Croire c’est se convertir
Pour Jacques Lebreton, diacre permanent, la foi est une succession d’appels à la conversion, des retournements où Dieu fait patiemment son travail de maturation en nous. Témoignage.
Les Juifs intrigués par la personnalité            de Jean Baptiste venaient lui rendre visite au désert. Or il            est étrange de constater que ces Juifs, qui étaient des            croyants et qui, de ce fait, étaient à l’affût d’une            nouvelle expression de leur foi, étaient accueillis par le prophète            par ces mots : "Convertissez-vous, croyez à la bonne            nouvelle" (Luc 3, 3-18)
Croire, n’est-ce pas être en état permanent de conversion ? Un prêtre de mes amis avait l’habitude de dire : "Ecoute,            c’est très simple : si tu as compris, c’est que ce n’est plus            cela." Et il est de fait que, si nous avons compris, il est            temps de tourner la page car la vérité est toujours nouvelle,            constamment en renouvellement.
A la bataille d’El-Alamein, en 1942, l’éventualité de            la mort s’était présentée à moi et l’angoisse            de l’inconnu m’avait étreint. Qu’avais-je fait de cette éducation            chrétienne reçue dans mon enfance ? Elle n’était            pourtant pas si loin ! "Tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais            déjà trouvé" (Pascal). En explosant, une            grenade m’avait laissé aveugle et sans mains. Dieu existe-t-il ? Sur mon lit d’hôpital la question me revenait sans cesse à            l’esprit. Comment ne pas évoquer ici la phrase que le prophète            Osée prête à Dieu : "Je t’emmènerai            au désert, je parlerai à ton cœur et je te renverrai            à ta vigne" (Osée 2, 16). Bien qu’entouré            d’une vive affection par le personnel hospitalier, l’hôpital fut            pour moi un désert aride ; où trouverai-je désormais            mon semblable ? L’infirmité me marginalisait, j’avais prié            à "gueuler" et il avait parlé à mon cœur.
La foi n’est pas une capitulation devant un argument décisif            mais c’est une rencontre avec un Dieu qui n’est pas un partenaire, un            face à face, un vis-à-vis, mais c’est quelqu’un de plus            intime à nous-mêmes que nous ne le sommes nous-mêmes.            J’étais pauvre à jamais de mes yeux et de mes mains :            "il est plus difficile au riche d’entrer dans le royaume de Dieu            qu’au chameau de passer par le chas d’une aiguille" (Marc 10,            24-25). Dieu ne parle pas à l’intelligence de l’homme mais au            cœur ; et en dépit de la violente tentation de me jeter            par la fenêtre, du plus profond de mon être j’avais senti            monter son appel à la vie : "Il faudra que je me marie,            il faudra que je travaille". Il me renvoyait à ma vigne.
"Croissez, multipliez-vous, remplissez la terre et fécondez-la"            (Genèse 1, 28). Le mariage et le travail sont des vocations            naturelles de l’homme, nous y reviendrons.
Me marier, travailler, dans l’état où j’étais cela            n’était pas évident mais c’était l’appel de la            vie. Et puis j’ai rencontré une jeune fille qui m’a dit : "Ce            n’est pas parce que tu es aveugle et sans mains que l’on ne peut pas            faire un bonheur ensemble." Et la vocation du mariage s’était            ouverte devant nous, il y avait trois ans que j’étais handicapé.
Et puis j’ai rencontré le président d’une association            d’aveugles qui m’a demandé de participer à son secrétariat.            Depuis six ans je cherchais une activité à laquelle je            pourrais me donner. Avoir éprouvé si longtemps un tel            sentiment d’inutilité et découvrir tout d’un coup que            l’on peut être utile à quelque chose, c’est retrouver toute            sa dignité. Aider un camarade handicapé à se remettre            sur pieds, à prendre sa vie en charge, c’est se reconstruire            en reconstruisant l’autre, c’est donner un sens à sa vie :            "Croyez à la bonne nouvelle !". Croyez à            la joie de vivre.
