L’école de l’Evangile ŕ Lourdes


" Le grain qui meurt porte du fruit"
par le Père André Cabes et les religieuses de l’Assomption de l’Ecole de l’Evangile

Il faut apprendre à demeurer. C’est la conviction reçue de douze ans de service à l’accueil des jeunes à Lourdes. Les plus belles, les plus riches expériences ont besoin d’être relayées pour prendre racine et féconder la vie quotidienne. Pendant douze ans, j’ai vu se succéder près de la grotte de nombreuses équipes de jeunes bénévoles, souvent enthousiastes et toujours disponibles. J’ai été témoin de la transfiguration de jeunes venus pour quelques jours de pèlerinage. J’ai touché la grâce des rassemblements, mais j’ai connu la déception des retours dans les paroisses peu accueillantes, des aumôneries difficiles à rejoindre. La sensibilité aux appels du frère rencontré, le désir de la rencontre, ont pu déboucher sur la participation à des groupes où la personnalité se dégrade et se dilue ; a pu y avoir des suicides. Comment promouvoir une transformation en profondeur ? Comment permettre le passage "de l’état de mollusque à l’état de vertébré" ? Le premier tient par sa carapace extérieure, l’autre a intégré son ossature.

Lourdes est, en fait, la continuation d’une aventure qui fait vivre. Bernadette a rencontré Marie, une jeune fille, "aussi jeune et aussi petite que moi", - 1 m.40 à quatorze ans. Elle a accueilli la promesse du bonheur, pour "l’autre monde", pour une terre toujours donnée et jamais possédée. Elle a fait la promesse de "revenir pendant quinze jours" à la grotte de Massabielle, le temps d’un apprivoisement, le temps de prendre goût à un processus de croissance. Après les apparitions, à l’hospice, elle découvrira peu à peu sa vocation parmi les sœurs de Nevers, au service des pauvres. Elle vivra l’ordinaire de manière extraordinaire : "Je ne vivrai pas un instant que je ne le passe en aimant".

Pour ma part, les douze ans de Service-Jeunes ont abouti à l’Année Mariale de 1987-88 et au grand rendez-vous des jeunes à Compostelle en août 1989. Je voyais naître des expériences de vie communautaire proposées à des jeunes pour plusieurs mois. Je pensais que Marie devait aimer garder quelque temps près d’elle les Bernadette d’aujourd’hui pour leur donner le goût de tenir debout et d’avancer. Je me disais aussi que nos communautés vieillissantes avaient besoin des jeunes pour vivre.

Pendant deux ans, avec les évêques de la Région apostolique du Midi de la France et leurs délégués, nous avons préparé l’ouverture d’une année de formation chrétienne destinée à des jeunes de plus de 18 ans. En 1990-91, j’ai encore appris le suicide d’un jeune garçon et d’une jeune fille qui m’étaient assez proches, l’un vingt-quatre heures après l’autre. Mais ils étaient accompagnés par la mort offerte de Maria, une jeune fille qui voulait entrer au Carmel, et de Jean-Luc, mon jeune frère prêtre, poignardé alors qu’il préparait les Journées Mondiales des jeunes à Czestochowa. Aujourd’hui comme il y a deux mille ans, la rédemption fait son œuvre et empêche de désespérer.

Ainsi le 1er octobre 1991, dix-huit jeunes garçons et filles venaient se mettre à l’école de l’Evangile, aidés par un prêtre diocésain, deux sœurs de l’Assomption, et un jeune couple. Les sœurs de l’Assomption avaient déjà conduit notre pèlerinage régional à Compostelle, puis à Assise et Rome, et à Czestochowa. Le jeune couple avait participé à l’accueil des jeunes à Lourdes. Et nous nous retrouvions à Mambré, dans une annexe de la grande maison de l’Assomption, face à la Grotte.

Vie de prière et de communauté

D’emblée, Marie a appris à Bernadette à faire le signe de la croix. D’un geste quelque peu superstitieux qui devait chasser la peur, elle a fait le signe d’un amour qui se donne, et la petite fille des pauvres a découvert le double horizon de la rencontre, avec une amie qui lui ressemble, dans la lumière d’un Dieu Père, Fils et Saint-Esprit, un cœur transpercé.
Il fallait apprendre à vivre ensemble, sans la perspective d’un retour chez soi, en fin de semaine ou en fin de mois. C’est dans le quotidien, au bout d’un certain nombre de jours qui se répètent, en passant la serpillière ou en traversant la cour, qu’enfin les barrières peuvent sauter, et que le cœur peut s’ouvrir, la vérité peut jaillir. On plonge donc pour neuf mois d’une existence partagée. Ce n’est pas facile, si on a été longtemps protégé en famille, ou ballotté dans la rue, si on a goûté l’indépendance quand on gagnait sa vie... J’apprends à construire ma liberté dans la relation.

