Un monde en crise de l’appel


Cet article d’Alain Viret est extrait de la revue "La page de St André" éditée par le SDV d’Annecy (n°l -Janv.-Fév.-Mars 1996).

Notre vie devient vite insignifiante lorsque les autres ne nous adressent plus la parole car nous comprenons que nous ne les intéressons plus. Que dire alors d’une vie chrétienne où Dieu ne parlerait plus, où il ne serait plus qu’un objet d’étude, une hypothèse à envisager, une pratique à observer ? Elle serait vidée de ce qui lui donne sens et souffle : la confiance d’une présence qui appelle. Mais souvent, nous nous posons des questions sur ce qu’est l’appel de Dieu, sur le comment et le pourquoi de cet appel. Je vous propose ici quelques réflexions qui seront loin d’épuiser le sujet.

Notre Dieu est un Dieu qui appelle

II ne se donne pas tant à voir qu’à écouter. Contrairement aux religions païennes où l’idole se donne à voir, la révélation biblique est essentiellement parole de Dieu à écouter et "la foi naît de l’audition" (Rm 10, 17) qui creuse en nous le désir de la rencontre. (...)

Trop souvent, encore aujourd’hui, quand on parle de vocation ou d’appel, on pense à ceux et celles dont on dit "qu’ils ont la vocation" et on évoque alors les pages d’évangile où Jésus choisit ses disciples ou encore les grandes scènes de vocation de personnages exemplaires du peuple de Dieu. On réduit la vocation à une qualité qu’on a ou qu’on n’a pas.

Pour les premiers chrétiens, la découverte la plus fondamentale et la plus enthousiasmante est celle-ci : en Jésus-Christ, Dieu nous a appelés à être enfants de Dieu et nous le sommes effectivement. Tous les chrétiens sont par définition des appelés, des élus de Dieu et le savoir est une source permanente d’action de grâce et d’engagement apostolique. L’Evangile n’est pas autre chose que l’appel adressé et offert aux hommes de bonne volonté d’accueillir la grâce et la joie même de Dieu, l’attitude de l’homme est alors en premier lieu une attitude d’écoute, d’accueil, de réponse de foi, la reconnaissance et l’amour.

"Que le Seigneur ouvre nos coeurs à sa lumière, pour que vous sachiez quelle espérance vous ouvre son appel, quelle est la richesse de sa gloire, de l’héritage qu’il vous fait partager avec les membres de son peuple." (Ep. 1, 17-18).

... Par la médiation de l’Eglise

Si l’Esprit souffle où il veut, c’est bien en Eglise qu’il est reçu, reconnu et célébré comme Esprit de Dieu révélé en Jésus-Christ. C’est par et dans l’Eglise que sera accueilli et discerné tout appel de Dieu au service d’une mission. A travers la médiation de l’Eglise, c’est vraiment Dieu qui se donne et appelle à le suivre. Au sein de cette unique vocation, il y a diversité de dons ou charismes et de services ou ministères mais c’est toujours dans le même Corps et c’est le même Esprit qui agit en tous (1 Co 12).

Un vieux débat existe depuis le début du siècle entre deux conceptions de la vocation :

une conception germinale où la vocation serait comme une grâce déposée, parfois dès l’enfance, dans le cœur de la personne et qui produit en elle un attrait pour un engagement ; le rôle de l’Eglise est alors de repérer, de fortifier et d’authentifier cet appel. Cette conception insiste sur la consécration de toute la personne au service de la mission mais risque une confusion avec la recherche de sanctification personnelle ; on ferait de sa vocation une affaire personnelle où domine le souci d’union à Dieu et de sainteté au détriment de celui de l’édification du corps ecclésial.

une conception ministérielle qui souligne d’abord les besoins de l’humanité, du peuple de Dieu et le rôle de l’Eglise pour repérer des personnes ayant les aptitudes humaines et spirituelles pour remplir telle mission. Dans l’Eglise, toute vocation est au service du bien commun et nul ne peut s’octroyer lui-même une mission ; chacun la reçoit de Dieu à travers la médiation de l’Eglise et en particulier du Magistère des évêques successeurs des apôtres.

Ces deux conceptions se complètent plus qu’elles ne s’opposent ; elles rappellent qu’il n’y a pas d’appel sans médiation ecclésiale et sans réponse libre et personnelle de celui qui est appelé. Cela permet de distinguer le dévouement de la vocation. Le dévouement peut quelquefois qualifier la manière de répondre et l’engagement personnel mais il ne dit rien de la place où le sujet doit être, de la validité du choix qu’il fait pour engager sa vie ; il ne saurait encore moins renseigner sur l’authenticité d’un appel. De même que l’on peut rougir de plaisir ou de honte, on peut se dévouer pour la vie ou pour la mort ; reste à savoir ce que cela signifie, où cela conduit. Toute vocation véritable ne craint pas le feu du discernement.

