Le champ à ensemencer


Favoriser la réponse des jeunes aux appels de Dieu suppose le respect de nombreuses conditions qualifiées ici de "climatologiques". Cette deuxième intervention du cardinal Danneels a été donnée le jeudi 24 octobre 1996 dans la matinée.

Cardinal Danneels

Deuxième conférence

Chers amis, je vous invite à entrer dans le recueillement, la prière et la réflexion et à vous mettre sous le regard du Seigneur. Je vous invite à entrer dans votre cœur, cet organe que le Seigneur nous a donné par le baptême et à y trouver le regard de la foi.

Hier soir, nous avons dit qu’il y a d’un côté le champ à ensemencer et, de l’autre côté, la puissance et la force du grain évangélique. D’un côté, il y a les problèmes, les obstacles, les résistances, mais aussi l’accueil de la terre, du champ, et de l’autre côté la grâce et la tendresse de Dieu qui veut se communiquer. Entre les deux se situe le mystère de la liberté humaine.

Ce matin, je voudrais réfléchir et prier un peu avec vous à propos du champ à ensemencer. Mais il y a deux aspects à considérer. Il y a d’abord ce qu’on pourrait appeler les conditions climatologiques, car le champ se trouve quelque part sur la planète. Or les conditions climatologiques peuvent être bonnes ou mauvaises. Dans quelles conditions climatologiques vivons-nous, et que nous révèle le regard de foi sur le climat spirituel et culturel de notre époque ?

Cet après-midi nous considérerons plutôt le lopin de terre de chaque individu appelable : les obstacles qui sont, non pas dans l’air du temps, mais dans le cœur de chacun et les ouvertures qui s’y trouvent.

Nos conditions climatologiques
et leurs remèdes thérapeutiques

Dans le climat culturel et moral de notre époque, ici, en Occident, en Europe du Nord en particulier, il y a ce mythe du non-être : "Il n’y a plus de vocations...". C’est une évidence. Les médias nous le répètent tous les jours, nos chrétiens nous le répètent : nos "affaires" ne marchent pas bien. C’est devenu un véritable mythe, et même un certain tabou. Je crois qu’il faut commencer par mettre son imperméable pour ne pas se laisser mouiller par cette pluie. Car ce n’est pas vrai qu’il y a non-être et vide. Or c’est un mythe persistant qui agit presque comme une machine d’anti-propagande. Nous vivons dans ce climat et, comme le disait le cardinal Suenens, "On ne peut pas changer le vent mais on peut tout de même ajuster ses voiles" . Alors, ajustons un peu nos voiles.

Notre époque est caractérisée par beaucoup de facteurs qui sont, à première vue, plutôt peu favorables aux vocations sacerdotales et religieuses, mais je ne crois pas qu’il y ait lieu de faire un réquisitoire. Il s’agit d’une maladie. On ne fait pas de réquisitoires contre des malades, on les guérit.

Si j’énumère maintenant quelques pathologies de notre époque, ce n’est pas pour élever des plaintes, entamer des jérémiades interminables, envoyer des messages de reproches. Dieu a tellement aimé ce monde qu’il a envoyé même son Fils pour le guérir. Et si Dieu a aimé ce monde, avec tout son héritage de tares, nous devrions l’aimer aussi.

Une première pathologie dans notre climat culturel et humain : nous avons tous une tache aveugle sur la rétine. Nous avons d’énormes difficultés à percevoir l’invisible, surtout dans le domaine religieux chrétien. Nous avons été tellement habitués au succès de la technologie, de la technique et des sciences positives, que nous avons pratiquement perdu le sens de l’au-delà de notre horizon. Nous restons confinés dans l’avant-plan, tout se joue sur l’avant-scène. Derrière, il y a les coulisses dont on ne sait rien, qui donc, probablement, n’existent pas. Ce point aveugle sur l’invisible est une véritable pathologie à guérir.

De plus, le jour où l’invisible chrétien, le monde de Dieu, du Christ, de l’Eglise- mystère, des anges et des esprits, a disparu, l’homme moderne a inventé un autre monde invisible, celui de l’ésotérique, de l’occulte, des nouvelles religiosités sauvages et du new-age. Car l’homme est incapable de vivre sans invisible. S’il perd l’un, il s’en fabrique un autre, car il est difficile d’être complètement athée ou complètement, uniquement, homme de l’avant-scène. Les coulisses intriguent toujours ; elles changent de nom : Dieu est remplacé par l’Homme avec un grand H, le salut par la thérapie et la guérison, le monde révélé par l’occulte ou l’ésotérique. Nous ne sommes jamais entièrement aveugles quant à la perception de l’invisible.

Pour guérir la tache aveugle, il faut saisir toutes les occasions possibles et imaginables qui permettent de faire découvrir aux jeunes, et aux moins jeunes, l’existence d’un monde non palpable. Les expériences artistiques, poétiques, amoureuses, les expériences de solidarité humaine, tout ce qui dépasse les sens - au sens premier du terme -doit être favorisé. Nous devons dire simplement ce qu’Horacio, dans la pièce de théâtre de Shakespeare, disait à Hamlet : "O mon cher Hamlet, il y a beaucoup plus de choses dans l’univers que celles qui peuvent entrer dans ta pauvre petite tête". C’est là, je crois, une des thérapies : se saisir de tout comme planche de salut pour faire redécouvrir l’invisible.

Ainsi par exemple, l’accès à la culture et à l’art dans les musées, théâtres, cinémas, n’est pas à négliger. Nous y reviendrons dans quelques instants : le beau est aussi un attribut de Dieu ; pas uniquement le vrai et le bon. Il y a un chemin vers Dieu qui passe par le beau parce que le beau nous fait découvrir l’invisible.

