Blessures et guérison spirituelle
Par le Père Pierre Guilbert, prêtre diocésain de Paris, responsable du Service Régional des Vocations Féminines (SRVF) pour la région Ile de France.
Auteur de nombreux ouvrages, le Père Guilbert vient de faire paraître, aux éditions Nouvelle Cité, un livre intitulé : Marie des Ecritures.
Nous sommes tous des gens blessés. Depuis "l’accident grave" que constitue la naissance, arrachement violent au sein maternel, rupture du cordon ombilical, avec tout ce que cela provoque comme détresse et angoisse, jusqu’aux manques d’amour ressentis, aux humiliations subies, etc. Personne n’échappe à ces blessures originelles.
Le plus souvent, chacun en prend son parti (ou pense le prendre) et "enfouit" ces blessures au plus profond de son être, là où la conscience claire a peu d’accès. Et pour éviter de trop souffrir, il construit des défenses plus ou moins habiles, plus ou moins efficaces, qui les protègent. Ou bien il fait diversion, en canalisant ses émotions dans des directions où il échappe à ce qui le fait souffrir : ainsi certaines "générosités" excessives ou, à l’inverse, le renvoi de la responsabilité "aux autres".
Les sources des blessures
Elles sont très diverses, toujours très personnelles, mais elles peuvent nous ramener, en gros à trois sources principales :
o Les blessures affectives.
Jamais personne ne fait l’expérience d’être aimé parfaitement, totalement, sans limites. Malgré les trésors d’affection et de tendresse dont peuvent faire preuve les parents, l’enfant en est toujours, à un moment ou à un autre, sevré, ne serait-ce que pour des raisons éducatives : il faut bien résister aux désirs et aux caprices.
Mais il existe aussi les manques d’amour provoqués par la fatigue, la lassitude ou l’énervement, voire une certaine violence. "Tu m’as tuée", disait à sa fille une maman dont l’accouchement - difficile - avait altéré sa santé. La fille ne se sentait "pas le droit d’exister" ! Toutes les nuances, tous les degrés se rencontrent, et il faut bien "vivre avec".
o Les blessures narcissiques ou d’amour-propre.
Ici se rencontrent toutes les humiliations subies, toutes les comparaisons douloureusement éprouvées : "Regarde ton frère : lui, au moins !..." Ou bien, cette petite fille qui, au cours d’une fête familiale, avait été obligée de porter, alors qu’elle était
innocente, un écriteau sur la poitrine portant en grosses lettres : "Je suis une voleuse". Il y a des humiliations dont on ne guérit pas.
o Les blessures de manque.
Une grave pauvreté, la misère, et, aujourd’hui, les innombrables causes d’exclusion, provoquent des blessures qui demeurent. Ainsi cette personne, éprouvée par les restrictions alimentaires de la dernière guerre alors qu’elle était jeune, et qui ne peut supporter la perspective du jeûne. Ou bien ces enfants pauvres qui compensent une fois adultes en accumulant l’argent et les choses, sans toujours se préoccuper d’honnêteté...
Connaître et reconnaître ses blessures
Lorsqu’on est affronté à telle ou telle blessure, surtout si elle est antique, on y remédie rarement par de simples efforts volontairement décidés. Les conséquences des blessures que nous portons ont en effet ceci de particulier qu’elles échappent le plus souvent à notre volonté. Et cela explique l’inefficacité de tant de nos résolutions ou de nos efforts.
Il n’y a pas très longtemps que l’on accorde à ces diverses blessures l’importance réelle qu’elles ont pour chacun. Naguère, on en attribuait les conséquences fréquentes (difficulté de relation aux autres, agressivité et violences intérieures) à l’imperfection humaine : elles relevaient de la morale et engageaient à des efforts de conversion toujours à reprendre.
On sait aujourd’hui, particulièrement grâce aux sciences humaines, qu’il n’existe pas de prise directe sur elles, parce qu’elles ne ressortent pas à la conscience claire. Mais il reste que la psychologie des profondeurs, si elle peut révéler les blessures intimes que nous portons, ne les guérit pas. Cela ouvre un espace à la guérison spirituelle, réalité assez méconnue et qui peut poser parfois quelques questions.
