Le Carême dans la maturation d’une vocation
A l’origine institué pour former les catéchumènes et les préparer solidement au baptême, le Carême est devenu, pour chaque chrétien, la préparation au renouvellement des promesses de son baptême, le soir de la vigile pascale. A ce titre, ce temps liturgique est un lieu irremplaçable de découverte et de maturation de toute vocation. Le Père Jorens, curé de la paroisse Saint François de Sales, a Paris, nous explique pourquoi.
Lorsque l’on demande à de jeunes prêtres quel fut le chemin de leur vocation, ils ne parlent pas toujours des coups de grâce étonnants, des rencontres décisives du style "c’était environ la 10ème heure".
Et même, s’ils le disent, on a le sentiment qu’ils passent sous silence, sans le vouloir, tout un environnement, un milieu, disons pour faire image, un fond de tableau très important dans la naissance et le développement de cette décision de demander à l’Eglise de servir en elle comme prêtres,
Il me semble que les communautés chrétiennes sont toujours pour quelque chose dans l’image que nous nous formons de la présence et de l’action de Dieu dans le monde : non pas forcément tel mouvement ou telle petite communauté mais l’ensemble de la vie chrétienne normale telle que l’Eglise nous donne de la vivre au rythme des temps et des années. Et plus spécialement dans le déroulement du Mystère du Christ et de son Corps dans l’année liturgique et l’acte liturgique. C’est l’ensemble de ces communautés qui appelle. L’Eglise qui est ici et là et qui vit en communion avec toutes les autres : celle de ma campagne, de Paris, de Sens, de Toulouse, de ce pèlerinage à Lourdes que j’ai fait à 15 ans, de mon aumônerie. Celle de Pierre, de Paul, mais aussi de Pascal, de Dostoïevski peut -être. Celle des Scouts lorsque nous avons animé la Semaine Sainte à Méribel-les-Allues. Toute l’Eglise présente au sein de l’humanité.
Partout où un homme se lève parce qu’une parole est dite et parce que d’autres se lèvent autour de lui, un beau jour, il sait que "ça n’arrive pas qu’aux autres". "Viens, suis-moi". Déjà dans l’Evangile il y avait cette aventure curieuse de douze hommes qui ont été choisis : "laissant là leur filets et leur père, ils le suivirent". Par pour eux seulement mais pour faire quelque chose qui intéressait... Non pas tout le monde apparemment... Mais "LE" monde. Je vous passe la suite.
Dans les réflexions qui suivent, j’aimerais regarder pourquoi le déroulement du temps du Carême, de la Semaine Sainte, et plus spécialement de la Vigile Pascale, me semble un temps favorable à l’éveil et à l’écoute de cet appel : celui qui convertit un homme et l’instaure dans le Christ, pour employer l’expression de St Paul, et celui qui répercute l’appel du Christ aux "ouvriers pour la moisson".
L’assemblée liturgique comme telle est un lieu d’appel et de conversion
Lorsque le Concile Vatican II dans la Constitution sur la Liturgie envisage l’action du Christ et l’œuvre du salut, il écrit :
"Pour l’accomplissement d’une si grande œuvre, le Christ est toujours là auprès de son Eglise, surtout dans les actions liturgiques. Il est là présent dans le sacrifice de la Messe, et dans la personne du ministre, <le même offrant maintenant par le ministère des prêtres, qui s’offrit alors lui-même sur la croix> et, au plus haut point, sous les espèces eucharistiques. Il est là présent par sa vertu dans les sacrements au point que lorsque quelqu’un baptise, c’est le Christ lui-même qui baptise... Par suite, toute célébration liturgique, en tant qu’œuvre du Christ prêtre et de son Corps qui est l’Eglise, est l’action sacrée par excellence dont nulle autre action de l’Eglise ne peut atteindre l’efficacité au même titre et au même degré." (S.L. n°7)
Action sacrée par excellence dont nulle autre action de l’Eglise ne peut en atteindre l’efficacité. On mesure l’importance de cette affirmation et l’on sait la puissance d’une Assemblée lorsqu’elle est vraiment et simplement vécue.