Une seconde condition climatologique est celle que je pourrais appeler la fringale de la vérification. Comme s’il n’y avait de réalité et de réel que là où on peut vraiment palper l’efficacité. Or, pour celui ou celle qui veut se consacrer au Royaume de Dieu, il est impossible de vérifier, impossible de faire la balance en fin d’année, entre pertes et profits. Impossible aussi de tabler sur les résultats. Ce désir irrésistible de vérifier à tout moment est une loi en économie ; elle n’est pas du tout loi dans le Royaume de Dieu. Il faut donc essayer par tous les moyens de nous libérer de ce désir irrésistible de vérification et d’efficacité.

Méthode thérapeutique : apprendre aux jeunes et aux moins jeunes à faire quelque chose gratuitement, sans récompense, sans salaire. D’où l’indispensable nécessité du bénévolat, et pas uniquement à l’intérieur de l’Eglise. La seule thérapie contre la fringale de l’efficacité, c’est le bénévolat. Ce serait un désastre si les cadres de l’Eglise étaient tous, jusqu’au dernier, entièrement payés et salariés ; on tuerait simplement toute vocation. D’ailleurs, c’est ce que les jeunes, eux-mêmes, ressentent. Il y a une joie, une satisfaction morale et spirituelle, incroyablement profonde, un immense bonheur lorsqu’on a pu faire quelque chose pour rien : se dévouer aux enfants, aux handicapés, aux autres. Faire des choses pour rien donne de la joie. Et la joie est quelque chose de beaucoup plus important et plus profond - encore que d’un autre genre - que de recevoir son salaire.

Je ne dis pas que personne ne peut être payé - je le suis aussi - mais ne transformons pas tout dans l’Eglise en question de salaire, car la climatologie de notre époque n’attribue déjà que trop de valeur à ce qui est payé.

Troisième élément : nous sommes pris, à notre époque, dans une sorte de révolution copernicienne. Jusqu’à la Renaissance, le point de gravité de l’humanité était en dehors de l’homme, en Dieu. Tout dépendait de Lui. Les gens disaient à tout moment : "S’il plaît à Dieu", "Si Dieu me prête vie" . On a renversé le sablier et le sable tombe maintenant dans l’autre sens. Le point de gravité c’est moi, c’est l’homme ; c’est l’anthropocentrisme. Et le corollaire de l’anthropocentrisme s’appelle subjectivisme. Chacun compose son menu en morale, convictions, doctrines. Chacun devient un îlot où il est seul maître à bord, mais aussi tout seul comme Robinson Crusoé, sans aucune aide. Le moi est tellement au centre, en nous tous, qu’il reste peu de place pour Dieu et pour l’autre. Cet anthropocentrisme a un corollaire spécial pour les chrétiens, car nous aussi nous vivons dans ce climat. C’est ce que j’appellerais le filtrage de l’Evangile. Chacun laisse passer à travers le filtre les textes de l’Evangile qui peuvent figurer dans sa conception de la foi chrétienne, et laisse de côté les choses de l’Evangile qui ne lui conviennent pas. Les jeunes sont très doués pour filtrer l’Evangile. Un évêque reçoit pas mal de correspondance et, tous les jours, des lettres pleines de citations de l’Ecriture. Mais ces citations vont dans le sens de ce que l’auteur de la lettre veut y trouver. En l’espace de cinq minutes de distance, vous pouvez trouver dans votre correspondance deux thèses contradictoires, appuyées sur les mêmes textes, de sorte que l’Ecriture a une sorte de "nez de cire" qu’on peut plier dans tous les sens. Ce filtrage de l’Ecriture est la conséquence toute simple du fait qu’on compose soi-même son menu. Et cela survient même lorsqu’on lit l’Evangile.

Quelle thérapie appliquer ? C’est tout simple, c’est de s’exposer à l’Evangile intégral. Mais comment faire ? Le lire du début jusqu’à la fin ou de la Genèse à l’Apocalypse ? Oui peut-être, si nous avons le temps. Mais il y a une autre méthode, beaucoup plus efficace et plus simple, c’est de s’exposer aux textes que l’Eglise nous présente dans la liturgie, textes que nous n’avons pas choisis. De suivre, en d’autres termes, l’Evangile du jour . Même si j’ai à parler de beaucoup de choses qui n’ont pas directement trait à cet Evangile-là, je m’expose à ce que l’Eglise dans le monde entier lit aujourd’hui - et malheur à moi si l’Evangile du jour est "Rendez à Dieu ce qui est à Dieu et à César ce qui est à César" le jour des missions ! Les fidèles comprennent que le concerto imposé n’est pas facile à interpréter ; et il faut un peu de technique en la matière. S’exposer à l’Evangile intégral proposé par dans la liturgie du jour, est aussi un principe valable avec les jeunes. C’est pourquoi je suis contre trop de messes à thème. Il peut y en avoir. Mais pour une messe à thème, on choisit soi-même une sorte d’unité de tout le formulaire de la messe. Cela a des avantages, mais c’est extrêmement fatiguant après quelque temps, parce que monotone.

D’ailleurs, on choisit régulièrement les disciples d’Emmaüs, dont les sandales doivent être entièrement usées à force de les avoir fait marcher ! Je crois qu’il est préférable de ne les faire marcher qu’une fois par an, le soir du dimanche de Pâques, le jour où ils ont vraiment marché. Il faut économiser un peu leurs semelles jusqu’à la Parousie ! Ou bien on choisit toujours le même Psaume : "Le Seigneur est mon berger". Mais Il doit être fatigué d’être berger tout le temps ! S’exposer à l’Evangile intégral est la seule thérapie, je crois, contre cette révolution copernicienne où l’anthropocentrisme est devenu courant.

Autre condition climatologique : la difficulté d’apprivoiser le temps.On n’ose plus s’engager à vie et ceci ne vaut pas seulement pour les vocations. Il n’y a plus que le court terme humain. C’est la crise de l’espérance et de la confiance. C’est l’expression très claire et très nette de la solitude de l’homme et de son angoisse. Celui qui se sent seul et angoissé ne prend pas d’engagement, car il est tout seul à le respecter. Ne pas s’engager dans le mariage ou dans la vocation, c’est une sorte d’impuissance. C’est une maladie qui est directement due à la solitude de l’homme. Si Dieu disparaît du ciel et que le ciel est vide, je suis alors entièrement responsable de l’univers, et ça me dépasse : je n’ose plus, je suis beaucoup trop petit pour prendre des engagements. Ou bien alors je gonfle ma volonté dans un volontarisme exacerbé : "Je vais le faire, car je suis fort". Ce volontarisme engendre la mort ; il ne résiste pas, car l’espérance est la seule chose qui peut garantir la durée d’un engagement.