Ainsi en dépit de ce grave handicap, mon épouse et moi-même,            nous étions arrivés à un certain palier, comme            si cela y était, comme si désormais le but était            atteint, mais on n’est pas chrétien, on le devient. Un chrétien            est constamment dans le devenir, il nous importe de croire à            la bonne nouvelle. Tourne la page, déjà quelque chose            de nouveau te sollicite.
Croire n’est pas être prisonnier, ce n’est            pas une aliénation, c’est un accomplissement.
Or, si la foi est une libération, une éclosion, elle            est aussi une invitation à la responsabilité de soi-même            et des autres. Tout au long de l’évangile, le Christ ne cesse            de mettre l’homme devant ses responsabilités : à l’aveugle            né : "Va te laver à la piscine de Siloé"            (Jean 9, 7) ; au paralysé passé par le toit : "Lève-toi            et marche" (Luc 5, 24) ; à Zachée : "Descend            de ton arbre" (Luc 19, 5). C’est un constant appel à            croire à nos responsabilités pour donner un sens à            notre vie, au-delà de nos peines. Mais sur ce chemin de la vie            il ne s’agit pas de se gonfler d’orgueil. Insensiblement dans l’action,            j’avais oublié ce Dieu d’Amour qui avait fécondé            ma souffrance par sa présence et qui avait été            en moi l’objet même de mon espérance.
Sur mon lit d’hôpital j’avais versé des larmes de joie            en le découvrant, mais voilà que dans l’activisme, je            me détournais de lui. L’action sociale s’étant donnée            à moi, je m’en étais grisé. Croire n’est pas être            prisonnier, ce n’est pas une aliénation, c’est un accomplissement,            mais qui n’est réalisable que dans la fidélité            et je m’étais éloigné. Comme le fils prodigue,            je m’étais égaré. Mais si l’homme peut renier Dieu,            Dieu ne peut pas renier l’homme ! Et un jour "ratatiné comme            un vieux pruneau desséché", loqueteux et misérable,            j’étais revenu vers la maison du Père pour découvrir            que le Dieu de résurrection qui s’était révélé            au fond de moi-même, sur mon lit d’hôpital, plein de tendresse            et de compassion, était avant tout un Dieu de miséricorde.            Et pour moi il tua le veau gras.
"Il y a de la joie chez les anges de Dieu pour un seul pécheur            qui se convertit" (Luc 15, 10). Dans mon égarement,            j’avais voulu divorcer, et pour y parvenir, pendant plus de deux ans,            j’avais traité ma femme comme on n’aurait pas traité un            chien. Mais elle avait résisté et me voyant revenir à            la lumière, elle m’avait accueilli comme aux plus beaux jours            de nos fiançailles. Ce retour à la foi, je l’avais ressenti            profondément comme un besoin de me confesser et de communier,            comme un besoin de "gestifier", de célébrer            cette transformation intérieure qui s’était produite en            moi - reconnaître ma faute sacramentellement - et de me nourrir            du corps du Christ, pain vivant, corps du Ressuscité.
Ensemble, avec mon épouse, nous avions essayé de reconstruire            la famille. Nos enfants nous appelaient à être des témoins            de l’espérance et, providentiellement, il s’était présenté            un moyen matériel de concrétiser la chose en nous isolant            du monde : "Je t’emmènerai au désert",            de façon à ressouder la famille : "Je parlerai            à ton cœur", pour nous permettre, ainsi qu’à            nos enfants, de reprendre un nouveau départ "et je te            renverrai à ta vigne".
Cela s’était fait tout naturellement. Certains pourraient penser            qu’il ne s’agissait que de circonstances de hasard, mais le hasard n’existe            pas. Pour reconstruire la famille nous avions déménagé,            coupant ainsi nos enfants de relations plus ou moins douteuses ; une            sorte de désert en sorte. Dans la prière nous avions cherché            une nouvelle voie. Nous étions en 1962 et c’est alors que c’est            produit le scandale de la Thalidomide : une femme enceinte, qui avait            pris ce tranquillisant, avait mis au monde une petite Corinne qui n’avait            ni bras ni jambes et devant ce drame affreux, elle n’avait pas trouvé            d’autre issue que de donner à sa fille un biberon de barbiturique.            Ce n’est pas une solution que de déchirer l’énoncé            du problème, "Que celui qui m’aime prenne sa croix et            me suive" (Matthieu 16, 24). Ce n’est pas évident de            prendre ce chemin mais j’étais payé pour savoir qu’il            était le véritable itinéraire. Et combien d’autres            le diraient comme moi, l’avaient expérimenté avant moi.            Loin de nous la pensée de condamner cette mère mais la            vie nous appelle, avec toutes ses cruautés sans doute, mais aussi            avec toutes ses occasions d’émerveillement. Les quinze années            que je venais de passer au service des frères handicapés            étaient lourdes d’expériences. La mort de la petite Corinne            fut pour moi comme un appel : "Si le grain de blé qui            tombe en terre ne meurt, il ne porte du fruit en abondance"            (Jean 12, 24).