Bien sûr, il faudra aussi revenir chez soi, pour dix jours de "vacances" après Noël ; Noël, fête de famille, est vécu en famille à Lourdes : c’est un signe fort. Mais on s’aperçoit que les vieilles habitudes reprennent vite le dessus. Et il faut repartir humblement. De nouveau, dix jours aux alentours de Pâques nous permettent de vérifier que les racines se sont consolidées.

Ce compagnonnage si proche entre garçons et filles si différents deviendrait explosif si l’on ne puisait pas la grâce dans la prière. Rendez-vous du matin et rendez-vous du soir pour l’Office divin encadrent l’Eucharistie du milieu du jour. Tandis qu’on s’exerce progressivement à l’écoute silencieuse, à l’adoration, à l’oraison. Des temps de retraite et de désert rythment encore le parcours, et le voisinage de la grotte suggère à plusieurs de se laisser prendre au murmure du Rosaire.

Ce sont ainsi des frères et des sœurs qui se découvrent peu à peu. Manger ensemble, respecter le sommeil et le travail des autres, partager les peines et les joies, se confier au même Père : c’est au fond apprendre à exister.

Grandir dans la foi

Si on est venu à Lourdes, c’est parce qu’on avait besoin d’une pause au milieu d’études mal engagées, ou avant d’entreprendre un travail, ou pour reprendre souffle dans un parcours difficile, ou encore pour réfléchir à une vocation de service. Mais le quotidien est tellement prenant qu’il faut vite déposer ses idées, ses soucis et ses questions, pour accueillir la grâce forte et exigeante qui est donnée. C’est le Mystère de Dieu qui se révèle.

"Laisse tes sandales ; la terre que tu foules est une terre sainte." Pieds nus sur la terre de Dieu on goûte doucement la nourriture qu’il offre. Une retraite en début d’année, la pénétration dans le message et l’histoire de Lourdes tandis que se pressent en octobre les pèlerins du Rosaire, on a envie de comprendre. Alors on s’exerce à ouvrir la Bible, à s’unir à la prière des psaumes, on découvre l’Eglise comme une famille, un peuple qui vient de loin, et qui témoigne du Mystère d’un Dieu-Famille, un Dieu-Trinité. On apprend à formuler les questions qui ouvrent la quête du vrai sens de la vie : être homme ou femme, aimer, souffrir, mourir, renaître comme un enfant. Les gestes fondamentaux de l’existence s’enracinent et se déploient dans les sacrements.

L’enseignement ne peut pas être théorique. Une quinzaine d’heures de cours sont donnés chaque semaine. Deux travaux personnels sont fournis par chacun dans l’année et exposés à tout le groupe. Mais il faut reprendre tout cela en petites équipes, baptisées "fraternités", qui se réunissent le jeudi soir. Les filles et les garçons en groupes distincts ruminent les questions, font le point de la vie commune, aident chacun à avancer en vérité.

Vie et partage ne font qu’un. Et l’on apprend à se dire, à ne pas se confondre avec ses états d’âme, mais à répondre à un appel. Chaque jeune est invité, dès le mois d’octobre, à choisir de rencontrer régulièrement un des membres de l’équipe responsable, qui sera son accompagnateur. C’est un des piliers les plus importants de la construction. On peut avoir à l’extérieur un guide spirituel, mais c’est dans le quotidien qu’on se livre. Et dans le respect, dans l’écoute et dans l’échange, on apprend à reconnaître le doigt de Dieu, à se rendre malléable, on apprend à aimer sa propre histoire, à accueillir et à construire son avenir. Il ne s’agit pas de faire des plans de bataille, mais de pousser des racines en eau profonde, elles nourriront les lendemains.

Le goût de l’Eglise

A Lourdes et à l’Assomption, on ne court guère le danger de se replier sur soi. Nous vivons dans une maison d’accueil. Dès le mois d’octobre, des groupes de jeunes de Toulouse, de Bordeaux et d’ailleurs, demandent à rencontrer ces jeunes qui leur ressemblent et qui leur posent question. "Comment avez-vous osé prendre une telle décision, tout arrêter pour un an ?" Plusieurs évêques, à l’occasion de leur Assemblée plénière, font un saut jusqu’à nous. Les paroisses et les diocèses voisins viennent nous voir ou attendent notre visite. Loin de nous présenter en modèles, nous aimons nous préparer à découvrir les merveilles opérées par Dieu au cœur des familles qui nous reçoivent, grâce au travail des prêtres et des catéchistes qui se donnent jusqu’au bout, à la fidélité des mamies, à la générosité des responsables. En même temps, nous vivons cette joie de ne pas en rester à la surface de la vie de l’Eglise : dans notre petit bulletin trimestriel, nous partageons notre expérience la plus profonde. Cette Eglise est faite de petites familles qui apprennent à s’aimer, différentes et complémentaires, qui apprennent à se recevoir comme des cadeaux dans un échange permanent fondé sur la prière.