Sans la confiance en quelqu’un qui me dépasse, Dieu, il n’y a pas d’engagement possible à vie. Or la vocation religieuse est toujours à vie. Pourquoi ? Parce que conclure une alliance avec Dieu, ce n’est pas comme la collaboration temporaire entre telle firme et telle firme pour construire ou reconstruire un pont. Il n’y a pas de collaboration temporaire avec Dieu sauf à transformer l’alliance en un contrat, ce qui est tout à fait différent. Un contrat fait appel à une partie de moi-même, une alliance fait appel à tout mon être. Et donc, pour guérir de cette difficulté de s’engager à vie, approfondissons le sens de Dieu et de sa Providence.

Autre condition climatologique de notre civilisation. Le célibat est devenu synonyme de dépression, de solitude, de manque, de vide. Il y a plus de célibataires maintenant qu’il y a cinquante ans. Il suffit d’entrer dans les grandes surfaces : les rayons d’alimentation ont beaucoup de produits "mono". Le célibat est en pleine expansion. En Belgique, un Belge sur trois vit seul. Cette solitude se porte mal, et le célibat est souvent le signe d’un échec. Sociologiquement, le célibat apparaît aux yeux de beaucoup comme la face visible de la solitude, du manque, de la blessure, du vide existentiel. Cela rend difficile l’idée du célibat par grâce de Dieu et par amour. Qu’il puisse y avoir dans le célibat un amour surabondant, n’est presque pas perçu. Il est perçu comme un amour déçu. A quoi tient cette incompréhension du célibat ?

On avance beaucoup de raisons et de causes. Je crois qu’il y en a une qu’on ne nomme presque jamais et qui, selon moi, est la plus fondamentale. Pour comprendre le célibat, il faut pouvoir s’être confronté déjà avec la mort. Je m’explique.

Lorsque St Augustin définit la virginité, il ne souffle mot de "sexe" ou de "sexualité". Il dit : "La virginité, c’est la méditation ininterrompue et continuelle de la résurrection alors que je suis encore dans une chair mortelle". C’est réfléchir, penser et garder continuellement devant les yeux que je suis destiné à une incorruptibilité pendant que je suis encore dans une chair mortelle, corruptible. Sans la foi dans l’au-delà et dans la résurrection, le célibat n’a pas de sens. Si nous vivons en célibataire uniquement pour cette vie d’ici-bas, nous sommes les plus malheureux des hommes, comme le dit St Paul. Et de fait, si nous vivons une vie mortelle et que nous disparaissons entièrement au moment de la mort, il est inhumain de ne pas s’assurer une sorte de survie dans des enfants ou dans autre chose. Mais accepter que tout soit fini à la mort et que plus rien ne subsiste de moi, est inhumain. C’est parce que la foi en la vie dans l’au-delà est tellement affaiblie de nos jours, que le célibat n’est plus compris.

Dans l’Ancien Testament où existait à peine une foi dans l’au-delà, le célibat était un malheur. Pensez à Jefté qui, à la suite d’un vœu, doit sacrifier sa fille et celle-ci va d’abord pleurer sa virginité dans la montagne (Juges 11, 37). Là où il n’y a pas espérance de vie dans l’au-delà, on est les plus malheureux des hommes et le célibat est inacceptable. De temps en temps, des gens nous disent : Vous avez tout de même, vous, les prêtres, des œuvres qui restent, par exemple vos écrits. C’est tout de même une sorte de vie au-delà de la mort". Je leur réponds toujours : "Allez voir mes œuvres dans une bibliothèque et mesurez combien de millimètres de poussière il y a déjà dessus ! Surprenante vie éternelle, tout de même !".

Je crois que la crise de la perception de la valeur du célibat est liée au fait que la foi dans la vie au-delà de la mort s’obscurcit. Ce climat de non perception de la valeur du célibat est très répandu, et je crois que la thérapie ne peut en être que dans l’approfondissement de la foi en la vie éternelle.

Il y a une autre raison à cette non-perception, c’est l’identification entre amour et amour génital. L’amour qui n’est pas sexualité génitale n’est pas véritable amour. L’amour n’est plus déployé dans toutes ses dimensions, il est réduit au génital. Or l’amour a des significations multiples : il peut être spirituel, affectif, psychologique, sexuel, génital, érotique. Mais le terme est devenu univoque : c’est le sexe et le génital. Cette identification et ce rétrécissement de l’amour sont évidemment à la base de notre pathologie. Il est important de retrouver le véritable sens de l’amour. Quand on posait la question à Confucius, à la fin de sa vie : "Mais à quoi passeriez-vous votre vie si elle était à refaire ?", il disait simplement ceci : "Si elle était à refaire, je passerais ma vie à réinventer la signification originelle des mots". Aucun mot n’est autant galvaudé que le mot amour. Il est important de travailler à lui rendre tout son sens. L’Evangile est-il autre chose qu’un élargissement inouï de la réalité de l’amour ? Jésus dit : "Qui a le plus grand amour ? Celui qui donne sa vie pour un autre ".