Il suffit que tous en soient conscients. C’est l’Assemblée chrétienne et la présence du Christ depuis le premier moment où le prêtre salue l’Assemblée : "Le Seigneur soit avec vous". Quelle que soit l’importance de l’Assemblée, il faut que chacun "sente" la présence des autres. Quel poids d’humanité ! chacun y vient porteur d’attentes très diverses, une présence en implique beaucoup d’autres et à ce titre chacun est le "prêtre" d’un petit troupeau, la famille et le cercle de relations habituelles, les amis et les moins amis. Un mot suffit à les évoquer.
C’est un temps de rassemblement et donc de visibilité de l’Eglise et aussi de ce que le Christ accomplit en elle. Chacun sait aussi qu’il est là "pour les autres" et que la présence des autres est importante pour lui.
Ce rassemblement a une histoire. Avant qu’il n’ait lieu, il y a toute la vie de l’Eglise dispersée au milieu des hommes et ce que les chrétiens ont vécu en fidélité au Christ et même en oubli du Christ. Ils ont du moins essayé de vivre des paroles de l’Evangile et maintenant, ils sont rassemblés pour vivre son mystère. D’une certaine façon on peut dire que toutes les activités, les autres rencontres, les aventures des mouvements et des aumôneries trouvent ici, en même temps, leur source et leur aboutissement "dans l’attente du Royaume accompli".
On sait que la Constitution sur la liturgie insiste sur la nécessité de la participation active des fidèles. Bien sûr, il y a des moyens extérieurs qui permettent cette participation : le chant, les réponses, les gestes accomplis ensemble ou le silence gardé avec attention. Voilà les signes et les moyens de la participation. Mais ce qui compte le plus est la disposition intérieure de chacun.
Il est nécessaire de souligner que pour un chrétien, l’action la plus efficace n’est pas forcément une entreprise extérieure, mais celle qui s’accomplit dans l’être profond de chacun. Le Père Teilhard de Chardin avait une formule audacieuse lorsqu’il parlait à propos de l’Immaculée Conception, de "l’action immobile". C’est à cette profondeur que se fait entendre un appel de Dieu.
A ce titre, la liturgie est vraiment une action collective : le don fait par le Christ à son Eglise ("le sacrifice de Jésus-Christ que tu as confié toi-même à ton Eglise", dit une prière eucharistique) requiert la conscience éveillée de chacun. Marcel Légaut a jadis exprimé cette attitude du chrétien à laquelle il doit être éduqué : Dans "Introduction à l’intelligence du passé et de l’avenir du Christianisme", il écrit : "Lorsque deux ou trois d’entre vous seront réunis en mon nom, avait dit Jésus, je serai au milieu d’eux. Peut-être pensait-il aux foules entassées et bruyantes qui s’entassaient dans le Temple de Jérusalem, et affirmait-il ainsi le contraste entre ce qu’il désirait des siens et ce qui se faisait. Sans doute, n’était-ce pas tant à cause du petit nombre de ses disciples, qu’il parlait de deux ou trois, mais en vue de la qualité de leur communion spirituelle.
Perdus dans la masse mais aussi et surtout en travail d’approfondissement personnel, ces hommes devaient non seulement se rassembler, poussés par leur solidarité devant le même destin, mais s’unir en son nom, autour de son souvenir. Il fallait que, dans le recueillement, ensemble, comme par un sursaut vital, ils s’attachent à ce souvenir pour lui garder sa fraîcheur et lui conserver sa puissance, afin d’être transformés, portés au-dessus d’eux-mêmes comme ils l’avaient été près de leur Maître. Dans ce climat fraternel, ils animeraient mutuellement leurs souvenirs, ils les enrichiraient, ils les rendraient plus actifs, plus éclairants, ils deviendraient plus intelligents de ce que Jésus avait été pour eux, de ce qu’il serait désormais. Se fortifiant les uns les autres, ensemble, ils seraient capables d’affirmer leur foi envers et contre tout...