Quelques indices permettent de reconnaître les difficultés dont la source se trouve dans nos blessures. Ils ne sont pas infaillibles, mais ils se vérifient assez souvent pour qu’on en reconnaisse la valeur de critère.
o Le caractère immédiat et non contrôlé de la réaction provoquée par une atteinte quelconque. On parle souvent alors de "susceptibilité". Les gens susceptibles le sont par rapport à des interventions spécifiques et non pas à toutes : ainsi l’un est susceptible devant une critique, l’autre devant une émotion, etc.
o La violence et la disproportion de la réaction qui, bien souvent, dépassent de beaucoup ce qui serait justifié et compréhensible : un mot, un geste, suffisent à déclencher une réaction violente de colère, d’agressivité, voire un dessein de vengeance qui paraît tout-à-fait justifié.
o Le repliement sur soi, l’apitoiement sur soi que l’on développe alors : la personne blessée s’enferme dans sa souffrance et en veut au monde entier qu’elle rend responsable de ses maux. Parfois, la réaction immédiate consiste aussi en sursaut d’amour-propre, en orgueil, en complaisance en soi-même, comme pour compenser l’atteinte reçue.
Tous ces signes révèlent en général qu’une blessure a été touchée et qu’elle est réactivée, si l’on peut dire. Mais on comprend facilement qu’un effort ou une résolution ne suffisent pas : on ne peut "en sortir" que par une guérison, par une cicatrisation de la blessure, ce qui ne se fait pas tout seul. C’est bien le lieu d’une guérison intérieure ou spirituelle : Dieu seul guérit.
La guérison, signe du Royaume
A Jean Baptiste qui, dans sa prison s’inquiète de savoir s’il ne s’est pas trompé en le désignant comme le Messie, Jésus répond : "Allez rapporter à Jean ce que vous entendez et voyez : les aveugles retrouvent la vue et les boiteux marchent droit, les lépreux sont purifiés et les sourds entendent, les morts ressuscitent et la Bonne Nouvelle est annoncée aux pauvres" (Mt 11, 4-5). Ce sont les signes du Royaume : Jésus "guérit toute maladie et toute infirmité dans le peuple" (Mt 4, 23).
Ce qui était vrai au temps de Jésus doit l’être encore de nos jours et les signes du Royaume doivent encore se retrouver aujourd’hui. Mais trop souvent ils sont occultés derrière le spectaculaire, l’inexplicable, l’insolite, ce qu’on appelle le "miracle". Le "miracle" se cantonne en certains lieux (Lourdes), il est l’œuvre de quelques personnages exceptionnels (curé d’Ars, Ste Thérèse, etc.).
Mais le passage insensible des "signes du Royaume" aux "miracles" signale un regrettable déplacement de la foi et surtout son transfert dans un irrationnel dont on exige qu’il donne des preuves (scientifiquement constatables) pour être reconnu (cf. le Bureau des constatations médicales à Lourdes).
On a ainsi perdu le sens et même la foi en l’existence de la guérison spirituelle. Certes, elle a été remise en honneur dans le Renouveau charismatique, mais d’une manière qui peut parfois poser question, particulièrement en raison de son caractère trop spectaculaire.
Les signes du Royaume n’ont rien de sensationnel. Ils font partie de l’expérience de beaucoup de chrétiens, malheureusement sans qu’on sache les nommer, les reconnaître et leur donner plein effet. Ils sont un peu "perdus" dans la vie quotidienne, sans le relief saisissant des "miracles".
Dans l’Evangile, Jésus conjugue son ministère et la mission de ses disciples avec trois "activités" particulières et concomitantes : Proclamer la Bonne Nouvelle du Royaume, guérir les malades et chasser les démons. La deuxième et la troisième appuyant et garantissant la première. L’expulsion des démons cache parfois une réalité différente de la "possession diabolique". Elle semble viser ce qu’on appellerait aujourd’hui des maladies nerveuses : épilepsie, "démon muet", et autres du même genre. Il est sans doute possible pour une part, d’assimiler ces expulsions de démons aux guérisons "psychosomatiques" ou psychologiques.