Une autre condition climatologique c’est l’éclatement du consensus doctrinal.Puisque nous vivons sur un îlot, et que nous en sommes les empereurs ou impératrices, nous construisons et nous fabriquons nous-mêmes notre code doctrinal. En d’autres termes, nous faisons comme dans les grandes surfaces, nous nous servons au rayon qui nous plaît. L’individualisme et le subjectivisme favorisent une foi "en kit". On en choisit les pièces au rayon self-service. Si nous ne retenons dans l’Evangile et dans la Révélation que les choses qui nous intéressent pour composer notre menu à la carte, toute la signification de l’histoire de Dieu avec son peuple (la création, Israël, le désert, la Mer Rouge, Canaan, l’Exil) n’a plus guère de sens. Et toute la Bible, le livre-miroir dans lequel nous pouvons nous voir nous-mêmes en Dieu, s’estompe : en quoi cela m’intéresse-t-il de savoir ce que Dieu a fait pour les autres, alors que je ne m’intéresse qu’à moi ?

Vu sous un certain angle, cet éclatement du consensus doctrinal est la conséquence de quelque chose de noble : l’homme lui-même va librement décider de son acte de foi. De fait, l’acte de foi est libre. Dieu peut être aimé librement et non pas par obligation. Durant les semaines que nous venons de vivre en Belgique avec toutes leurs horreurs, beaucoup de gens disaient : "Pourquoi Dieu a-t-il créé l’homme de cette façon ? Pourquoi ne l’a-t-il pas empêché de commettre ce mal innommable ? Pourquoi est-ce qu’il laisse faire l’homme ? Ah ! s’il avait prévu quelque part une clé afin que nous ne puissions pas entrer dans un tel chaos d’horreur et de perversion, le monde aurait été bien plus beau et plus heureux. Qui est donc que ce Dieu qui prend le risque de produire des monstres pareils ?". La réponse est simple : "Si Dieu nous empêche de le haïr librement, il nous empêche du même coup de l’aimer librement. C’est parce qu’il veut être aimé librement par nous qu’il doit permettre le mal".

La liberté est donc une chose bonne ; l’homme décide lui-même s’il croit ou ne croit pas. Mais si la liberté devient uniquement liberté vis-à-vis de toute contrainte personnelle, sociale, nationale ou internationale, militaire, politique ou économique, si elle n’est que "liberté de...", l’homme se trouve tout à fait démuni, car il est libre pour quelque chose. Dans nos pays, pratiquement nous sommes entièrement "libres de", mais beaucoup d’entre nous se trouvent totalement déboussolés, se demandant : " libres pour quoi faire ?". On peut mourir d’une "liberté de" si elle n’est pas complétée d’une "liberté pour". Juvénal, l’écrivain romain du début de notre ère, disait déjà - c’était en pleine période de décadence - : "Les Romains vivent d’une façon tellement frénétique et fiévreuse qu’ils en perdent même le sens du pourquoi ils vivent"... vivre avec tant de frénésie qu’on en arrive à oublier pourquoi on vit .

L’éclatement du consensus doctrinal et moral est finalement le signe d’une extrême solitude de l’homme. Il est donc important d’apprendre aux hommes que nous sommes trop petits pour inventer nous-mêmes, tout seuls, notre vérité. En d’autres termes, il importe de s’exercer à une attitude d’écoute. "Tu peux me dire quelque chose, toi, mon prochain, toi, mon père, ma mère, toi, l’Eglise, toi, Seigneur Dieu. De grâce, Seigneur, dis-moi une parole. Parle Seigneur, ton serviteur écoute". Apprendre cette attitude d’écoute, c’est avoir un cœur marial : écouter et obéir, car obéir veut dire "ob-ouïr", écouter avec intensité. Il est bon de pouvoir compter sur ce que les autres savent, sur ce que l’histoire nous a apporté, sur ce que l’Eglise porte en elle comme une mère, sur ce que Dieu nous dit. C’est tellement reposant. Ne pensons pas trop que ça va nous endormir, nous mettre dans un sommeil léthargique et faire de nous des êtres infantiles. En écoutant Dieu, en écoutant l’Eglise, en écoutant la Bible, en écoutant l’histoire des hommes et de l’humanité, nous entendrons tellement de choses qui nous empêcheront de dormir. Dieu, avec son message, loin d’être un somnifère, est plutôt un anabolisant, pas un tranquillisant.

Autre condition climatologique, la faiblesse de l’homme moderne à percevoir l’efficacité de gestes, en particulier des gestes sacramentels.Nous sommes une civilisation de l’écoute, de la parole, du verbe, du dit. "C’est la parole qui me dit quelque chose. Le reste, comme les sacrements, les gestes, les rites, le rituel, c’est de l’amusement." Pensez simplement à la messe du dimanche, à la place qu’occupe la liturgie de la Parole et particulièrement l’homélie.

Je ne dis pas que l’homélie est sans importance mais qu’elle est devenue beaucoup trop importante. Qu’est-ce que l’homélie ? Elle consiste simplement à approfondir quelque peu le texte de l’Ecriture ou de l’Evangile, pour amener les gens à y adhérer. Elle est tout à fait accessoire par rapport à l’Evangile lui-même. Quand des gens me disent : "Monseigneur, c’était une belle messe", ils pensent généralement à la messe jusqu’à l’offertoire parce qu’ensuite, à leurs yeux, c’est ennuyeux, monotone, toujours la même chose, donc peu important.

D’ailleurs, nous contribuons grandement à la chose en faisant de la messe dominicale des services de la parole de quarante minutes et en réduisant la suite à dix petites minutes. Or c’est l’inverse qu’il faudrait. La Prière eucharistique et la communion sont beaucoup plus importantes que le service de la parole, qui en est l’introduction. Nous avons perdu le sens de ces gestes très miniaturisés que sont les gestes sacramentels et qui n’ont aucun effet physique. Lorsqu’un bébé est baptisé, il n’est généralement pas plus propre qu’avant, et ça s’appelle un bain ! Il y a peu de gens qui, après la communion, ont moins faim qu’avant, et ça s’appelle un repas !