"Faites ceci en mémoire de moi", ultime demande que l’approche de la mort et la séparation définitive rendaient plus pressante encore...
Ce fut une véritable prière qu’il leur adressa. Elle s’appuya sur tout ce qu’il avait été pour eux, sur tout ce qu’ils avaient été pour lui. Elle se fit d’autant plus pressante, qu’elle était plus urgente et plus nécessaire. Elle eut l’intensité et la solennité de cette heure suprême.
Par cet appel tout nourri d’un passé encore intensément présent, Jésus demandait à ses disciples de se livrer ensemble et personnellement dans la foi, à l’activité du souvenir, pour ne pas être amenés insensiblement à perdre le sens profond de ce qu’il leur avait apporté et qu’ils avaient reçu sans avoir été capables, sur le moment même, d’en saisir non seulement la nouveauté radicale mais aussi la puissance créatrice."
Il faut que les fidèles sachent clairement qu’ils entrent dans l’Eglise parce que Dieu a pris l’initiative de les appeler : même s’ils n’y viennent pas régulièrement, même s’ils sont entrés "par hasard" comme ils disent, A travers leur désir d’être là, c’est Dieu qui les convoquait. Et, en même temps, ils viennent pour répondre au commandement de Jésus à son Eglise : "Faites ceci en mémoire moi". Comme le dit Marcel Légaut "ils viennent pour se livrer consciemment à l’activité du souvenir". Ce caractère libre et spirituel implique qu’un appel a été perçu.
On voit aisément comment un chrétien peut ainsi naître à lui-même, à sa vocation s’il entre dans ces dispositions. De même, il est possible que quelquefois, on "assiste à une messe plus qu’on y participe : un vague ennui, une distraction, un agacement ou un grave souci et la messe se déroule sans que l’on y soit vraiment. Mais il suffît alors du changement d’une disposition intérieure au moment où l’on en prend conscience pour qu’aussitôt une messe prenne le vent de l’Esprit. Celui qui n’était que fermeture et agacement ouvre sa liberté à la liberté de Dieu.
Chaque membre du Peuple de Dieu doit découvrir cette attitude active au sein de la célébration. Par exemple au moment de l’homélie, pendant que le prêtre parle, sa parole apparemment solitaire est en définitive en dialogue. Une connaissance, une écoute, peut-être une vie partagée doit avoir précédé son homélie, dans la vie d’une communauté. De même, il faut que les fidèles sachent que pendant l’homélie, ils ne peuvent être passifs : l’Esprit de Dieu travaille le cœur de chacun. On voit quel mouvement d’appel vers Dieu cela suppose. Sans cesse le chrétien doit répéter, comme Saint Macaire le commande pour la prière "Seigneur comme tu veux, Seigneur comme tu fais". A condition que le prêtre ne se prêche pas lui-même et qu’il soit dans ces dispositions. C’est un moment où le Seigneur dialogue avec son Peuple.
Le Carême dévoile l’action de Dieu dans le Monde
La découverte d’une vocation, d’un appel de Dieu, c’est la découverte d’une tâche à accomplir. Souvent les chrétiens sont "habitués", ils ont l’impression qu’il ne se passe rien et que l’on répète toujours les mêmes choses.
C’est pourquoi il est nécessaire de mettre en avant cette tâche laborieuse de l’Eglise. C’est ainsi que le Concile en parle :
"Tout comme l’Israël selon la chair, cheminant dans le désert, reçoit déjà le nom d’Eglise de Dieu (Dt 23, 1) ainsi le nouvel Israël qui s’avance dans le siècle présent en quête de la Cité future (He 13, 14) est appelé lui aussi "Eglise du Christ" (LG 9).