Du plus profond de moi-même il m’appelait...
"Si j’avais laissé vivre ma fille, disait la mère,            elle ne me l’aurait jamais pardonné". Humainement,            nous pouvons la comprendre, mais dans la foi, il nous est permis de            penser qu’il s’agit là d’un acte désespéré.            Quant à moi, il ne m’était jamais venu à l’esprit            de savoir si je devais pardonner au médecin qui m’avait fait            un garrot à chaque bras, lorsque à El-Alamein il m’avait            sauvé la vie. La joie n’est pas l’absence de souffrances, j’en            avais fait l’expérience. Et à tous ceux qui approuvaient            le geste de la maman de la petite Corinne, je devais clamer la foi en            la vie.
Du plus profond de moi-même il m’appelait celui qui disait de            lui-même : "Je suis le chemin, la vérité            et la vie" (Jean 14, 6). Croire c’est se mettre en route, croire            c’est découvrir la joie au-delà de notre peine, croire            c’est aimer la vie. Les gens s’étonnaient de mes propos : "Vous            savez, le bonheur n’est pas le privilège des gens valides et            être valide n’est pas une garantie de bonheur" - "C’est            égal, me répondait-on, vous entendre dire cela            dans l’état où vous êtes, cela fait réfléchir".            Ainsi donc, l’expérience de mon handicap que je vivais depuis            vingt ans n’était pas négative puisqu’elle m’amenait à            une telle conclusion et de l’exprimer constituait, pour les valides,            un enrichissement du patrimoine humain, une occasion de se convertir            à la vie. "Vous devriez écrire votre histoire",            me disait-on, j’avais donc écrit "Sans yeux et sans mains"            (Ed. Casterman). La publication de ce livre fut un tournant dans ma            vie, les demandes de conférences affluaient de toute part. Toutes            les équipes diocésaines de la Fraternité Chrétienne            des Personnes Malades et Handicapées se trouvaient en communion            avec mon propos et m’invitaient à parler dans les paroisses,            les écoles. Par contre, à l’association des handicapés            où j’exerçais une activité sociale, j’agissais            comme par routine. J’avais de plus en plus de peine à aider les            nouveaux adhérents à prendre des responsabilités            dans l’association. Ma tentation était de leur dire : "            Laissez donc je vais faire". Un changement d’activités            était-il nécessaire ? Une vocation peut évoluer.
Aussi, à la Fraternité on me demanda de faire partie de l’équipe nationale. Ma vocation prenait une nouvelle forme, multipliant les conférences : vingt, trente par mois. Deux cent cinquante, trois cents par an... Et je m’émerveillais de voir l’adhésion de ces auditoires qui communiaient à cette espérance que je leur exprimais dans la foi "Si tu étais venu à moi, je t’aurais donné de l’eau vive" (Jean 4, 10). Qu’est-ce que je ne donnerais pas à cette Eglise qui, à travers une formidable course de relais, depuis deux mille ans, de génération en génération, me permet de vivre aujourd’hui la joie de la résurrection : Christ ressuscité !
Notre couple avait retrouvé un regain de jeunesse. Cette fois            ma femme était profondément complice de mon activité,            même si parfois elle me disait : "Tu sais, Jacques, tu            t’en vas pendant huit jours, pendant ce temps-là les enfants            posent des questions et tu n’es pas là pour répondre".            J’allais peut-être trop loin mais lorsqu’avec mon épouse            nous prenions connaissance du courrier qui venait de province, c’était            elle qui me disait : "Vas-y, continue, c’est une vocation !"            Jusqu’où peut-on ne pas aller trop loin ? Il est difficile de            trouver l’équilibre. Celui-ci n’est-il pas une succession de            déséquilibres ? Ce n’est pas évident : croire c’est            risquer, c’est vivre sur le fil du rasoir.