Cela veut dire que la perception de l’efficacité du geste sacramentel n’est pas physique. Le baptême ne lave pas, l’Eucharistie ne nourrit pas. Le geste n’est pas psychologique non plus. Il y a des gestes sacramentels où on ressent peu de choses. Il y en a même où on ne ressent rien du tout, par exemple le baptême des petits enfants. Il n’y a pas d’efficacité physique, il n’y a pas d’efficacité psychologique, il y a un peu d’efficacité sociale. Si on le pratique en général en communauté, l’efficacité est d’un autre ordre, de l’ordre sacramentel et spirituel, un ordre difficile à percevoir. Or, le geste sacramentel qui est profondément thérapeutique et qui guérit, est difficile à comprendre. Nous insistons trop peu sur la beauté et la force des gestes sacramentels.

Assez communément, les gens pensent que la période du ritualisme est entièrement dépassé, qu’il appartient au siècle dernier ou au Moyen Age et que l’homme moderne s’est élevé au-dessus de tous ces gestes symboliques et rituels. Or je constate autour de moi que plus l’Eglise et sa liturgie réduisent le côté rituel, plus les gens vont s’inventer ailleurs d’autres rituels, bien plus ésotériques. Comme si l’homme ne pouvait pas se passer de gestes sacramentels et rituels. Il suffit d’aller dans les lieux de pèlerinage pour s’en rendre compte, et il ne s’agit pas là de superstition. On pourra prêcher encore pendant vingt siècles sur la spiritualisation de la religion, les gens iront encore dans vingt ou dans trente siècles essayer de toucher une statue. Ce n’est pas nécessairement du paganisme, car le Christ aussi s’est laissé toucher. Si Dieu avait été adversaire du toucher, il serait resté dans son ciel. Lorsqu’il prend figure d’homme et chair humaine, il rend possible ce que St Jean dit dans sa première lettre : qu’on le voie, qu’on l’entende, qu’on le touche de ses mains. La thérapie est donc de rééquilibrer, dans l’Eglise et dans ce que nous faisons, les quantités de paroles et de gestes. Les gestes sont d’ailleurs dans l’Eglise des paroles fortes. Le geste sacramentel est une parole performante et efficace.

Autre condition climatologique, l’impossibilité de nos contemporains de comprendre la valeur possible de la souffrance. La souffrance est à combattre, d’accord. Jésus est le premier à venir le faire par ses guérisons. Dieu combat avec nous la souffrance et la maladie. Mais de là à nier tout sens rédempteur de la souffrance, il y a un pas qu’on ne peut pas se permettre. Que la maladie doive être combattue ne veut pas dire que, portée par amour, elle ne peut puisse pas avoir de valeur rédemptrice. C’est là chose extrêmement difficile à comprendre, et le climat actuel n’y porte pas, au contraire. Or c’est le sens même de la vie de Jésus : lui qui a guéri tant de malades, ne s’est pas guéri lui-même. C’est d’ailleurs cela que, jusqu’à trois fois, et les scribes, et les pontifes, et les soldats sous la croix lui disent : "Pourquoi est-ce que tu ne te sauves pas toi-même ?" (Luc 23, 35). Toutes les classes de la société se moquent de lui parce qu’il ne guérit pas sa propre souffrance : les passants, les scribes et pharisiens, les pontifes, les grands prêtres, les soldats... et il ne se guérit pas lui-même. Parce qu’il sauve le monde par sa souffrance librement acceptée par amour.

Saint Paul a dû apprendre cela lui aussi, à considérer dans sa vie les souffrances apostoliques de toutes sortes. Il n’y a aucun curé ou vicaire qui a été jeté autant de fois hors de sa paroisse que Paul. Il changeait de nomination tous les trois mois ou à peu près, et il n’est de parti nulle part en paix, mais toujours rejeté. Au début de sa vie, Paul considère cela comme des incidents de parcours jusqu’au jour où, à Ephèse, il avait prêché contre le culte de Diane pour fonder la religion du Christ. Le syndicat des joailliers et des forgerons s’est alors mis à le persécuter parce que le commerce des petites statues de Diane risquait de ne plus être rentable. Ils ont appelé la moitié des habitants d’Ephèse dans l’arène, un après-midi, pour jeter Paul dehors. Il voulait y aller quand même, mais ses compagnons l’en ont empêché. Et pendant tout un après-midi, on a crié dans l’arène d’Ephèse : "Grande est la Diane d’Ephèse !" (Ac 19, 28 s.). Et ce n’est qu’avec beaucoup d’efforts que le secrétaire de la ville parvint à calmer la foule.

Paul reconnaît avoir appris quelque chose : c’est que la souffrance apostolique est constitutive de sa mission et qu’elle est rédemptrice (2 Co 9). Pourquoi ? S’il n’y avait pas cette souffrance, l’apôtre serait facilement orgueilleux et penserait simplement que c’est lui qui fait tout. Paul commence à comprendre que, dans sa faiblesse, réside la force d’un autre, la force de Dieu.

Est-ce que nous sommes convaincus de cela ? La souffrance dans le ministère du prêtre, la souffrance de tant de communautés religieuses, la souffrance de la persécution dans beaucoup de parties du monde, la souffrance du découragement dans la pastorale vocationnelle et d’autres pastorales, est-ce que nous les considérons comme des accidents de parcours à oublier le plus vite possible ou plutôt comme des chemins pour nous convaincre que nous sommes en exil, éprouvés pour que Dieu nous purifie et qu’il puisse nous convaincre que c’est lui qui dirige tout et que nous, nous, nous sommes ses instruments ? La valeur de la souffrance est extrêmement difficile à accepter pour nos contemporains. Nous avons d’ailleurs une frousse bleue de souffrir. Pourtant la souffrance, portée avec amour et par amour, nous a sauvés. Nous n’avons pas été sauvés d’abord par la parole de Jésus ni par ses guérisons, mais par sa croix et sa résurrection. Est-ce que nous savons donner une place quelque part à la souffrance ?