Chacun se trouve comme un membre vivant de l’Eglise :
A toute époque, à la vérité et en toute nation, Dieu a tenu pour agréable quiconque le craint et pratique la justice (cf. Ac 10, 33). Cependant le bon vouloir de Dieu a été que les hommes ne reçoivent pas la sanctification et le salut séparément, hors de tout lien mutuel ; il a voulu, au contraire, en faire un peuple qui le connaîtrait selon la vérité et le servirait dans la sainteté... Ceux, en effet, qui croient au Christ sont "re-nés", non d’un germe corruptible, mais du germe incorruptible qui est la Parole du Dieu vivant, non de la chair, mais de l’eau et de l’Esprit Saint (cf. Jn 3, 5-6) ; ceux-là constituent finalement "une race élue, un sacerdoce royal, une nation sainte, un peuple que Dieu s’est acquis" (cf. Pr 2, 9-10), ceux qui autrefois n’étaient pas un peuple étant maintenant le Peuple de Dieu.
Le temps liturgique du Carême indique réellement et symboliquement que le Peuple de Dieu, le "Corps du Christ" vit et progresse.
Le temps chrétien n’est pas une plaine sans relief. Il y a des "sautes", des événements, des mouvements dans le temps. En son déroulement s’accomplit une histoire, une aventure. Donc, des risques sont pris et il y a toujours la possibilité d’assoupissement. C’est pourquoi, dès le début du Carême, un appel retentit sur le peuple par la parole de Saint Paul :
"Réveillez-vous, le temps a largué ses voiles, nous sommes plus près du salut qu’au temps où nous avons commencé à croire". (cf. Rm 13, 11)
En effet, c’est la monotonie qui étouffe le plus l’existence de l’homme. Le sentiment qu’il ne se passe rien. Or il se passe quelque chose, répètent les prophètes, vous ne pouvez pas dormir pendant ce temps-là. C’est le thème du "réveil" que la liturgie claironne pendant le Carême.
Si je dis "liturgie", c’est qu’il s’agit de l’action commune de l’Eglise ; mais pour être vraie elle ne pourrait se cantonner à la liturgie. Elle engage tous les jours de l’homme : la semaine, la vie de tous les jours comme nous disons, demande et prépare cet ensemencement par la Parole de Dieu qui s’accomplit le dimanche. Chaque dimanche, le peuple est fécondé et appelé à entrer dans le mouvement du salut.
Le Carême fait revivre les quarante ans du Désert et l’acte du Christ qui engage toute sa mission telle qu’elle s’est accomplie une fois pour toutes et achevée dans la Résurrection. Comme ce temps de grâce fut donné au peuple de Moïse pour se former comme interlocuteur de Dieu, il est donné maintenant pour chacun comme ce même temps exceptionnel : il ne s’agit plus de se promener parmi des options religieuses mais d’engager sa vie par ces moyens qu’annonce le Mercredi des Cendres : le jeûne, la prière et l’aumône, quand le prêtre dit à chacun : "Convertissez-vous et croyez à la Bonne Nouvelle".
Le Carême met en valeur la marche dans le désert comme structure de l’existence chrétienne mais il faudrait introduire le thème cher aux Pères de l’Eglise des "Mirabilia Dei", ces grandes œuvres que Dieu accomplit depuis la création du Monde. La Vigile Pascale, dans les lectures, les développe. Ces actions de Dieu marquent l’histoire et les "Mirabilia Dei" culminent dans l’Acte sauveur et le Mystère du Christ, "le Mystère caché depuis les origines et qui nous est révélé : Christ au milieu de vous, l’espérance de la Gloire".
Il faut aussi mettre en valeur l’action secrète, cachée de l’Esprit. Ce qui nuit le plus à la vie de l’Eglise, aux yeux de beaucoup de jeunes, c’est le sentiment que, sous prétexte de tradition et de continuité, rien ne s’innove, rien ne se passe. Mais l’action n’est pas chamboulement et agitation, l’action est changement profond de l’être. Cela s’appelle la conversion.
La découverte d’une tâche à accomplir
Pour que l’Assemblée du dimanche, pour que la célébration du Carême soient ainsi vécues avec leur force d’entraînement pour chaque fidèle, il est nécessaire que la communauté chrétienne existe. L’Eucharistie fait naître l’Eglise et l’engendre progressivement mais non pas sans que chacun soit invité à y prendre progressivement sa place. Lorsque ces assemblées sont très vastes comme c’est le cas souvent en ville, on peut craindre que le terme de "communauté chrétienne" ne soit qu’une image approximative ; il n’en est rien. Il suffit qu’une part suffisamment importante d’une assemblée ait tissé des liens véritables pour que l’ensemble en bénéficie.