Nouvel appel, nouvel engagement
Notre complicité était totale, nous voulions, mon épouse            et moi-même, nous engager plus avant dans cette Eglise qui, nous            révélant Jésus-Christ, avait donné un sens            à notre vie. Mais comment peut-on s’avancer plus avant dans l’Eglise ? A partir du moment où on est baptisé on est chrétien,            c’est tout. C’est une "situation", un état, une invitation            à la fidélité. Mais dans ce peuple de Dieu, on            peut être sollicité pour une mission particulière            qui nous demandera une intimité plus étroite, plus précise            avec ce Jésus-Christ Libérateur. Un Institut séculier            pourrait, peut-être, être une piste à suivre. Mon            épouse était d’accord pour chercher dans cette voie et            c’est en revenant d’un pèlerinage à Lourdes, que nous            avons trouvé à la maison un livre sur le Diaconat permanent.            Qui l’avait apporté là ? nous ne l’avons jamais su.
Un diacre c’est quelqu’un que l’Eglise envoie pour être signe de service au milieu des hommes. Qu’est-ce que cela veut dire ?
Un diacre lit l’Evangile,
donne la communion,
confère le baptême,
reçoit le consentement des époux,
préside aux enterrements,
donne la bénédiction du Saint Sacrement.
Devant cette énumération je pensais qu’étant donné            mon état, il m’était difficile de m’engager dans cette            voie. Mais ce n’était pas l’avis de mon épouse. Les femmes            ont parfois de ces intuitions ! Elle me conseilla d’aller voir notre            évêque. Mgr Desmazières, évêque de            Beauvais, était très ouvert au monde des handicapés.            Il me reçut avec une vive affection : "Il paraît,            Monseigneur, que le Concile a décidé de rétablir            le diaconat permanent et que celui-ci est accessible aux hommes mariés.            Je ne sais pas si je suis susceptible défaire un diacre, mais            en tout cas, si vous le croyez utile, je suis disposé à            y réfléchir et éventuellement à m’y engager".            Je pensais qu’il allait me répondre : "Jacques, ta bonne            volonté est bien sympathique mais, dans l’état où            tu es, je ne vois pas très bien comment tu exercerais ton ministère,            il ne faut pas rêver !" Ce ne fut pas sa réponse.            Il m’encouragea à aller voir le prêtre responsable des            vocations diaconales dans le diocèse, lequel me reçut            plus fraîchement : "Qu’est-ce que vous faites ?"            Donc pour être diacre il fallait faire ! Je lui ai expliqué            alors que depuis trois ans je donnais des conférences à            qui me les demandait : à des jeunes, à des vieux, à            des religieuses, à des détenus, à des handicapés...            "Convertissez-vous, croyez à la bonne nouvelle".            J’ai écrit un livre. Quinze jours plus tard il était de            retour à la maison, il n’était plus du tout le même,            il en voulait !
Lorsqu’avec mon épouse, nous nous sommes posés le problème            de ce nouvel engagement, le prêtre délégué            au diaconat vint faire une conférence à la paroisse pour            expliquer ce qu’était le diaconat. Il nous le présenta,            essentiellement dans son ministère ritualisé et, plus            il en parlait, moins j’en voulais, car il était évident            que dans l’état où j’étais cet aspect serait inévitablement            réduit. C’est alors que j’ai découvert l’opportunité            du rétablissement du diaconat permanent : un diacre c’est quelqu’un            que l’Eglise envoie pour être signe de service au milieu des hommes.
Dans ce monde qui se déchristianise, l’homme n’a plus de repères            et, faute d’un absolu épanouissant, il va s’en inventer. Il va            choisir tel métier parce qu’il paye bien, il va se donner à            la recherche scientifique pour attacher son nom à une découverte            et le voir inscrit sur des frontons. Il ne s’agit pas tellement de savoir            si Dieu existe, mais plutôt de savoir qui il est : ou il est Amour            ou il est l’égoïsme ; ou il est l’humilité, ou il            est l’orgueil. Or, l’épanouissement de l’homme est de se donner            en renonçant à soi-même. Nous sommes tous appelés,            mais à quoi ? Le tout est de trouver le service que nous avons            à rendre au sein du peuple de Dieu. Notre vocation n’est pas            forcément sacerdotale ou monacale.
