Lettre ouverte à un jeune


Mgr Albert Rouet
Evêque de Poitiers

J’ai choisi de commencer cette lettre par un conte hindou. Il a exercé une grande influence dans ma vie. Je souhaite qu’il résume pour toi tout ce que je cherche à te dire. Le voici :

Un fiancé revient d’un long voyage à l’étranger. Il arrive dans sa ville à la nuit tombée. Il se précipite aussitôt à la maison de sa fiancée et frappe à la porte. La fiancée se préparait à aller dormir ; inquiète elle demande :

- Qui est là ?
Le fiancé s’écrie :

- C’est moi !
Il frappe alors une seconde fois. Mais la porte reste fermée.

- C’est moi ! répond le fiancé. C’est moi !
La porte ne s’ouvre pas. Entre la fureur et les larmes, le fiancé, déçu, rentre en lui même. Il réfléchit un instant. Puis doucement il frappe à la porte pour la troisième fois.

- Qui est là ? demande la fiancée.
Alors avec respect le fiancé murmure :

- C’est toi !
Et la porte s’ouvrit.

Vers où marches-tu ? Où te conduisent tes pas ?
Tu me parles de tes études, de ton travail, même de tes soucis et de tes préoccupations. Tu me racontes tes voyages, tes sorties. Je te remercie de ta confiance. Mais, excuse-moi, tu ne vas pas au cœur des choses. Regarde : tes études, ton travail… sont des moyens. Bien sûr, il faut que tu gagnes ta vie, il faut que tu réussisses tes études. Mais pour en faire quoi ? Quel est le véritable but ? Veux-tu amasser de l’argent ? Passer devant les autres pour exercer sur eux un pouvoir ?

Dans tout cela, c’est toi-même que tu cherches. Je sais bien qu’il faut exercer un métier, que des responsables sont nécessaires et même que l’argent est indispensable. Soyons sérieux : ce sont là des évidences qui ne vont pas bien loin. On en reste encore au niveau des moyens. Dans l’exercice des responsabilités, il est très facile de se servir en servant les autres. Terrible ambiguïté de toutes ces raisons, qui sont les raisons de tout le monde, donc les raisons anonymes de personne. Veux-tu glisser ta vie dans une société anonyme à responsabilité limitée ? Je te répète ma question : quel est le cœur de tout cela ? le véritable essentiel ?

Un temps, j’ai été amené à m’occuper de testaments. J’ai été stupéfait de découvrir les sommes d’argent que laissaient à leur mort des gens ordinaires. Ils n’avaient même pas profité de leur petit trésor. Pourquoi cet argent ? Pourquoi le garder ? Par peur de manquer. Et tant d’autres qui exercent sur leur entourage une pression, un pouvoir arbitraire. Qu’est-ce qui les anime ? Quelle force les pousse à se comporter en tyrans domestiques, en despotes de salles d’étude ou de travail ? La volonté de s’affirmer par peur de ne pas exister assez.

Ces vies sont conduites par la peur : peur de manquer, peur de la précarité. Alors, elles gardent et se protègent, amassent et retiennent. Ces existences s’enferment dans des citadelles, comme à Babel. Contre quel ennemi ? Contre la mort. C’est finalement la mort qui mène le jeu et tout est fait pour se protéger de la mort. Jeu terrifiant qui emprisonne tant d’hommes.

Si tu consens à ce que ta vie reste marquée par ce désastre, alors tu n’as pas besoin de Jésus Christ. Si tu laisses ta liberté s’agiter en surface, même pour des causes religieuses, tu gardes au cœur un vide absurde. Tu restes centré sur toi.

Mais si tu veux que ta vie devienne source de vie, alors laisse le Christ entrer au cœur de ta vie. Si tu cherches un souffle brûlant de générosité, ouvre ta porte au Christ. Laisse-le prendre ta vie. Il la ressuscitera. Alors, la mort ne mènera plus le bal. La vie coulera de toi. Tu seras un Christ aujourd’hui. Telle est l’espérance qu’il te propose.

" Qui garde sa vie la perd, qui perd sa vie la gagne " (Mt 10, 39).
" Ce n’est plus moi qui vis, c’est le Christ qui vit en moi " (Ga 2, 20).