Saint Paul dit aux chrétiens : "Portez le fardeau des uns et des autres et faites-vous part mutuellement des dons que vous avez reçus." (cf. Ga 6, 2). On ne vit pas réellement comme membres du Corps du Christ si l’on ne se sait pas invité avec insistance à toute relation vive.
On pourrait dire d’une certaine façon que toutes les activités et réunions diverses d’une paroisse, les réalisations des mouvements, les animations sont de quelque façon toujours en lien avec l’assemblée eucharistique. Cela aussi doit être rappelé souvent : un repas de fraternité, une marche de pèlerinage, des journées d’amitié, la réunion des nouveaux arrivants, les groupes de prière, les rencontres de foyers, les révisions de vie de l’action catholique, permettent, chacune à leur façon, que tous célèbrent l’eucharistie comme des frères lorsqu’ils se retrouvent tous les dimanches.
Pour qu’une communauté s’identifie, il est nécessaire que chacun sache le plus clairement possible quel but sa communauté poursuit, non seulement le but lointain et dernier, celui-ci est suffisamment clair en chaque eucharistie, mais comment il s’incarne, pour un temps donné, dans un but à moyen terme.
Dans notre paroisse, nous choisissons chaque année (année scolaire, d’une "rentrée" à l’autre) un thème dominant qui est en même temps un objet d’étude sur lequel nous nous éclairons et, en même temps, l’indication d’un effort de conversion et de progrès. A cet égard, les encycliques sont souvent de bons thèmes de travail à condition de ne pas les envisager seulement comme matière à discussion mais comme l’éclairage et l’indication d’une responsabilité pour l’Eglise. Nous avons eu successivement :
une année sur "Sollicitudo Rei socialis"
une année sur "Thérèse de l’Enfant Jésus"
une année sur le thème du Synode parisien "Dieu ouvre à tous la porte de la foi"
une année sur l’espérance dans l’œuvre de création familiale
une année sur les "Actes des Apôtres".
Je m’arrêterai un peu sur ce dernier thème pour faire comprendre comment la vie communautaire réalise ce qu’annonce l’ensemble du Mystère chrétien dans l’Eucharistie et spécialement dans ce temps du Carême ou la Vigile Pascale.
Tous les groupes lisaient dans la paroisse le Livre des Actes pour y découvrir comment l’Esprit Saint fait lever, par l’annonce de la Parole et du message évangélique de Jésus, un peuple chrétien, comment se font les conversions, et comment Dieu, justement "ouvre la porte de la foi aux païens". Comment trouver la confiance, car "nous sommes pour notre temps, les premiers chrétiens" ? Tel fut le leitmotiv de notre année.
Une fois par mois, à l’Assemblée eucharistique, nous lisions comme seconde lecture une page du Livre des Actes. Cette proclamation dans l’assemblée d’aujourd’hui nous rendait frères de la génération des apôtres. A chaque fois, une fresque nouvelle représentant l’événement dominait l’Assemblée.
Par ailleurs, nous avons pensé qu’il fallait proposer à beaucoup de chrétiens de se former et d’approfondir ce "discernement" de l’action de l’Esprit qui doit s’accomplir dans presque toutes nos relations entre chrétiens, dans nos réflexions comme dans les contacts que nous avons. Puisque les pères Jésuites de Manrèse formaient à ce discernement, nous avons pu, au cours de deux week-ends en faire bénéficier des chrétiens. Beaucoup y ont découvert ce que pouvait être "l’accompagnement spirituel" et comment il peut permettre de trouver plus rapidement sa vocation et être plus participants à l’action de l’Esprit dans l’Eglise.