Très souvent, quand nous souffrons, quand nous avons des contre-temps, nous pensons que c’est de notre faute, parce que nous ne sommes pas suffisamment compétents, parce que nous nous y sommes mal pris, parce que nous n’avons pas suffisamment de talent, parce que ce n’est pas notre charisme. Et de temps en temps, c’est vrai. Mais, même si nous avions tous les talents, tous les charismes, même si nous ne commettions aucune faute technique, même si nous nous y prenions de façon tout à fait correcte et efficace, nous souffririons encore. Cela vaut aussi pour l’Eglise. Si le pape, les évêques, les prêtres et les religieuses étaient parfaits, et si nous tous nous étions parfaits, le monde entier se précipiterait-il pour entrer dans l’Eglise ? Pas du tout ! Le monde dirait : "Il y a un truc ! il doit y avoir un truc." Parce que celui qui avait tous les talents, qui n’avait aucun défaut, qui s’y prenait correctement, qui aimait tout le monde de tout son cœur, qui guérissait les malades, celui qui, comme dit l’Ecriture, "a tout bien fait", Jésus... a terminé sur la croix. La souffrance est constitutive du ministère apostolique et de la vie chrétienne.

Une dernière condition climatologique, peut-être la plus importante, c’est l’anesthésie presque totale du sens du péché, et donc la faiblesse morale. Ce n’est pas uniquement de la mauvaise volonté, c’est aussi une sorte d’impuissance. S’il n’y a pas de péché, s’il n’y a pas de faiblesse morale, tout ce qui, dans l’Ecriture, a trait au salut, à la rédemption, à la vie éternelle, n’a plus aucun sens. Coupez toutes les phrases de l’Ecriture qui parlent de rédemption et de salut, vous ne retiendrez seulement quelques fragments de pages. Il ne resterait de l’Ecriture qu’une sorte de livre sapientiel comme l’Ecclésiaste, auquel tout le monde peut souscrire, parce qu’il n’exprimer que le bon sens. Au lieu d’être un lieu de salut et de rédemption, l’Eglise devient une sorte d’UNICEF spirituel : un rassemblement des gens de bonne volonté, ce qui n’est pas mal. Nous venons d’une époque où le sens du péché était peut-être hypertrophié. Personnellement je n’en ai guère souffert, pas plus que beaucoup d’autres mais cela reste inscrit dans la mémoire collective comme un vestige archéologique. Des exagérations dans la conscience du péché il y en a effectivement eu, comme des gens qui pendant toute leur vie marchaient la tête courbée, n’osant jamais lever le visage. Toute bonne chose a ses pathologies. Toute bonne chose peut devenir malade, le sens du péché aussi.

Or ce peut être un sentiment paisible, serein et doux que de se sentir pauvre et petit, pécheur, mais accueilli auprès de son père, le sentiment de se sentir le fils prodigue qui peut revenir, qui reçoit à peine une pénitence, pour qui au contraire, on tuera le veau gras. Sans ce sentiment, nous ne pouvons pas vivre. Un être humain, même en dehors de la foi chrétienne, peut-il vivre s’il ne peut pas clarifier en soi le mystère de sa faiblesse ? Tout être humain, s’il ne croit pas, recherche normalement d’autres remèdes, d’autres possibilités d’en sortir, d’autres issues. Il sent très bien qu’il est faible et qu’il ne le voudrait pas. "Qui suis-je, dit St Paul, tout ce que je veux faire de bien, je ne le fais pas et ce que je ne veux pas faire, j’arrive tout de même à le faire" (cf. Rom. 7, 21). "Malheureux homme que je suis, qui me délivrera de ce corps de mort" (v. 24), de ce poids mort ? C’est notre lot à tous. Il faut donc chercher une issue. Et ceux qui n’ont pas la foi la cherchent cette issue, dans l’un ou l’autre anesthésie, travail, plaisir, alcool, drogues.... Ou encore, ce qui est beaucoup plus malin et plus gratifiant, pour ne pas devoir chercher à guérir le malade, on supprime la maladie dans le dictionnaire. Pour me guérir radicalement du péché, je peux supprimer la notion même de péché.

Demandons à Dieu pour nous-même
et pour les autres, le regard de la foi

Ainsi, il y a bien des choses à guérir à notre époque ; mais si le diagnostic peut sembler sévère, ce n’est pas un réquisitoire. Le réquisitoire, s’il y a, il faudrait d’abord l’établir contre nous-mêmes et je me demande combien d’entre nous ne se sont pas reconnus plus ou moins dans toutes ces considérations "climatologiques". En tout cas, moi, je m’y reconnais parfaitement. Et avec un immense besoin de guérison. Un des moyens à notre disposition, c’est d’intensifier en nous la foi, l’espérance et la charité. Demander à Dieu pour nous-même et pour les autres, le regard de la foi. "Seigneur je crois, mais augmente ma foi". Lui demander une espérance plus intense. Nous avons parlé longuement de l’audace de croire. Et de l’espérance que la souffrance et la mort ont un sens, qu’elles ne sont qu’un passage, que la mort n’est qu’un tunnel. "Oui, Monseigneur, mais il n’y a jamais personne qui est revenu pour le dire ! Et personne n’a jamais expliqué non plus pourquoi personne n’est jamais revenu - "Si, madame, il y a quelqu’un qui en est revenu, c’est le Christ." - "Oui, mais ça... Pourquoi nos défunts ne viennent-ils pas pour le dire ?" - "Parce qu’ils n’ont pas envie de revenir, madame."

Quand un enfant est dans le sein de sa mère, il s’y sent bien, il est au chaud, il n’a pas envie de sortir. Pour le faire sortir du sein maternel, il faut l’expulser et il n’aime pas ça du tout. Il pleure quand il sort. Mais dès qu’il est sorti et qu’il a vu le visage et le sourire de sa maman, les couleurs et les sons, aucun enfant n’a envie de retourner dans le sein de sa mère. De même, à la fin de notre vie, nous n’avons aucune envie de quitter le sein maternel qu’est devenu la terre pour nous . Nous nous y plaisons , nous y sommes au chaud. Il faut nous en expulser et c’est la mort : elle est dure et nous pleurons. Mais une fois sorti du sein maternel de la mère-terre, quand on est au ciel, qu’on voit Dieu, les saints et les êtres humains autour de soi, personne ne veut revenir. C’est la raison pour laquelle personne n’est revenu !

