Après onze années de ministère presbytéral


Seigneur, pendant ces onze années de sacerdoce, au contact de mes frères, tu m’as fait découvrir que j’avais un corps, que j’étais un vivant, et que tu m’appelais à vivre à plein. Quelques jours après l’ordination, tu m’invitais à dire, au mariage de mon frère, que j’avais moi aussi un cœur pour aimer. Et je n’ai jamais autant compris ce qu’est aimer que quand il s’est mis à saigner, quand la passion de Dieu et des hommes m’a mené sur le chemin de la Croix.

Avec les jeunes, qui ne tenaient pas en place, tu m’as appris à marcher. "Beaucoup de choses rentrent par les pieds", ai-je l’habitude de dire maintenant. Tu m’as fait aimer mon bâton, comme pour témoigner qu’on ne peut s’appuyer seulement sur soi. Un alpiniste ne grimpe pas à la force de ses seuls poignets. Il a besoin de prise, il cherche une faille. Ainsi fais-tu avec nous . Au jour où nous découvrons nos limites, nos fragilités, au jour où nous les acceptons, non sans lutte, ce jour-là, en nous, tu prends place, et tu demeures. "Lorsque je suis faible, c’est alors que je suis fort".

Si notre estomac est trop plein, s’il n’existe en nous nulle faim, que viendrais-tu emplir ? Tu viens nous combler en apaisant notre soif, en nous redonnant le goût de vivre, en rendant pleins et débordants tous nos creux. "Fais-toi capacité, et je me ferai torrent", disais-tu déjà à un cœur de femme, Catherine de Sienne. Alors que nous courons après les urgences, tu nous révèles l’essentiel.

Seigneur, tu savais que j’aimais gambader et dormir sous les étoiles, au creux d’un hamac accroché à deux pins. Et tu m’as fait élargir ma tente, pour rencontrer tant de jeunes au fil des camps. Tu m’as laissé m’envoler, moi, ton pigeon voyageur, pour embrasser des frères sur tous les continents. Pour humer cette terre que toi-même a foulée, sans oublier le cap à garder, pour la Transat de la Vie, de l’Evangile. Pour ensuite revenir au port, et m’arrimer en cette Terre d’Aude, terre de mes racines. Tu m’as appris à goûter la Création, à croquer la vie, à voir l’humanité, si diverse et colorée.

Seigneur, tu m’avais donné sept frères et sœurs. Tu m’en as donné bien davantage, tous ces jeunes animateurs, ces adultes accompagnateurs, avec qui nous avons constitué l’équipage. Tu m’as fait fils du Père et frère des hommes.

Tu nous avais donné deux parents merveilleux, et tu nous les as gardés "Maman, qui dit oui même si papa dit non". Tu m’as donné d’autres parents à accompagner, dans de nombreuses équipes d’adultes. Je ne peux oublier la place que tiennent dans mon cœur ceux qui ont vu leur enfant s’envoler pour la Vie éternelle, tel un goéland. Avec eux, mes yeux habitués à sourire et s’émerveiller ont appris le goût salé des larmes de compassion, mes mains jointes à leurs mains ont touché la passion et la Résurrection.

Seigneur, tu m’as demandé de te donner mon cœur et de te réserver mon corps, dans le célibat. Et c’est vrai que c’est dur de ne pas goûter à la tendresse d’une femme, ou de voir courir des enfants en me disant qu’ils ne seront jamais miens. Mais tu m’as donné la joie d’une famille nombreuse, de faire sauter tant de neveux sur mes genoux, ou faire avec eux l’avion, ou monter une pyramide dans l’eau. Tu m’as donné de voir grandir tant de jeunes en humanité, en responsabilité, en service. Tu m’as comblé de joie au-delà de ce que je pouvais espérer. Tu as fait de moi un être de désir, et non plus seulement de besoins. Tu m’a rendu heureux, tout en me sachant fragile, connaissant les creux de la vague, après avoir goûté aux joies de la pleine mer ou affronté quelque tempête. Tu me redis : "Va au large. Jette tes filets" Luc 5, 4.

Ô Christ, toi le Verbe, toi la Parole de Dieu, tu as donné une langue pour parler à l’enfant timide que j’étais. Tu m’as appris à annoncer ton Evangile, à donner une parole d’espérance et de communion. Tu m’as fait aimer le silence et le désert et la prière d’adoration, à la suite de Charles de Foucauld, pour devenir une âme de contemplatif dans un corps d’actif. Tu m’as confié deux oreilles pour une seule bouche, pour apprendre à mieux écouter les joies et les plaintes de mes frères. Alors que mon sang bouillait, petit à petit, tu m’as appris la patience, pour davantage devenir artisan de communion et de réconciliation. Même si je suis loin encore d’en être devenu un artiste... Toi, le Dieu qui écris droit avec des lignes courbes, tu ne m’as pas empêché de mettre les pieds dans le plat, et tu m’as même appris que mes gaffes, tout en me faisant rougir, pouvait bonifier les frères. Naïveté rime avec vérité.