Lorsque nous parlons "d’accompagnement spirituel" au stade où nous nous situons, il ne s’agit pas d’une technique élaborée mais déjà de la reconnaissance que dans toute relation se joue, à un certain degré, la reconnaissance de la volonté de Dieu que nous cherchons ensemble. De même que l’Evangile est rempli de ces rencontres de Jésus où chacun réagit à son message de lumière, de la même façon cet acheminement se joue dans nos relations. Il n’y a pas que les prêtres qui poursuivent avec intention cette action de l’Esprit, mais tout chrétien, lorsqu’il participe à la vie d’un petit groupe, doit y apporter sa propre participation, il doit aider son frère à recevoir cette lumière. C’est ainsi que la parole de Dieu fait son chemin. Il ne peut sortir d’une réunion en constatant seulement : "Cette réunion ne m’a rien apporté". Lui-même, qu’a-t-il fait ? Cette disposition d’esprit est pour beaucoup dans la découverte par chacun de sa tâche dans l’action de l’Eglise. Etape nécessaire pour la découverte de sa vocation.
L’appel est personnel.
Il se découvre dans la prière et le dialogue
Le temps du Carême tel qu’il est annoncé et vécu par l’Eglise dans les célébrations ne doit donc pas être séparé de l’ensemble de la vie de l’Eglise. Ce lien doit être sans cesse et effectivement vécu.
La conversion - et la "vocation" qui est une des formes de la conversion - suppose qu’une parole ait été perçue comme directement à moi adressée. Dans l’Encyclique "Redemptoris Mater", Jean Paul II décrit l’existence de Marie comme le "pèlerinage de la foi" et il montre la permanence de la parole dite par Elisabeth au moment de la Visitation : "Heureuse celle qui a cru aux paroles qui lui furent adressées de la part du Seigneur". Cela lui permet de dire que le "fiat", le "oui" de Marie fut comme le "commencement secret de l’Eglise".
Pour chacun de nous il est bien difficile de dire ce que fut la parole décisive et ce qui a permis qu’elle fut entendue. Sans doute les préparations furent-elles longues, imperceptibles au début, puis un beau jour, la lumière s’est levée.
Simone Weil note que la présence appelante, convertissante de Jésus qui s’adresse personnellement à un homme, court tout au long de l’Evangile. Ces dialogues vifs et décisifs qui aboutissent au "Viens suis-moi" ou encore "Seigneur, si tu le veux, tu peux me guérir" , "Je le veux sois guéri", le Christ nous les a promis lorsqu’il a dit : "Si deux ou trois sont réunis en mon nom, je suis au milieu d’eux."
Elle écrit au Père J.-M. Perrin :
"Il y a deux langages tout à fait distincts, quoique composés des mêmes mots, le langage collectif et le langage individuel. Le Consolateur que le Christ nous envoie, l’Esprit de Vérité, parle selon l’occasion l’un ou l’autre langage." Et elle continue : "Tout le monde sait qu’il n’y a de conversation vraiment intime qu’à deux ou trois. Déjà, si l’on est cinq ou six, le langage collectif commence à dominer... Le Christ n’a pas dit deux cents ou cinquante. Il a dit deux ou trois. Il a dit qu’il est en tiers dans l’intimité d’une amitié chrétienne...
"Le Christ a fait des promesses à l’Eglise, mais aucune de ces promesses n’a la force de l’expression ; "Votre Père qui est dans le secret". La Parole de Dieu est la Parole secrète. Celui qui n’a pas entendu cette parole, même s’il adhère à tous les dogmes enseignés par l’Eglise est sans contact avec la vérité."
Il faut interpréter cette conclusion trop abrupte mais il ne faut jamais oublier que la Vérité est une Personne, celle du Verbe et qu’elle est reçue dans un cœur vivant qui répond "je" dans la foi. Et qui engage la vie.
La préparation du catéchumène, image de toute vie chrétienne
C’est pendant le Carême que s’accomplit la dernière étape de préparation des catéchumènes pour le Baptême. Ce parcours est une occasion merveilleuse de faire découvrir à tous les baptisés le sacrement qui a marqué de façon définitive leur vie. On voit comment Dieu appelle, travaille et convertit le cœur de chaque homme et comment l’homme répond dans sa liberté. Souvent les chrétiens ont l’impression d’avoir été portés par le fleuve et de n’avoir jamais pris pied pour "choisir".