Demander enfin à Dieu une charité plus intense. La charité est autre chose et bien plus qu’un sens social de justice, d’égalité et de fraternité. Elle ne demande pas de récompense, elle se pratique parce qu’il est beau, de la pratiquer, bon et agréable pour les autres. La charité se pratique d’elle-même. La seule mesure de l’amour c’est qu’il est sans mesure. Pourquoi est-ce que j’aime ? parce que j’aime ! J’aime non pas parce que tu m’aimes, ça c’est de la philanthropie, j’aime parce que j’aime. -"Tu n’as donc pas de raison pour aimer ? - Non, aucune, sauf l’amour", un amour oblatif, le contraire de l’ amour possessif. Nous naissons tous les poings fermés et quand on demande à un petit enfant de donner la main, ce n’est pas la main qu’il donne, mais un poing, un poing qu’il faut ouvrir. C’est lentement que l’homme ouvre sa main et il est d’ailleurs le seul animal qui puisse le faire. Intérieurement aussi, il faut passer du possessif à l’oblatif. Bien des gens ferment les poings intérieurement jusqu’à leur cœur et même au-delà. Le passage à l’oblatif est difficile mais tellement important.

Sans l’amour de l’Eglise corps du Christ, nous ne pouvons rien faire.

Il nous faut donc essayer de trouver le véritable sens de l’amour, de la charité, de l’espérance et de la foi ; apprivoiser le temps et la fidélité ; savoir vivre dans la patience ; comprendre le célibat comme amour du Christ et le relier à l’espérance de la vie éternelle ; élargir le sens de l’amour au-delà de son sens génital, sexuel ou érotique ; apprécier la valeur des rites sacramentels qui n’ont pas d’efficacité psychologique à peine sociale et certainement pas physique. Et surtout avoir l’amour de l’Eglise. Il est impossible d’être appelé à une vie religieuse, sacerdotale ou consacrée, si on ne considère pas l’Eglise en ce qu’elle est vraiment, et non pas seulement comme une institution humaine nécessaire pour des raisons d’organisation, mais sans aucune profondeur de mystère. Sans amour de l’Eglise corps du Christ, nous ne pouvons rien faire. Là se situe la grande crise de notre époque avec le manque de foi dans la vie éternelle : le manque de foi dans la nature profonde de l’Eglise, épouse du Christ. Nous sommes fixés sur les conflits très médiatisés dans l’Eglise, les tensions entre théologiens, certaines nominations d’évêques, l’obligation du célibat, la place de la femme...

Quand je suis appelé à prendre la parole dans mon diocèse, il me faut, pendant trois-quarts d’heure, déblayer des ruines, des pans de murs écroulés, et il ne me reste que cinq à dix minutes pour dire l’essentiel. C’est une souffrance apostolique. C’est la souffrance des évêques et de tous ceux qui parlent actuellement. Il ne faut pas me plaindre. Si j’avais vécu à une autre époque, il y aurait eu une autre souffrance. On ne choisit pas sa souffrance, on l’accepte, mais c’est fatiguant. Je voudrais être de temps à autre davantage maçon et pas déblayeur de terrain. On s’occupe tellement de l’architecture externe de l’Eglise, si peu de son mystère et de tout ce que Lumen Gentium (la constitution de Vatican II sur l’Eglise), a trouvé de neuf dans les grandes images de l’Eglise : Vigne du Seigneur, Epouse du Christ, Jérusalem d’en haut, Peuple de Dieu.... Ces grandes images bibliques, remises en lumière par Vatican II, on les entend si peu évoquées. L’Eglise a ses défauts, bien sûr. A qui le dites-vous ? Ne suis-je pas plus que vous dans la cuisine pour voir comment se prépare la soupe ? Ce n’est pas à table au restaurant qu’on découvre les recettes, c’est à la cuisine. Oui, elle a ses défauts... mais est-il bien de ne pas aimer une handicapée ? C’est ce que je dis volontiers aux jeunes : "Vous répétez sans cesse qu’il faut s’occuper des handicapés, les aimer. Vous le faites et je vous y encourage de tout cœur. Il y a une seule handicapée que vous n’aimez pas, c’est la mienne : l’Eglise !"

Relisons un peu Ste Catherine de Sienne. Catherine de Sienne n’a jamais étudié et elle ne sait pas écrire. Tout ce qu’elle a dit, c’est son secrétaire, Raymond, qui l’a noté. Elle écrit des lettres au pape en Avignon et lui dit : "Votre place n’est pas là, elle est à Rome" - "Oui, répond le pape, mais vous ne savez pas ce que c’est que Rome, c’est une bourgade ! Il n’y a aucune protection du pape, on peut me tuer à tout moment, c’est plein de brigands. Et puis en France, en Avignon, il y a la Provence, il y a le soleil, il y a la protection du roi de France qui est beaucoup plus important que tous les petits rois et roitelets d’Italie et... il y a le vin !" Et Catherine répond : "Non votre place n’est pas là, et vous êtes un indigne vicaire du Christ". C’est une petite fille qui dit ça ! Or, après ses invectives contre le pape, elle termine toujours ses lettres - et il y en a beaucoup - en disant que le pape reste pour elle "il dolce Christo in terra" - " le doux Christ sur terre". Voilà ce qu’est le sens de l’Eglise. Elle est la seule à peu près à avoir trouvé, déjà au XIII° siècle, cette distinction : l’Eglise toujours à réformer et l’Eglise tout de même épouse aimée du Christ. Je voudrais bien, moi aussi, que quelqu’un m’écrive : "Vous faites ceci et cela de mal, mais vous restez tout de même le doux Christ, sur terre". C’est rare, mais les "Catherine" sont rares... Les hommes de cette trempe aussi d’ailleurs...