Thérèse Martin fut guérie par le sourire de la Vierge. A l’époque de Jésus, on aurait dit que le sourire de la Vierge avait "chassé un esprit mauvais". Plus tard, "la grâce de Noël 1886" à laquelle elle donne une importance très grande, puisqu’elle en fait le point de départ de la troisième étape de sa vie (plus importante pour elle que son entrée au Carmel), la guérit d’une grave névrose, et lui permet "d’exorciser les démons" qui la rendaient jusqu’alors si timorée et si pleureuse. Pour elle, les deux guérisons sont importantes et elles sont en vérité l’œuvre de Dieu en elle, chemin de maturation humaine indispensable, sans lequel sa marche vers la sainteté n’aurait pas pu se faire.
Vivre la guérison spirituelle
Reprenons brièvement l’expérience de Ste Thérèse de l’Enfant Jésus.
"J’étais vraiment insupportable par ma trop grande sensibilité ; ainsi, s’il m’arrivait défaire involontairement une petite peine à une personne que j’aimais, au lieu de prendre le dessus et de ne pas pleurer, ce qui augmentait ma faute au lieu de la diminuer, je pleurais comme une Madeleine et lorsque je commençais à me consoler de la chose en elle-même, je pleurais d’avoir pleuré..."
"Il fallut que le Bon Dieu fasse un petit miracle pour me faire grandir et ce miracle, il le fit au jour inoubliable de Noël ; en cette nuit lumineuse qui éclaire les délices de la Trinité sainte, Jésus, le doux petit enfant d’une heure, changea la nuit de mon âme en torrents de lumière ... En cette nuit où Il se fit faible et souffrant pour mon amour, Il me rendit forte et courageuse. Il me revêtit de ses armes et depuis cette nuit bénie, je ne fus vaincue en aucun combat, mais au contraire je marchai de victoires en victoires et commençai pour ainsi dire, "une course de géant !..."(fol. 44 v.)
"Ce fut le 25 décembre 1886 que je reçus la grâce de sortir de l’enfance, en un mot la grâce de ma complète conversion" (fol. 45 r°).
Voilà ce que nous en dit Thérèse. De qui est-elle alors guérie ? Des pleurs bien sûr, mais ils n’étaient que le symptôme extérieur et visible de maux plus profonds.
o "La grâce de sortir de l’enfance", dit-elle. Qu’est-ce à dire ? Elle ajoute en effet qu’en ce soir du 24 décembre, "Céline voulait continuer à me traiter comme un bébé". A cause de ses pleurs (et de bien d’autres choses) ses sœurs l’entretenaient dans l’enfance, la faisaient bêtifier, comme le regrette son père en cette soirée de Noël : "Enfin, heureusement que c’est la dernière année !..." "Ces paroles... me percèrent le cœur", dit Thérèse qui a les larmes aux yeux. (Elle a treize ans et demi !).
Mais Thérèse n’était plus la même, Jésus avait changé mon cœur. (...) je tirais joyeusement tous les objets, ayant l’air heureuse comme une reine (...) Céline croyait rêver !... Heureusement c’était une douce réalité, la petite Thérèse avait retrouvé la force d’âme qu’elle avait perdue à quatre ans et demi et c’était pour toujours qu’elle devait la conserver !... (fol. 45 r°).
En un instant l’ouvrage que je n’avais pu faire en dix ans, Jésus le fit se contentant de ma bonne volonté qui jamais ne me fit défaut. (fol. 45 v°)
o Elle sort donc de l’enfance et d’un terrible repliement sur soi-même. Entre quatre ans et demi et treize ans et demi, Thérèse est très égocentrée : elle vit un tranquille égoïsme. Elle ramène tout à soi (le "Je choisis tout" sur lequel on s’est trop facilement extasié le dit clairement) et toutes les personnes qui l’entourent sont à son service, sans délai, sans exception.