Il est bien rare, dans les grandes communautés chrétiennes, qu’il ne soit pas possible de vivre la dernière préparation d’un catéchumène qui doit être baptisé dans la Nuit Pascale. Habituellement, la préparation se fait sur plusieurs années dans le cadre d’une petite communauté catéchuménat où plusieurs catéchumènes cheminent ensemble. Mais il faut justement donner une visibilité et une présence à cette communauté au sein de la plus importante communauté de toute une paroisse.
C’est le mouvement vital normal de l’Eglise que cette première annonce de la foi et l’avance progressive dans la connaissance de Jésus jusqu’au moment du baptême. Il faut mettre en valeur les étapes décisives : la communauté est en même temps témoin et tout entière liée dans cet engagement réciproque d’un nouveau membre. Dans notre paroisse, nous avons eu ainsi une jeune mère de deux petits enfants, son mari déjà chrétien avouait que lui-même retrouvait une foi plus vive au contact de la décision de sa femme de demander le baptême : "C’est moi qui suis chrétien mais c’est elle qui me tire". Tous deux ont participé à la vie d’une petite équipe de foyers et un beau jour, devant toute la communauté, elle a, au cours d’une liturgie, expliqué son désir, puis sa décision de commencer la dernière étape de sa formation pour le baptême. La vie chrétienne est ainsi manifestée comme l’objet d’une décision : déjà le premier écrit chrétien du IIème siècle, la "Didachè", commence par cette phrase : "Il y a deux voies, l’une de la vie et l’autre de la mort, et l’écart entre elles est grand". Il est manifesté aussi que l’on peut se convertir à tout âge.
Ce qui est dit ici pour un catéchumène adulte va aussi pour les baptêmes d’enfants en âge de catéchisme. Les célébrer à la Vigile Pascale permet un mouvement de réveil pour leurs parents. Il suffit parfois d’une réunion particulière pour eux, avec les futurs baptisés de la Nuit Pascale, pour que ce sentiment d’un appel de Dieu et d’une réponse vive de l’homme soit pour eux aussi une découverte. Une préparation de baptême doit être mise en valeur devant toute une communauté car on y trouve résumé le mouvement salutaire tel que les apôtres en ont entendu l’appel.
"Allez de toutes les nations faites des disciples", c’est le premier appel à se prononcer pour le Christ.
"Les baptisant au nom du Père, du Fils et du Saint Esprit", c’est le sacrement lui-même comme acte de Dieu.
"Leur apprenant à observer tout ce que je vous ai prescrit", c’est la mise en œuvre dans l’action de la vie selon le Christ.
La Vigile Pascale
Le Carême et la Vigile Pascale sont des lieux de conversion parce qu’ils font revivre au sein d’un Peuple la rencontre du Christ dans son mystère telle qu’elle s’accomplit pour les contemporains de Jésus et pour tous les membres de son Eglise au cours des siècles. Tous, dans ces sacrements, sont rendus contemporains de Jésus dans l’appel, la réponse personnelle et l’accomplissement du Mystère.
Tous ces éléments vivent symboliquement et réellement dans une Vigile Pascale.
J’ai souvenir d’avoir vécu cette Vigile au moment des débuts de la réforme liturgique. C’était à Avila avec les étudiants de Sorbonne. La Vigile commençait au creux de la nuit dans une église qui débouchait sur les remparts de la ville et l’office finissait au soleil levant éclairant les remparts. Tout un peuple naissait dans le matin, surgissant du profond de la nuit pour trouver le jour silencieux de Pâques. Enseigné par la parole de Dieu, illuminé du feu nouveau, aspergé de l’eau du baptême et ainsi renouvelant les promesses du baptême s’inscrivant par décision, libre pour la suite du Christ, ayant communié et offert la plus belle louange celle de l’Eucharistie.