Pour que naissent des vocations dans le climat qui est nôtre, tout tient finalement à une attitude mariale de profonde humilité, de pauvreté des cœurs. Toutes les maladies de notre époque, les pathologies climatiques que je viens de décrire, peuvent être traitées à l’aide d’un médicament unique et universel : se perdre soi-même pour se donner à Dieu et aux autres. C’est le "oui" de Marie, " Qu’il me soit fait selon ta parole". De temps en temps je me dis : "Seigneur, il y a tant de choses que je voudrais te demander, mais je t’en demande qu’une : de me faire plus humble, plus pauvre de cœur. Et donne-moi, autour de moi, des humbles, des pauvres de cœur. Tout le reste, tu ne dois pas le donner parce que je sais bien que si j’ai ça, j’aurai tout". L’humilité fondamentale du "oui".

De là découle la conviction que la vérité je ne la fabrique pas moi-même, que la vérité me dépasse et que j’y entre comme dans un temple. Je ne l’ai pas inventé : elle est objective et non subjective, elle vient, ou survient. La vérité, ce n’est pas une petite maison en bois que je me construis comme un jouet de Noël ou de St Nicolas. La vérité, c’est un temple qui est déjà là, où je peux faire tant de découvertes. Elle était déjà là quand je suis né, et donc je l’admire. Dieu est tellement plus grand que moi. La vérité n’est pas la même chose que la sincérité. La sincérité est nécessaire aussi, car elle est que ce que je vois clairement, et que je mets en pratique. C’est excellent, pourvu que je voie juste. J’ai parfois mal vu. Certaines sincérités peuvent être morbides ou mortifères.

Prenons la vie par le côté du beau
Commençons par être nous-mêmes beaux
à regarder humainement et divinement.

Depuis des siècles nous disons aux gens et aux jeunes que l’Eglise détient la vérité. C’est juste, mais, surtout de nos jours, il ne faudrait pas le dire. Pourquoi ? Parce que, dès lors qu’on dit qu’on a la vérité, aux yeux de nos contemporains, on se met sans le vouloir dans une position de domination et d’arrogance. De la part du monde, c’est une question de mauvaise perception : il ne supporte pas cette prétention et nous dit : "La vérité, qui êtes-vous pour l’avoir ?". Les jeunes n’acceptent pas davantage "une Eglise qui détient la vérité". En parlant ainsi, vous n’arrivez même pas à déblayer le terrain. Ils se ferment comme des huîtres. Que faire ?

Celui qui assiège une ville, s’il voit que d’un côté de la ville les défenses sont trop fortes, essaie d’un autre côté. Si telle tour paraît trop bien gardée, il en essaie une autre. Par le biais de la vérité, on n’arrive à rien. Par celui du bien, ce n’est guère plus facile. Quand on parle de l’histoire de l’Eglise, du Père Damien, des grands saints, les jeunes rétorquent que c’est trop fort pour eux. Cette défense-là est imprenable également.

Alors, comment entrer actuellement dans la ville en état de siège ? Par le biais du beau. Parce qu’au beau, tous sont sensibles. St Thomas disait déjà, et avant lui Aristote, que la beauté c’est le halo autour du vrai : splendor veri, veritatis splendor. Le beau, c’est comme le cercle lumineux autour du soleil, là où il est le plus clair et le plus chaud, sa couronne. La vérité est attractive, attrayante, si on peut montrer que le Christ est beau, que l’Evangile est beau. Les jeunes sont très sensibles à cela. Si vraiment le jeune veut écouter un tout petit peu, il tombe sous le charme des passages franciscains dans l’Evangile : "Regardez les oiseaux dans le ciel et les lys dans les champs." (cf. Mat. 6, 28). Evidemment, il commence par penser que c’est de l’écologie avant la lettre. Et c’est un peu vrai, mais il y a beaucoup plus. L’écologiste dit : "Tu ne toucheras pas à mon arbre derrière chez moi parce que je veux que mes enfants puissent encore jouer à son ombre". Ça se défend. Le chrétien dit : "Tu ne toucheras pas à cet arbre (pas mon arbre) parce que Dieu me l’a donné et que j’en suis responsable devant lui". L’effet est le même : on ne touche pas à l’arbre, mais la motivation est tout à fait différente. Peu de jeunes sont insensibles à cela. Voyez d’ailleurs le nombre de jeunes qui sont vraiment subjugués par la musique religieuse. J’ai vu des jeunes, des tous jeunes de 13-14 ans, lors d’une exécution de la Passion selon St Matthieu ; ils avaient les larmes aux yeux parce que c’est beau.

Prenons la vie, si vous me permettez cette expression, par le côté du beau et donc par l’éducation culturelle. Je ne pense pas à la beauté artistique mais à la beauté humaine. Tout ce qui est beau dans l’Eglise doit être mis en avant, car la beauté c’est la vérité et la bonté, ces notions sont interchangeables. Commençons d’abord par être nous-mêmes beaux à regarder, humainement et divinement.

Grille de travail
A partir de la deuxième conférence du cardinal Danneels

Dans cette conférence, sont présentées 9 difficultés - conditions climatologiques défavorables - pour entrer dans un véritable chemin vers Dieu. Essayer de classer ces difficultés (d’ordre sociologique, psychologique, de la foi...). Quelles sont celles qu’il vous semble possible (elles ne le sont sans doute pas toutes) et important de prendre en compte dans la pastorale des jeunes et des vocations ?

Parmi les différentes attitudes proposées pour aider les jeunes à affronter ces difficultés (imaginer une pédagogie de la confiance, la manière de parler du célibat, le sens du pardon des péchés, le chemin vers le beau, etc.) : Quel est votre ordre de priorité ? Pourquoi ? Parmi ces attitudes, lesquelles nécessitent de mettre en oeuvre une réflexion et une formation des animateurs ?

Voyez-vous d’autres éléments d’une "météo" défavorable aux jeuns ? Dans une perspective tout à fait inverse, quels sont les éléments positifs dans ce que vivent les jeunes que vous connaissez, dans la découverte d’un chemin vers Dieu ?
Comment valoriser ces éléments et les prendre en compte dans la pastorale des vocations ?