Enfant choyée, elle est entretenue dans l’égocentrisme et la puérilité par la sollicitude excessive et mal éclairée de son père et de ses sœurs, qui font jusqu’à ses moindres caprices et se laissent réduire en esclavage par elle. Comme beaucoup de "petites dernières", mais beaucoup plus que d’autres, elle est la "petite reine", qui soumet tout le monde à ses humeurs, qui pleure jusqu’à ce qu’elle l’obtienne et, sans s’en rendre compte, vit un véritable chantage affectif par ses pleurs et la menace de retomber malade. Le monde entier gravite autour d’elle.
Elle est enfermée dans un cocon familial où elle a reconstitué un sein maternel, chaud, douillet et toujours à sa dévotion. Aussi ne supporte-t-elle pas la vie de pensionnaire.
Venons-en à la fameuse et mystérieuse maladie, guérie par le sourire de la Vierge (13 mai 1883, dimanche de la Pentecôte).
Thérèse a perdu sa mère. Elle l’a perdue non pas une, non pas trois, mais quatre fois :
o quand elle est mise en nourrice (15 mai 1873-2 avril 1874). C’est assez pour être ineffaçable et donner aux futures "pertes" maternelles un écho excessif, voire maladif. Dès l’origine, elle est blessée, au cœur de son existence.
o la deuxième fois, 28 août 1877, mort de Mme Martin. Elle en a gardé un souvenir très vif, elle a pu voir bien des choses qu’on aurait préféré lui cacher (cf. fol 12 v°). Elle ne pleure pas beaucoup, "je ne parlais à personne des sentiments profonds que je ressentais" (ibid). Tout reste à l’intérieur, elle enfouit ses sentiments. Pas étonnant dès lors qu’elle soit si fortement introvertie.
o La troisième fois coïncide avec l’entrée de Pauline, la "seconde maman", au Carmel (2 octobre 1882 - elle a neuf ans et demi).
"Je ne comprenais pas et je disais au fond de mon cœur : "Pauline est perdue pour moi !" Il est surprenant de voir combien mon esprit se développa au sein de la souffrance ; il se développa à tel point que je ne tardai pas à tomber malade" (foi 27 r°).
Thérèse attribue sa maladie au "développement de son esprit au sein de la souffrance". Il s’agit plutôt du "cinéma intérieur" qui se développe en elle. Mais surtout, son expression est révélatrice : "Pauline est perdue pour moi", dit-elle. A la fin de cette année 1882, elle souffre de maux de tête. Vers Pâques 1883, lors d’un voyage du père, elle est accueillie par son oncle qui lui parle de sa mère et relève sa trop grande sensibilité.
"Je fus prise d’un tremblement étrange, croyant que j’avais froid, ma tante m’entoura de couvertures et de bouteilles chaudes, mais rien ne put diminuer mon agitation qui dura presque toute la nuit." (fol 27 v°)
Il s’agit concrètement d’une crise d’hystérie, qui consiste à vivre une maladie bien réelle comme une sorte de chantage face à la situation psychologique qu’on refuse inconsciemment.
"Ne trouvant aucun secours sur la terre, la pauvre petite Thérèse s’était aussi tournée vers sa Mère du Ciel, elle la priait de tout son cœur d’avoir enfin pitié d’elle... Tout à coup la sainte Vierge me parut belle, si belle que jamais je n’avais rien vu de si beau, son visage respirait une bonté et une tendresse ineffable, mais ce qui me pénétra jusqu’au fond de l’âme ce fut le "ravissant sourire de la Ste Vierge". Alors toutes les peines s’évanouirent, deux grosses larmes jaillirent de mes paupières et coulèrent silencieusement sur mes joues, mais c’était des larmes d’une joie sans mélange... " (fol 30 r°)
Dès lors, elle guérit peu à peu :
"Il n’agit pas tout d’un coup, mais doucement, suavement, il releva sa fleur et la fortifia de telle sorte que cinq ans après elle s’épanouissait sur la montagne fertile du Carmel" (fol. 30 v°)
Elle a désormais une Mère qui ne l’abandonnera plus jamais. Le sourire de la Vierge lui en donne l’assurance.
o Thérèse "perd sa mère" pour la quatrième fois lorsque Marie à son tour entre au Carmel (15 octobre 1886). Les choses se passent mieux pour elle : elle a désormais une Mère au Ciel qui ne lui manquera plus.