Notre constante conversion nous incite donc à approfondir le            sens de notre propre vocation, elle pourra s’épanouir dans l’exercice            d’une vie professionnelle : charpentier, maçon ou médecin...            à moins que ce ne soit dans une action sociale. Dans ce cas,            nous devons toujours chercher à exercer notre vie professionnelle            comme Jésus poussait le rabot dans l’atelier de Joseph. Tout            travail profane digne de l’homme a une dimension spirituelle autant            pour celui qui l’exerce que pour celui qui en bénéficie.            Or le monde moderne a bien besoin de s’en souvenir. Il est évident            que l’ouvrier qui est appelé à travailler sur une chaîne            de montage a bien de la difficulté à découvrir            le sens spirituel de son travail. Est-il seulement valorisant ? Peut-être            est-ce dû tout simplement au fait qu’il est motivé par            l’argent, au profit de celui qui l’organise ou c’est le moyen de subsister            pour celui qui s’y soumet. Ce dernier n’a qu’un désir : c’est            de savoir quand viendra la relève ; il n’aspire qu’à une            chose : savoir combien cela paye, que cesse l’esclavage et à            quand la retraite. Plus un travail se déchristianise, plus il            se déshumanise, c’est tout à fait significatif. Cette            puissance de création qui est dans l’homme est trop souvent dénaturée            par l’argent qu’il procure et pourtant cela fait partie de notre vocation : un vieil artisan charpentier faisait visiter son grenier et, s’arrêtant,            il s’exclama avec une émotion dans la voix : "Cela, c’est            mon chef-d’œuvre d’apprenti". Il désignait une            charpente miniature, qu’il avait fabriquée pour devenir Compagnon            de France ; ces petits morceaux minutieusement agencés avec chevilles,            tenons et mortaises, étaient sa fierté. Le travail l’avait            ennobli. Travailler : c’est poursuivre l’œuvre créatrice            de Dieu, cela aussi est une vocation : "Remplissez la terre            et fécondez-la". A-t-il le sentiment de remplir une            vocation celui qui travaille à une chaîne de montage ou            qui vide les poubelles ?
L’Eglise apparaît trop souvent à            ce monde déchristianisé comme une institution soucieuse            de célébrations qui ne lui disent rien.
Pourquoi des prêtres, à la libération, ont-ils            éprouvé le besoin d’aller travailler à l’usine ? sinon précisément parce qu’ils sentaient qu’il y avait            là tout un secteur d’activité humaine qui n’était            pas atteint par l’Eglise. Fallait-il qu’ils soient prêtres pour            autant ? Les militants de l’Action Catholique Ouvrière n’y effectuaient-ils            pas un travail missionnaire ? L’Eglise apparaît trop souvent à            ce monde déchristianisé comme une institution soucieuse            de célébrations qui ne lui disent rien. Le Concile Vatican            II a rappelé que l’Eglise se devait d’être servante et            pauvre. N’était-il pas nécessaire que l’Eglise institutionnelle            se compromette avec les dures conditions de la vie ouvrière pour            redevenir crédible ?
Il y a deux mille ans l’évangile a été annoncé            dans un monde rural et artisanal, or nous vivons aujourd’hui dans un            monde urbanisé et industrialisé. Combien de jeunes hommes,            de jeunes filles qui fréquentaient leur paroisse rurale, ont            tout abandonné lorsqu’ils sont venus travailler à l’usine.            Cela n’invite-t-il pas l’Eglise à rechercher une nouvelle forme            d’évangélisation ? Des efforts sérieux ont été            faits dans ce sens, mais sont-ils suffisants ?
