se conduisent comme des amoureux qui rompent, non comme des couples parentaux préoccupés de partager l’éducation de leurs enfants. La mère trouve "normal" de "garder" l’enfant. Elle peut souvent empêcher le père de suivre de près l’éducation de son enfant. Le père peut souvent s’évaporer dans la nature sans plus se préoccuper de l’enfant. Les plus douloureux drames de séparations père/enfant se produisent après les ruptures de concubinage. Ils sont plus difficiles à résoudre que ceux qui suivent les divorces. Il arrive fréquemment que les grands-parents paternels de l’enfant le perdent de vue tout à fait et, comme leur fils n’était pas marié, ils n’osent se tourner vers les tribunaux.

En fait, le couple était constitué de deux individus amoureux qui ont eu un enfant. Après leur échec comme couple, très souvent le père ou la mère recrée un nouveau couple avec une tierce personne. L’enfant doit, bon gré mal gré, s’adapter à des situations voulues par des adultes pour lesquels les rôles familiaux, les responsabilités familiales passent après leur propre recherche de bonheur.

Qui sont les mariés qui ne divorcent pas ?

Restent ceux et celles qui se marient. Curieusement, il n’y a guère d’études sociologiques amples et sérieuses sur les raisons qui les ont poussés à se marier. En revanche, on a très finement étudié les raisons qui en conduisent tant à divorcer. En expliquant pourquoi ils divorcent, ils révèlent pourquoi ils se sont mariés. Connaissant mieux ceux dont le mariage échoue, on peut en déduire qui sont ceux dont l’union perdure. Vous le savez, le nombre des divorces a fortement augmenté depuis les années 70. Il est resté à un niveau élevé (116 400 en 1996), alors même que le nombre des mariages a baissé. La proportion des mariages se terminant par un divorce, qui était de 1 sur 10 jusqu’en 1970, est en moyenne de 1 divorce pour 3 mariages (1 sur 2 dans les grandes villes). Lorsque le taux de divorce était faible, on attribuait " la fragilité de certains mariages à une malfaçon initiale " (Louis Roussel) : unions disparates par l’âge, le niveau social, la religion, unions menacées, disait-on, des enfants de divorcés reproduisant la conduite de leurs parents.

Ces explications ne tiennent plus quand un tiers des mariages échouent. Il faut les abandonner. Désormais, c’est la finalité attribuée au mariage qui détient le pronostic de l’union. La plus fréquente des finalités des couples qui se marient aujourd’hui est " le bonheur " - le bonheur de chacun par le couple. Une attente de bonheur par l’autre, presque un droit au bonheur. La force même de cette exigence mal définie contient en germe les déceptions des lendemains un peu gris - même sans drame particulier. Voilà la cause de la grande majorité des divorces : le pacte du couple est vague, sa réversibilité est sous-entendue, puisque chacun est libre, chacun est en droit d’attendre le bonheur ou de s’en aller. A contrario, ceux qui restent mariés sont ceux dont le projet dépassait le seul bonheur du couple, ceux qui envisageaient une famille, ceux qui se faisaient donc un crédit à long terme dès le départ, un " crédit qui ne s’épuise pas à la moindre crise " (id.). Les mariages qui durent ne sont pas forcément ceux avec enfants : la proportion des divorces avec enfants ne cesse de croître. Ce sont ceux qui étaient, dès l’origine, des projets familiaux, des engagements dans le temps, dépassant le couple.

Accélération des séquences de vie en couple ou séparés

J’ai parlé tout à l’heure d’arrêt sur image. Mais on ne peut pas donner une photographie des couples aujourd’hui, car le trait le plus fort de ces dernières années, c’est l’accélération des changements. Les couples se composent, se décomposent, se recomposent, se décomposent à nouveau de plus en plus vite. La durée des séquences de vie en couple se fait plus brève. Aussi les enfants sont-ils de plus en plus jeunes au moment de la rupture de leurs parents. Or, être séparé de son père à 3 ans ou à 17 ans, ce n’est pas du tout la même chose.

On remarquera que je n’ai pas mentionné les facteurs économiques comme cause des instabilités des couples. C’est qu’en effet ils ne sont pas déterminants, si ce n’est par les facilités qu’ont introduites l’élévation du niveau de vie, la multiplication des logements, le travail salarié des femmes comme des hommes, les aides sociales aux parents isolés, etc… C’est dans les pays riches, comme le nôtre, qu’on se marie le moins et qu’on divorce le plus. Les instabilités familiales coûtent fort cher, aux intéressés eux-mêmes, et à la collectivité : songez qu’un tiers de l’activité de la Justice est consacré aux seules instabilités familiales et à leurs conséquences ! Il est vrai que le chômage fait éclater certains couples - mais on devrait plutôt dire qu’il en révèle la fragilité. On ne rappellera jamais assez que les couples qui ne se marient pas et ne vivent même pas ensemble sont les plus favorisés... Le tourbillon accéléré des mises en couple, séparations, formations de nouveaux couples, etc… est plutôt la caractéristique d’une société individualiste dans laquelle chacun cherche son bonheur dans l’intensité plutôt que dans la durée. Et donc fait passer l’individu avant le couple, et le couple avant la famille. Il ne faut pas s’étonner de voir s’élever les revendications pour le mariage homosexuel…

La principale condition de durée des couples hétérosexuels apparaît de plus en plus clairement être un engagement réciproque qui ne vaut pas seulement pour les membres du couple, mais pour les enfants à venir, pour la transmission de la vie - pour la famille. Mais ce seul mot fait encore peur.