On dit que le monde paraît ne plus avoir besoin du Christ. Ce n’est pas surprenant. Quels sont les besoins qui s’affichent dans ce monde ? Que cherchent les hommes ? Tant que les riches veulent devenir plus riches, laissant les pauvres s’appauvrir, ils n’ont pas besoin du Christ. Tant que les entreprises se lancent dans une concurrence mortelle pour conquérir, si c’est possible, tout un marché et rêvent d’être seules, comme Adam avant la naissance d’Eve, elles n’ont pas besoin du Christ. Tant que l’amour consiste à profiter de l’autre, il n’a pas besoin du Christ. Ou plutôt, le Christ est là, crucifié. Silencieux et exposé, il montre au monde ce que des hommes sont capables de faire au Fils de l’homme.

Vivre, ce n’est quand même pas cela ! Les hommes sont prisonniers des lois économiques qu’ils ont inventées. Après, ils s’étonnent des conséquences, ils s’activent pour en compenser les erreurs. Et, muet, sur la croix, le Christ prend le visage des enfants mal nourris, des hommes écrasés. Il est la figure de tous ceux qui ne parlent pas. Notre terre gémit sous le poids mortel d’un système fait pour les choses, les objets, et qui ne met pas l’homme en premier.

Et tu voudrais, en plus, que le Christ vienne signer une telle situation ? Qu’il approuve tant d’inhumanité ?

Le jeune homme riche : il étouffait d’avoir tout fait (cf. Lc 18,18-23). Il avait de la morale et même de la vertu. Tout cela ne lui garantissait pas d’obtenir la vraie vie.
Le Christ lui répond : " Tu veux vivre ? Donne ". Car une vie ne se mesure pas à ce qu’elle tient (et à ce qui la retient), mais à ce qu’elle donne. Si tu veux vivre, sois généreux. Tu seras "fils de la résurrection" (Lc 20, 36). Vois-tu, pour se décentrer de soi et vivre, le chemin du Christ est indispensable. Il est le Vivant. Il te propose de vivre.

Tu me dis que ce programme t’intéresse, mais que l’Église, n’est-ce pas, t’intéresse moins. Remarque que ta réflexion te donne encore une bonne position ! Car " s’interesser au Christ ", comme tu dis, peut devenir encore une façon égoïste mais religieuse de se placer en premier ! Bon, parlons de l’Église. Il est quand même étonnant de constater à quel point on parle plus des images de l’Église que de sa réalité. Les images ne sont pas toujours flatteuses. Elles donnent à voir, comme la peau, la surface. Alors, on a l’impression que l’Église est une association, une sorte de club, où chacun entre s’il veut et par la porte qui lui plaît. Autrement dit, chacun regarde l’Église à partir de son point de vue personnel. Comme le fiancé du conte, il répète : " C’est moi ! C’est moi ! "

L’Église est ce corps où le Christ nous donne les uns aux autres. Des gens qui ne se parlent pas entendent la même Parole. Des gens qui ne s’inviteraient pas à déjeuner reçoivent le même Pain. Ce n’est pas nous qui faisons l’Église, c’est le Christ qui la rassemble, la réunit. "Il la lave et la nourrit", dit saint Paul (Ép 5, 26-29). Le Christ nous prend avec lui et il fait de nous " les membres les uns des autres " (Ep. 4, 25). Nous sommes attachés les uns aux autres par le lien le plus intime qui soit : la foi et la confiance du Christ.

Quand tu vas à la messe, tu commences par dire : " Seigneur, prends pitié ". Nous savons bien que nous sommes, chacun pour sa part, des membres indignes de l’Eglise. Pierre lui-même a trahi, Judas a vendu son maître, les dix autres se sont enfuis. Voilà le point de départ, le voilà, avec cette humanité concrète, la tienne, la mienne. Ou plutôt, non ! le véritable point de départ, c’est le pardon du Christ : pardon donné à Pierre avec la charge des brebis, pardon accordé aux apôtres. Nous sommes l’Église du fils perdu et retrouvé. Sans cesse. Si Dieu attendait que nous soyons devenus parfaits pour travailler avec nous, il attendrait longtemps ! Mais ce qui est merveilleux, c’est qu’il accepte de travailler avec nous en nous appelant tels que nous sommes. C’est son appel qui nous attire et nous lance en avant. L’Église est appelée par cette voix qui fait confiance aux hommes : inlassable espérance de Dieu.