Lorsque les évêques à Lourdes ont décidé            le rétablissement du diaconat permanent en France, ils ont qualifié            le diacre de Missionnaire du travail. Certains, autant chez les prêtres            que chez les laïcs, ont vu là une cléricalisation            inutile, cela reste à voir. N’est-ce pas tout simplement parce            qu’ils l’enfermaient déjà dans son ministère ritualisé            ou dans un rôle de catéchiste hautement qualifié ? En réalité le rétablissement du diaconat permanent            par le Concile Vatican II n’est pas une décision fortuite. Elle            répond à un besoin urgent d’un monde qui se déchristianise,            d’une société qui de plus en plus ignore l’Eglise et la            considère comme une institution qui ne l’intéresse pas.            Cette cléricalisation est inutile si on confond le prêtre            et le diacre. Or le prêtre est le signe d’un Christ pasteur            qui rassemble le peuple, alors que le diacre, qui se situe sur le seuil,            est signe du Christ serviteur. Si on me permet une comparaison            osée : le diacre est celui qui rabat le gibier vers le prêtre            qui tient le fusil, il est le manœuvre qui apporte les matériaux            au maçon qui construit l’édifice. Il est important de            faire cette distinction. Tous les missionnaires savent bien que lorsqu’ils            arrivent dans un lieu à évangéliser, la première            chose à créer c’est d’abord un hôpital ou bien une            école, après on parlera de construire une salle de catéchisme            lorsque le peuple aura découvert la faim d’un Dieu serviteur            qui le construit, qui l’aide à aller plus loin et on ne construira            l’Eglise que lorsqu’il y aura un peuple à rassembler qui sera            avide de célébrer un Christ libérateur.
Il y a cinquante ans l’abbé Godin écrivait son livre            "France, pays de mission". Il y a cinquante ans qu’a            été fondée la Mission de France. Nous ne sommes            plus en chrétienté, il est urgent d’en prendre conscience            et cela n’est pas être pessimiste pour autant, l’Eglise aurait-elle            cinquante ans de retard ? L’éclosion de la multiplicité            des sectes et leur diversité montrent bien que le monde est avide            de croire. L’homme est fait pour Dieu comme l’ampoule électrique            est faite pour sa douille. Mais l’Eglise est-elle encore crédible ? Le rétablissement du diaconat permanent est une grâce,            encore faut-il l’accueillir. Il convient de reprendre l’évangélisation            au niveau de la vie et non pas au niveau d’une révélation            qui n’est plus perçue par un monde qui ne l’entend pas. Le diacre            a un charisme missionnaire qu’il convient de réactualiser.
Comment une conversion peut-elle susciter une vocation ?
La réponse est toute simple : par nature, même, se convertir            c’est être appelé. Mais à quoi ? A quelque chose            de spécifique c’est évident et qui sera fonction : de            notre tempérament, de notre état physique, de notre capacité            intellectuelle, de notre nature : "homme et femme il les créa" ; en bref de notre vie. Toute vie dans la foi est un appel, mais il            s’agit bien entendu de cheminer avec discernement, en équipe            et en fonction des besoins de la communauté.
Un jeune voyou de la pire espèce avait été durement            condamné pour hold-up à vingt ans de prison. Pourtant            il n’avait pas de sang sur les mains ; vingt ans c’est beaucoup dans            ce cas. Pendant sa détention, la découverte du Christ            avait été fulgurante, une libération plus grande            que si les murs de la prison s’étaient écroulés            autour de lui. Il voulait se faire prêtre. L’aumônier de            la prison y crut. En réalité, lorsqu’il fut remis en liberté,            le besoin affectif qui était en lui était tel que cela            l’empêcha de tenir le célibat qui était lié            au sacerdoce. Alors il se remaria et trouva dans un travail d’éducateur            de rue le moyen de se donner et de vivre sa foi. L’enthousiasme qu’entraîné            la découverte de la foi, ne nous dispense pas de discerner la            nature de notre vocation. Son état de baptisé le conduisait            à être au service des autres. Il avait gardé de            son passé un style "gavroche" qui créait un            climat de confiance entre lui et les jeunes qu’il "draguait"            dans les rues. C’était un atout de plus dans l’exercice de sa            vocation. Son entourage et l’intéressé lui-même            se posèrent l’orientation vers le diaconat. Dans ce domaine il            n’y a pas d’exclus, le tout est de nous trouver où le Seigneur            nous attend. Qui que nous soyons, il n’y a pas d’exempt ; l’essentiel            est de trouver le service que nous avons à rendre, sacerdotal            ou diaconal, au sein du peuple de Dieu, un peuple sans frontière,            dans le célibat ou dans le mariage.