Le Seigneur la délivre d’un seul coup et dès lors elle accomplit "une course de géant". Elle est guérie de ses névroses et peut dès lors avancer, ce qu’elle ne pouvait pas faire auparavant !
"Le mal que je ne veux pas..." (Rm 7, 19)
L’expérience de Thérèse évoque le cri de Paul dans la lettre aux Romains.
"Je ne comprends rien à ce que je fais : ce que je veux, je ne le fais pas, mais ce que je hais, je le fais. Or si ce que je ne veux pas, je le fais, je suis d’accord avec la loi et reconnais qu’elle est bonne ; ce n’est donc pas moi qui agis ainsi, mais le péché qui habite en moi. Car je sais qu’en moi - je veux dire dans ma chair - le bien n’habite pas : vouloir le bien est à ma portée, mais non pas l’accomplir, puisque le bien que je veux, je ne le fais pas et le mal que je ne veux pas, je le fais. Or, si ce que je ne veux pas, je le fais, ce n’est pas moi qui agis, mais le péché qui habite en moi. Moi qui veux faire le bien, je constate donc cette loi : c’est le mal qui est à ma portée. Car je prends plaisir à la loi de Dieu, en tant qu’homme intérieur, mais, dans mes membres, je découvre cette autre loi qui combat contre la loi que ratifie mon intelligence ; elle fait de moi le prisonnier de la loi du péché qui est dans mes membres. Malheureux homme que je suis ! Qui me délivrera de ce corps qui appartient à la mort ? Grâce soit rendue à Dieu par Jésus-Christ, notre Seigneur !" (Rm 7, 15-25).
On croirait entendre, exprimé autrement, et ce que Thérèse n’a pas pu réaliser en dix ans, et notre propre expérience : nos vains efforts, nos résolutions sans lendemains, voire notre découragement. Paul pourrait bien parler de ce que nous expérimentons dans ces blessures psychologiques qui bloquent notre avancée spirituelle. Dans les deux cas il s’agit bien d’une entrave qu’il nous est impossible de maîtriser. Nous n’avons d’autre solution que d’attendre du Christ d’en être délivrés.
Quelle culpabilité ?
Dans ces conditions, où était mon péché si j’étais dominé par des forces que je ne pouvais maîtriser ? La question n’est pas simple et demande un discernement assez pointu dans l’analyse de ce qui se vit alors. Le péché suppose un minimum d’engagement de ma liberté ou de ma décision. Face à des blocages dont je ne suis pas directement responsable, où est donc ma culpabilité ?
Ces facteurs psychologiques n’empêchent pas pour autant ma propre complicité dans le mal. Certes ma décision n’est pas à l’origine du mal. Mais j’en suis complice et jamais tout-à-fait inconscient. C’est bien moi qui dis oui à ce mal qui habite "en mes membres".
Veux-tu être sauvé ?
Il est un autre aspect qu’il faut évoquer et qui marque à son tour la perversité du péché en moi. Pour le décrire un peu, je fais appel au curieux texte johannique de la guérison du paralytique de la piscine de Bethzatha :
"Il y avait là un homme infirme depuis trente-huit ans. Jésus le vit couché et, apprenant qu’il était dans cet état depuis longtemps déjà, lui dit : "Veux-tu guérir ?" L’infirme lui répondit : "Seigneur, je n’ai personne pour me plonger dans la piscine au moment où l’eau commence à s’agiter ; et, le temps d’y aller, un autre descend avant moi." Jésus lui dit : "Lève-toi, prends ton grabat et marche." Aussitôt l’homme fut guéri ; il prit son grabat, il marchait. (...) Plus tard, Jésus le retrouve dans le temple et lui dit : "Te voilà bien portant : ne pèche plus, de peur qu’il ne t’arrive pire encore !" (Jn 5, 5-9.14)
Jésus demande à l’homme : "Veux-tu guérir ?" La question n’est pas aussi naturelle qu’il y paraît : l’homme pouvait-il ne pas vouloir sa guérison ? La réponse du malade est elle aussi insolite. Il ne répond ni oui ni non à la question posée, mais il entre dans des explications embarrassées. Veut-il vraiment guérir ? Sans doute "voudrait-il bien". Il ne veut pas vraiment. S’il voulait vraiment, il aurait spontanément répondu "oui" à la question de Jésus. Il préfère tergiverser.