N’y a-t-il pas aujourd’hui certaines confusions quand on parle d’appel ou de vocation entre un désir, légitime par ailleurs, de sanctification et de reconnaissance personnelle et une réponse libre et réfléchie à répondre à des besoins du corps ecclésial ?

... Pour que l’homme vive.

L’existence chrétienne est donc une existence appelée à prendre sa place dans le grand corps de l’Eglise, une place marquée parfois douloureusement. Mais, en élargissant, on peut dire que c’est tout existence humaine qui est appelée et que notre société toute entière connaît une crise de l’appel.

Toute existence humaine digne de ce nom est prise dans un réseau de parole et doit être comprise dans un dialogue, dans une structure d’alliance. Nous n’existons pas sans les autres, sans être appelé, nommé comme un semblable différent, comme un être unique qui aspire à être connu et reconnu, bref aimé pour ce qu’il est, avec ses richesses et ses limites, avec sa fragilité présente et ses possibles à venir. Etre nommé, c’est quitter le registre de la pure nécessité fonctionnelle pour entrer dans le réseau de la parole où le sens peut surgir. A la différence de l’étiquette qui enferme, le nom ouvre sur une aventure propre, là où il n’y a rien à prouver mais tout à inventer. Vivre une existence d’appelés, c’est accueillir une promesse de confiance et de fidélité et répondre à l’interpellation d’autrui sans avoir à justifier à tout moment son droit à l’existence ; c’est trouver sa juste place dans le tissu social et s’ouvrir à une mission qui nous dépasse.

Or, notre société complexe et fragmentée connaît une crise de l’appel : le mot d’ordre de l’individualisme est de renvoyer chacun à sa propre autonomie et subjectivité. Toutes les traditions, les héritages sont fragilisés, les autorités institutionnelles contestées. Dans une société technique, les médiations se réduisent à l’écran (ordinateurs, télévision, minitel... présents dans le travail, les loisirs, les relations) ; l’écran nous place dans un univers d’images accompagnées de discours et de sensations où il n’est pas toujours facile de trouver une parole qui fasse vivre et un sens qui libère. Lorsque le combat pour exister se réduit à passer de l’autre côté de l’écran, notre société n’engendre que de l’éphémère et des frustrations. Il n’est pas alors étonnant qu’augmentent le sentiment de solitude et les comportements de fuite en avant et qu’il faille réapprendre souvent à grand frais à écouter et parler (cf. la multiplication de lieux d’écoute et de stages en tous genres dans le domaine du développement personnel).

Comment oser une parole personnelle, un "je" qui puisse exister dans un "nous" de confiance ? "Etre croyant c’est, en même temps que nous essayons d’honorer Dieu, renvoyer à nos frères l’image la plus profonde possible de leur grandeur" (P. Fournel, Etudes - nov. 1994).

Si l’Eglise a quelque chose à faire, c’est servir l’existence humaine en servant l’acte de foi de tout homme. Vivre, c’est marcher sur les eaux à l’appel d’un parole qui suscite un acte de foi. Or, l’acte de foi, aujourd’hui, ne peut se réduire à la seule répétition confiante d’une sagesse bimillénaire ; il vient au terme d’un engagement personnel qui demande du courage, de l’audace.

Si l’Eglise peut-être une chance, c’est dans la mesure où elle peut être l’adresse d’un impalpable savoir-faire de l’amour qui serve l’homme dans son existence historique. Ce savoir-faire de l’amour continue depuis deux mille ans de se manifester dans une parole de vie (l’Evangile), des gestes de tendresse (les sacrements et tous les actes de charité et de solidarité) et des lieux de communion (multiples communautés de vie et de foi).

Les vocations dans l’Eglise sont à penser sur ce large horizon de l’appel à croire en la vie et à servir la liberté de croire. Etre évêques, prêtres, diacres, religieux, religieuses ou laïcs, c’est toujours de multiples façons servir l’acte de foi en l’humanité où se révèle le Dieu de Jésus-Christ. L’Eglise qui trouve sa source dans le cœur de Dieu, ne saurait répondre autrement à l’appel qui est sa raison d’être : témoigner qu’entre Dieu et l’humanité s’est écrite une histoire d’amour et que cette histoire est loin d’être finie puisqu’elle a les promesses de l’éternité !

Alain Viret