Il y a une dimension spirituelle dans le mariage. Cet émerveillement            de la femme qui tient dans ses bras l’enfant à qui elle vient            de donner le jour, a quelque chose de divin. On comprend la douleur            de la femme qui met au monde un enfant handicapé, celui-là            n’est pas l’objet de sa fierté, elle vit alors un épouvantable            désert, le temps d’une conversion : "Je parlerai à            ton cœur". Puisse-t-elle alors l’aimer, non pas en fonction            de son aspect extérieur, de sa capacité intellectuelle            mais de son aptitude à aimer et à être aimé.            Jésus a dit : "Aimez-vous les uns les autres"            mais il a bien fait d’ajouter : "Comme je vous ai aimés"            (Jean 15, 12) et non pas selon l’idée que nous nous faisons de            l’amour.
Or il ne nous a pas dispensé de la souffrance. Ils avaient dû            comprendre cet appel les parents de Denise Legrix, née sans bras            ni jambes, qui, dans un meeting, s’était emparée du micro            pour dire : "Je suis venue vous dire que j’aime la vie et je            suis reconnaissante à mes parents de m’avoir aimée dans            l’état où je suis. L’amour construit toujours et ne détruit            jamais". Aujourd’hui, à 87 ans, elle est encore au service            de ses frères handicapés, témoin vivant que l’être            humain s’accomplit dans le service. D n’y a pas un travail humain digne            de l’homme qui ne soit une vocation. Là où tu vas, le            Seigneur peut-il s’y trouver aussi ? Par contre, tout travail avilissant            ne saurait être une vocation.
Plus nous vivons notre baptême, plus nous            vivons l’ampleur de la vie.
La découverte de la foi c’est la découverte de la paix,            une progression dans la joie, c’est un appel, un appel à la vie.            D est évident que plus nous vivons notre baptême plus nous            vivons l’ampleur de la vie. D ne s’agit pas seulement de renaître,            il s’agit aussi de vivre notre propre ascension. On accusera peut-être            ces propos d’être mégalomanes mais c’est le propre de tout            prophétisme et ce n’est pas négatif pour autant. Il ne            s’agit évidemment pas de condamner celui qui n’y parvient pas            mais d’entraîner à grandir celui qui se sent écrasé            par le poids de la vie. Celui qui désespère est invité            à renouer avec l’espérance. Hisse tes voiles et le souffle            de ta foi les gonfleront au-delà de toute imagination.
Le handicapé a, comme tout un chacun, un rôle à            jouer dans la société. La souffrance est légitimement            révoltante. Personne n’a la vocation de souffrir, mais nous avons            tous la vocation à l’amour, au risque de souffrir. Elle            était légitimement révoltée, la maman qui            supprima son enfant qui avait une malformation physique, et elle croyait            le servir en agissant ainsi. Il était légitimement révolté            par la souffrance des parents ce parlementaire qui proposa l’euthanasie            des enfants handicapés. Ils sont légitimement révoltés            par la souffrance, ceux qui, s’occupant de soins palliatifs, acceptent            de donner une dose excessive de morphine à un agonisant sous            prétexte de soulager sa souffrance. Mais, sans les condamner,            comment ne pas s’émerveiller devant le témoignage de cette            étudiante en médecine, effectuant un stage dans une maternité            où, quelques mois plus tôt, était né un enfant            hydrocéphale abandonné à la naissance. Le directeur            de la clinique, espérant trouver pour cet enfant des parents            qui sauraient l’aimer envers et contre tout, hésitait à            le confier à l’assistance publique. Or, cette jeune étudiante,            récemment convertie, allait voir cet enfant, lui caressait le            visage en lui disait : "Tu sais que tu es aimé de Dieu,            maman Marie s’occupe de toi" et l’enfant souriait. Ses collègues            de travail se moquaient d’elle en lui disant : "Tu perds ton            temps, ces handicapés sont des bouches inutiles qui vivent à            la charge de la société" et pourtant cet enfant,            par son sourire, révélait que la nature profonde de l’homme            c’est d’aimer et d’être aimé.