Et la question nous est relancée : "Veux-tu guérir ?" - "Seigneur, je n’ai personne..." Mais là n’est pas la question. "Veux-tu guérir, oui ou non ?" - "Eh bien !... C’est-à-dire... Je voudrais bien si..." Autant d’alibis où nous nous égarons. Ce n’est pas parce qu’on est malade qu’on veut nécessairement être guéri (alors même que peut-être on le crie très fort !). Ce n’est pas parce qu’on a pris conscience de son péché qu’on veut nécessairement en sortir, malgré ce qu’on en dit ("J’ai un très grand regret et je prends la ferme résolution... ").
Nous touchons là du doigt, semble-t-il, nos complicités souvent inconscientes avec la maladie, avec les blessures qui nous ont marqués, voire avec notre péché lui-même. Suis-je tellement sûr de vouloir en être guéri ? J’ai trouvé un équilibre précaire, ou bien j’ai échafaudé un système de défenses derrière lesquelles je vis retranché, mais qui me protège. Il m’est devenu familier et j’entretiens avec mon mal des complicités inconscientes ou délibérées : j’ai peur d’affronter la guérison et je redoute les aléas d’une situation nouvelle.
Mes blessures et mes angoisses mêmes m’étaient devenues familières. Je les préfère à l’inconnu... Je ne désire pas vraiment être guéri. C’est là une des raisons pour lesquelles tant de "guérisons spirituelles" ne se font pas ou ne durent pas.
Les chemins d’une guérison spirituelle
Il n’existe pas un chemin de guérison spirituelle, mais autant de chemins que de personnes, de blessures ou de cuirasses. A chacun de frayer le sien. Mais il demeure certains "points fixes" ou certains "passages obligés" que je voudrais recenser maintenant. Je ne prétends pas le moins du monde présenter une recette, encore moins une assurance de guérison facile, du genre "satisfait ou remboursé". Ce serait reproduire l’erreur de Simon le Magicien qui pensait se procurer le pouvoir divin.
Jésus n’est pas un guérisseur, auquel il suffirait de recourir pour être guéri, fût-ce au prix de quelque concession morale ou religieuse. Jésus est avant tout le Sauveur. D vient pour sauver et la guérison est le signe tangible du salut qui nous est offert. Et si Jésus nous sauve ou nous guérit, ce n’est pas seulement pour que nous soyons en bonne santé et délivrés de la souffrance, mais pour que nous accueillions la sainteté et que nous vivions de sa vie. Cela implique que nous quittions le péché. La guérison est au service de la conversion et non pas le contraire.
Ce que je dirai constituera surtout une liste de conditions en dehors desquelles, il est peu probable qu’une guérison spirituelle puisse survenir (sauf cependant la liberté de Dieu qui n’a pas besoin de nos permissions).
1 - Il faut accepter de reconnaître que l’on est malade ou blessé (ce qui n’est pas aussi facile qu’on pourrait le croire : bien des refus ou des aveuglements consentis se rencontrent là). Il faut aussi vouloir guérir : j’en ai longuement parlé et je n’y reviens pas.
2 - Il importe donc que je demande humblement au Seigneur de m’éclairer sur ce mal qui est en moi, sur les blessures qui ont marqué ma vie. Une telle démarche ne peut se faire dans une simple introspection, ni dans une réflexion intellectuelle, en dévorant les traités de psychologie (même si une certaine connaissance de ce type peut aussi être utile). Elle ne peut se faire que dans la prière, en repassant les événements conscients ou non qui m’ont blessé (s’ils ne sont pas ou plus conscients, la lumière de Dieu me les rendra présents) la main dans la main avec le Seigneur qui aime, qui guérit, qui sauve. J’insiste sur ce point : il ne faudrait pas s’aventurer seul sur un pareil chemin, qui peut être très douloureux et parfois très déstabilisant si je le poursuis seul.