Dans la Vigile, tous les éléments d’appel et de conversion que nous venons de souligner se trouvent mis en valeur. Il est nécessaire de dire aux chrétiens que cette Vigile est le plus bel Office et qu’ils devraient calculer leurs horaires de départ en vacances pascales pour vivre cet Office, à l’arrivée... ou avant leur départ. Pour tous ceux qui ont déjà vécu une fois ou l’autre cette Vigile, nous pouvons la résumer ainsi :
o Le monde est dans la nuit de la mort et du péché. Mis au creux de la nuit, le jaillissement fulgurant de la Lumière. Et c’est la bénédiction et l’acclamation du feu nouveau qui "de mains en mains" est partagé à tout le monde et qui fait reculer l’obscurité. Chacun en possède une part. Tous ces petits lumignons qu’il faut garder allumés pendant toutes les lectures font une source de lumière dans le monde. Comme chaque chrétien uni à ses frères devrait l’être.
o Ce jaillissement de Lumière a été longuement préparé par toute l’histoire du peuple de Dieu. Les Pères de l’Eglise disent que Dieu peu à peu s’habitue à l’homme et l’homme à Dieu dans les espérances, le sang et les larmes de l’histoire. Il y a les temps des "rappels" de Dieu par les prophètes et les temps "où le ciel est fermé". Peu à peu naît en nous l’idée que nous faisons partie de ce grand "philum" de chrétiens qui tient l’espérance dans le monde. Et chacun de nous trouve sa place dans ce peuple dépositaire de la promesse et enfin dans l’Eglise du Christ qui la réalise.
o Il y a cinq grandes lectures de la Parole de Dieu et puis la lecture de l’Evangile. A chaque lecture, il y a l’oraison du célébrant qui l’interprète pour l’Eglise et après l’Evangile, l’homélie qui dit seulement "ce que vous venez d’entendre se réalise aujourd’hui dans les sacrements."
o Et c’est alors la Liturgie des baptêmes. Chacun des catéchumènes est appelé devant tous et répond fermement "Me voici". Et le dialogue commence qui permet à tout baptisé de se demander par devers lui ce qu’il répondrait : "Que demandez-vous à l’Eglise de Dieu ?" Le futur baptisé peut répondre d’un petit mot plus explicite où l’action de Dieu dans une existence est reconnue. C’est alors vers toute l’Assemblée que se tourne le prêtre et chacun peut, pour le temps présent, renouveler sa décision de "suivre le Christ".
Le Carême et la Vigile Pascale ont une place privilégiée dans la découverte et la maturation d’une vocation parce qu’ils sont des moments où le mystère chrétien s’exprime sous sa forme la plus dynamique. Le christianisme n’annonce pas une théorie et une philosophie nouvelle sur le monde, il annonce une Présence et cela est signifié d’une façon éminente dans les sacrements.
Ce qui provoque, ce qui réveille, ce qui entraîne, c’est le Christ lui-même vivant dans l’Eglise. Lorsque le prêtre dit à celui qui demande le baptême : "Entre dans l’Eglise pour avoir part avec le Christ à la Vie éternelle", il l’exprime pleinement. Les chrétiens d’Orient disent que l’Eglise est le lieu "où circulent les énergies divines" et Dieu en Jésus-Christ éveille la liberté de l’homme.
Il est donc nécessaire que les prêtres "pasteurs du Peuple de Dieu", comme les "Christi fidèles" les uns par rapport aux autres, soient toujours dans cette attitude d’appel, qu’ils soient "incitatifs". Il ne leur suffit pas d’entendre, d’enregistrer, de fixer l’œil sur les courbes et les statistiques. Chacun demande à Dieu de lui donner cette attitude fraternelle d’initiative lorsqu’il dit : "Tu nous as choisis pour servir en ta présence".
Rien n’est plus entraînant que le dynamisme de chacun dans l’Eglise. Comme le disait un jeune fiancé : "C’est la conversion des autres qui me convertit". Les saints sont les meilleurs témoins de cette force.
Robert Jorens
curé de la paroisse Saint François de Sales, Paris.