L’équipe d’accompagnement de l’Ecole est plurielle : en 1995, une laïque consacrée dans une communauté nouvelle est venue rejoindre la religieuse de l’Assomption, et le prêtre devenu en même temps curé de paroisse. Un jeune couple issu de la première année de l’Ecole a relayé la première famille qui a quitté Lourdes au bout de quatre ans. C’est déjà un beau visage d’Eglise.
Nous partons aussi, deux par deux, toute une semaine en cours d’année, pour voir vivre des équipes pastorales, en paroisses ou aumôneries, dans les diocèses de la région : c’est notre "semaine ecclésiale". En mars 1996, nous avons passé de nouveau une semaine à faire du porte à porte, pour rencontrer les familles, les enfants et les jeunes, dans la paroisse de notre père responsable. Puis cinq d’entre nous sont devenus "missionnaires" à Toulon pour une semaine encore, tandis que les autres se rendaient à Toulouse. Et enfin, nous étions animateurs de retraite pour les jeunes et moins jeunes qui venaient passer les fêtes de Pâques dans la Maison de l’Assomption. En attendant d’accueillir un groupe de familles pour un temps fort de 48 heures au cours duquel nous avons en charge les enfants et les adolescents tandis que les parents retournent à la source du sacrement de leur mariage.

Tout cela mis bout à bout, pourrait sembler épuisant. Nous nous apercevons qu’on reçoit d’autant plus qu’on donne. Si on ne lâche pas la prière, si on continue de vivre dans l’estime et le soutien fraternel, on est plutôt stimulé par une réelle attente. Quelle joie de voir l’accueil réservé au témoignage d’un frère, pourtant déjà écouté plusieurs fois. C’est toujours la nouveauté de l’Evangile.

La joie de servir

Bernadette a trouvé son chemin de vie en s’exerçant à soigner quelques vieux bien dégoûtants que les sœurs avaient recueillis auprès d’elles. L’Ecole de l’Evangile n’attend pas plus de cinq ou six semaines pour envoyer les jeunes, deux par deux, vivre pendant huit jours au contact des plus pauvres : jeunes en difficulté, personnes âgées, compagnons d’Emmaüs, prison ou hôpital psychiatrique. Le choc est rude, peut-être encore plus si l’on se sent renvoyé à ses propres faiblesses. Avec la petite Thérèse, nous apprenons à aimer notre impuissance, qui nous fait éprouver la solidité du Dieu fort.

Tous les mercredis, pendant l’année, nous retournons dans la plupart de ces lieux découverts durant notre "semaine sociale", et nous demeurons ainsi en lien avec des gens dans le besoin, et avec ceux qui les accompagnent de façon admirable sans avoir toujours une référence explicite à Dieu : cela ne nous empêche pas de le reconnaître présent, dans le sacrement du frère comme en celui de l’Eucharistie.

En nos milieux de vie habituels, nos familles, participent aussi, bien souvent, à notre démarche. Le courrier, les visites, ne sont pas interdits. Nous ne sommes pas plus forts que les autres, et nous avons besoin du soutien et du partage. Nous sentons bien que l’aventure vécue à Lourdes ne nous concerne pas seuls. Beaucoup s’interrogent, et se mettent en route avec nous.

Qu’allons-nous devenir ?

Les statistiques établies sur quatre ans nous disent qu’un tiers d’entre nous environ prennent le chemin du séminaire ou de la vie consacrée. Plusieurs se sont mariés. Beaucoup retrouvent les études ou le travail. Mais dans le cœur de chacun, une flamme est allumée. Nous savons qu’au-delà de nos attaches naturelles et de nos sentiments, notre Dieu crée pour nous une famille qui ne nous abandonnera pas.

Que va devenir l’Ecole ?

Personne n’en sait rien. D’une année sur l’autre, la proportion des jeunes issus de la région du Midi a diminué, passant de neuf sur dix-huit à quatre sur vingt-deux. Chaque année, pour le moment, entre seize et vingt-deux jeunes ont été au rendez-vous, quatre venant de l’étranger, les autres des différents coins de la France, habituellement autant de garçons que de filles, sauf en cette cinquième année où les garçons ne sont que sept.

Nous croyons en tout cas que Marie attend Bernadette, aujourd’hui comme hier, et que Bernadette sera au rendez-vous.

André Cabes et les religieuses de l’Assomption
de l’Ecole de l’Evangile