Il va de soi que ce chemin sera plus facile si je suis spirituellement accompagné. Il faut choisir un accompagnateur compétent et, au moins un peu au courant de la question. Il pourra m’aider à voir clair, car chacun est toujours mauvais juge dans son propre cas, et à éviter les illusions ou les fausses lumières. Accepter l’accompagnement est un acte salutaire d’humilité et de foi en l’aide fraternelle, en un mot : la remise de soi à l’Eglise.
3 - Sans la foi en l’amour de Dieu qui sauve et qui guérit, il n’y a pas de guérison possible. La guérison spirituelle n’est pas, comme pour les miracles de Lourdes, une loterie où les gagnants sont forts peu nombreux. "Seigneur, si tu veux, tu peux me purifier", disait le lépreux à Jésus, qui lui répond, du tac au tac : "Je le veux, sois purifié !" (Mc 1, 40-42). La foi est ici dans la ligne de la Providence divine qui répond à notre attente : "Demandez, on vous donnera ; cherchez, vous trouverez ; frappez, on vous ouvrira. En effet, quiconque demande reçoit ; qui cherche trouve et à qui frappe on ouvrira" (Lc 11, 9-10).
4 - Le mot du lépreux a une grande importance : "Si tu veux". Certes, Dieu veut notre guérison et notre bonheur, mais ce mot "Si tu veux" signifie que je n’exige pas : je demande à mon Père, en confiance. Et de plus, sais-je si c’est vraiment là où je le pense que j’ai besoin d’être guéri ? Je peux, en toute bonne foi, me faire illusion, alors que mon vrai mal est ailleurs.
5 - Je dois savoir que si je ne supporte pas la remise en cause de moi-même, celle qui vient des autres et de leurs remarques, et aussi celles qui vient de moi et du Seigneur en moi, j’aurai peu de chance de parvenir à la guérison, car j’aurai beaucoup de mal à la désirer vraiment (et pas seulement verbalement).
6 - Dans la découverte des racines de mes blessures sous la lumière de Dieu, je me trouverai inévitablement affronté à des souffrances ou à des blessures reçues d’autres personnes (souvent très proches : père, mère, membres de la famille proche, amis, etc.).
En moi, ce qu’on appelle le "sur-moi", qui est fait des principes dont je vis, de ce que j’ai ou non le droit de penser (par exemple, je n’ai pas le droit de penser que ma mère ne m’aimait pas !) s’opposera parfois violemment à l’accueil de ces révélations : je peux m’apparaître alors à moi-même comme un ingrat, voire comme un indigne accusateur, ce qui me poussera à enfouir ces sentiments. Il faut absolument que j’accueille ces lumières et que je les reconnaisse, en laissant au besoin (pour un temps) s’exprimer mes vrais sentiments, qui peuvent se révéler parfois comme une véritable haine. Le nier ou le rejeter ne servirait à rien : il est fondamental de le reconnaître, de l’accepter comme étant mon sentiment réel, même si cela me paraît affreux : c’est la seule manière pour en être délivré. Car s’il existe en moi de la haine inconsciente pour telle personne, l’enfouir ne m’en guérira pas, mais seulement de la faire venir au jour pour l’assumer et la dépasser.
7 - Ici s’ouvre pour moi un nécessaire chemin de pardon sur lequel il me faudra avancer peu à peu, mais résolument. Sans pardon désiré et peu à peu offert, il n’y a pas de vraie guérison.
8 - Enfin, il me faudra aussi entreprendre un chemin de conversion permanente. Il y a eu en moi, sans aucun doute, des complicités avec ce mal, ces souffrances, ces blessures et aussi avec les réactions de violence, d’agressivité, de vengeance, et il me faut me convertir.
Je crois qu’aucune guérison spirituelle ne dure - même si on l’a vraiment reçue -sans ce double chemin de pardon et de conversion du cœur.
Pierre Guilbert