Ici, je pense tout à coup à tant de jeunes pour qui la vie n’a aucun sens. Dans un univers d’objets et d’affaires, ils ne se trouvent pas d’interlocuteurs. L’isolement leur pèse tant - je veux dire l’isolement pour les choses essentielles - que leur existence bascule dans le vide.

" Je n’ai pas le goût à vivre ", écrivait une jeune fille avant de disparaître. Je connais un peu le mystère qui habite la liberté de chacun. Mais justement à propos de " goût ", tu te rappelles que le mot " Évangile " signifie " Bonne Nouvelle " : question de goût. Alors, le Christ nous demande, à toi comme à moi, d’être le sel de la terre, d’y mettre du goût en nous enfouissant au plus près des autres.

L’Église est le lieu de l’espérance. Oui : notre pauvre et lourde humanité est saisie par l’Esprit du Christ. Il nous appelle à aimer. Il nous fait confiance. Il nous a remis une terre à humaniser, un Évangile à porter, une vie à faire fructifier. Ensemble, en frères, invités à s’accepter les uns les autres, convoqués à s’aimer les uns les autres. L’Église donne le signe de l’espérance de Dieu sur le monde. Voilà ce qu’elle est, en son cœur. " L’Espérance ne déçoit pas, car l’amour de Dieu a été répandu dans nos cœurs par l’Esprit Saint, qui nous a été donné " (Rm. 5, 5).

Un mot me vient à l’esprit : " mansuétude ". Il est peu utilisé, et c’est dommage. Il désigne cette attitude de confiance qui pardonne, de largeur de vue qui espère et de douceur généreuse qui accompagne. Pour moi, il définit l’Église, celle que nous donne le Christ et celle que nous avons à servir chacun pour sa part, là où nous sommes. Au fond, tout ce que je t’écris peut se résumer en un retournement, une " conversion ". Pardonne-moi, dans cette lettre, d’introduire une différence un peu technique, mais je ne vois pas comment faire autrement. Le Nouveau Testament distingue deux conversions. La première forme consiste à tourner le dos à un objectif, à revenir sur ses pas, parce qu’on s’est trompé de route. " Brûle ce que tu as adoré, adore ce que tu as brûlé ", dit saint Rémi, évêque de Reims, en baptisant le roi Clovis.

On voit bien ce que veut dire cette forme de conversion : se détourner du mal pour aller vers le bien. C’est beaucoup, mais insuffisant. Je connais des gens qui ont gardé leur notion de bien. Ils sont revenus sur leurs pas, mais conservent leur boussole. En général, leur univers personnel change peu. Cela les rend parfois très intransigeants.

L’autre forme de la conversion est si profonde que c’est la mentalité qui change, la construction mentale qui évolue. On prend une autre boussole, Orientée autrement. En ce cas, c’est le Christ qui devient l’axe de notre marche. L’Esprit se fait la lumière de nos pensées et le Père se révèle comme le but de notre vie. C’est un autre monde, la vraie vie. On vit comme hors de soi, dans le Christ ressuscité. Alors, nous sommes vraiment "une création nouvelle : l’être ancien a disparu, un être nouveau est là" (2Co 5,17).

Ce n’est plus moi qui suis en premier, mais " Toi ", le Christ. Ce n’est plus la mort et ses ambiguïtés qui mènent ma vie, mais la résurrection par le partage. Dans mon corps, mon esprit et mon cœur, un être nouveau est en train de naître. Pour qu’advienne cet homme nouveau, j’ai été créé et mis au monde libre, car Dieu veut que je participe à ce surgissement. Je découvre alors que l’histoire du monde n’est pas un grand vide absurde traversé de misères, d’injustices, de fureurs et de cris, mais qu’elle possède un sens. Le Christ élevé de terre attire à lui tous les hommes. Justement, il les attire, il ne les télécommande pas. Telle est l’immense espérance que Dieu place en nous : participer à son œuvre pour que la création renaisse dans le Christ.

D’accord, nous sommes pauvres et petits, mais Dieu est plus grand que notre cœur. Son espérance nous porte. Car elle nous fait entrer dans la logique même de Dieu, celle d’une générosité sans horizon. Je voulais te dire tout cela, car ta vie est appelée à cette beauté. Telle est ta vocation. Lancer ta vie sur ce projet te donne une paix et une joie que rien, comme dit Jésus, " ne pourra arracher " (Jn 16, 22). C’est la vie que je te souhaite très fraternellement.