Ô Toi, Dieu Trinité, merci d’avoir fait de moi ton prêtre, malgré mon peu de sainteté.

Merci de m’avoir appelé au service de toutes les vocations, heureux d’être invité par mes frères en humanité à devenir davantage prêtre, pont entre eux et toi, serviteur de la communion, témoin de gestes d’amour qui vont jusqu’au pardon.

Merci d’avoir croisé de ces hommes et de ces femmes, consacré, signes que la vie est sacrée, signes par leur vie communautaire que nous sommes faits pour vivre ensemble.

Merci d’avoir rencontré des hommes et des femmes du souffle, moines et moniales, qui nous révèlent dans le silence le sens de la vie, de la vie donnée, comme nos sept frères trappistes de Tibhirine.

Merci d’avoir vécu tant de moments si riches avec tous ces acteurs de la pastorale, le personnel de service, pourrais-je dire que ce soient des diacres ou des frères prêtres, des permanents laïcs ou des jeunes, ainsi que toutes les bonnes volontés, qui se mettent discrètement au service des communautés chrétiennes.

Ô Toi, Père, à certains, tu as donné des mains de bricoleur et de fée, toi qui a modelé l’univers et créé l’homme à ton image. Tu confies à d’autres d’être, tels les muscles, ceux qui portent telle ou telle responsabilité du monde ou en Eglise. Tu appelles certains, tes prêtres, à être aux articulations (Ephésiens 4, 16). Tu m’as ordonné à cette tâche : non comme serviteur d’une seule communauté, mais au milieu de groupes très divers. Père, tu m’invites chaque jour davantage à vivre la Mission au cœur de l’Eglise, ma mère, et au milieu des hommes et des femmes de mon temps, mes frères et sœurs en Jésus-Christ. Au jour de mon ordination, ce sont des frères qui m’ont accueilli dans le Presbyterium. J’en suis témoin, même si des tensions entre frères peuvent exister, comme au temps de Pierre et Paul.

Ô Toi, l’Esprit de Dieu, l’Esprit de feu, tu souffles sur tout homme aujourd’hui comme à la Pentecôte. Tu nous précèdes en Galilée. Tu m’envoies pour porter sur chacun le regard d’amour du Christ, le regard de miséricorde du Père, pour voir avec les yeux de Dieu. Tu m’envoies comme orpailleur dans cette Terre de glaise, pour passer au tamis la gangue de la vie de chacun, et y déceler des paillettes d’or, les signes de ta présence. Signes que ce monde est sauvé, en Jésus-Christ. Merci de prendre mes mains, que tu as consacrées, pour porter tes sacrements, gestes de la tendresse de Dieu, aux hommes, pour leur donner la vie.

Merci à vous, enfants, jeunes et adultes, pour être chacun visage du Christ, icône du Christ, à accueillir, à recevoir, pour qu’en ma vie, en mon cœur, le Christ fasse sa demeure.

Pardon pour toutes les fois où j’ai couru trop vite, marché en zigzaguant, peut-être même reculé avec peur.

Pardon pour tous ces jours où je n’ai pas reconnu le Christ en vous, manquant d’humour et de patience.

Pardon pour ces moments où je n’ai pas su être le témoin du Christ, pour ces nuits où j’ai perdu confiance et me suis enfermé dans ma carapace. J’avais trop tiré sur la corde et oublié que frère l’âne, notre corps, avait besoin de repos et ne peut dépasser ses limites. J’ai réappris alors à me détendre, prendre le temps de retrouver des amis, vivre, pour mieux être au service de la mission ensuite. On ne peut donner que ce que l’on a reçu.

Pardon pour toutes ces rencontres où j’ai manqué La rencontre, n’écoutant que d’une oreille.

Pardon pour avoir oublié mon ministère de communion, et avoir trop vite pris parti, avec trop de zèle, me mettant à mon propre compte et non au service du Christ et de l’Evangile. Merci d’avoir mis sur ma route des témoins de l’amour, hommes et femmes mariés, signes que nous sommes tous faits pour aimer et être aimés. o

Abbaye de Lérins, le 18 juin 1996

Jean, prêtre de Jésus-Christ.