Il voulait servir son malade, ce médecin qui, le voyant souffrir,            lui proposa de faire une piqûre de morphine pour soulager sa souffrance            apparemment intolérable. Quelle ne fut pas sa stupéfaction            de l’entendre lui répondre : "laissez donc docteur, c’est            supportable. Je sais où je vais, mais je voudrais aborder la            mort avec le maximum de lucidité". Quelques temps plus            tard, le médecin proposa à son épouse de faire            à son mari une transfusion de sang "est-ce bien nécessaire            docteur ? Vous savez bien que mon mari est perdu, vous allez le prolonger            de quinze jour ou trois semaines, gardez votre sang pour quelqu’un qui            en a vraiment besoin". Regarder la mort avec une telle sérénité            n’est-ce pas encore servir ? Il ne s’agit pas ici de préconiser            l’acharnement thérapeutique, en l’occurrence il n’y en a pas.            Ni de se complaire dans le masochisme, le malade en question se serait            bien passé de souffrir. Mais il est évident que pour servir            nous avons besoin d’un guide. Dans l’incroyance, l’homme est livré            à son propre jugement, dans la foi, sans avoir le droit d’en            tirer vanité, l’homme croit percevoir d’où il vient et            où il va.
Etant donné mon état, le service que je peux rendre,            c’est bien de clamer l’amour de la vie envers et contre tout, à            temps et contre-temps éternellement. Mais il n’y a pas que dans            le domaine de la souffrance que l’homme a besoin de retrouver le sens            du service. Le chrétien n’a pas le monopole du service, mais            il en a la source. Le monde de l’incroyance se veut lui aussi au service            de l’homme mais il n’a pas les repères que donnent la foi : "Nul            ne va au Père si ce n’est par le fils" (Jean 14, 6).            C’est devant des faits comme ceux que je viens d’énoncer que            peut se situer ma diaconie. Sur le plan diocésain on était            d’accord pour mon ordination, sur le plan régional également,            sur le plan national aussi. Mais Rome a formulé des réticences.            Vous voulez ordonner diacre un aveugle, il ne peut pas lire l’évangile            dans une célébration eucharistique ; il n’a pas de mains : il ne peut donner la communion. C’est le dernier candidat à            nous présenter. Mais l’évêque insista : "Il            n’y a pas que le ministère ritualisé" et mon            dossier fut présenté à Paul VI lui-même qui            conseilla tout simplement de faire confiance à l’évêque            local.
Lorsque je fus ordonné diacre, plus de deux cents handicapés            étaient dans l’église, plus de deux mille m’avaient écrit            pour me dire : "Vas-y, Jacques, par ton ordination diaconale            nous avons l’impression d’être revalorisé dans l’Eglise,            notre vie aussi a un sens". Dans son homélie Mgr Desmazières            me précisa ma mission : "Va partout où l’Esprit            te poussera, clamer le Christ ressuscité". C’était            en mars 1974. A part les homélies, ma participation au ministère            ritualisé est plutôt réduite. Cependant il m’a été            demandé de baptiser des enfants handicapés et, plus qu’un            inconvénient, mon handicap physique devenait un instrument de            la liturgie. Plus que bien d’autres, j’étais habilité            à dire à un handicapé : "En Jésus-Christ            ta vie a un sens, il est la fécondité de ta croix, la            source de ton espérance, la lumière de ta nuit".            J’étais fondé à le dire puisque j’avais été            invité à le vivre. Il faut vivre ce qu’on célèbre,            il faut célébrer ce que l’on vit.
Qu’il me soit permis, en guise de conclusion, de rendre grâce            pour avoir reçu par l’Eglise, celui qui, en moi, s’est avéré            être la résurrection et la vie. Il faut être l’Eglise            de Jésus-Christ pour confier à un handicapé : "Va            partout où l’Esprit te poussera, clamer le Christ ressuscité,            va porter l’espérance aux désespérés",            alors rendons grâce à Dieu.
Jacques Lebreton,
diacre, diocèse de Beauvais
