Croire c’est se convertir
Pour Jacques Lebreton, diacre permanent, la foi est une succession d’appels à la conversion, des retournements où Dieu fait patiemment son travail de maturation en nous. Témoignage.
Les Juifs intrigués par la personnalité de Jean Baptiste venaient lui rendre visite au désert. Or il est étrange de constater que ces Juifs, qui étaient des croyants et qui, de ce fait, étaient à l’affût d’une nouvelle expression de leur foi, étaient accueillis par le prophète par ces mots : "Convertissez-vous, croyez à la bonne nouvelle" (Luc 3, 3-18)
Croire, n’est-ce pas être en état permanent de conversion ? Un prêtre de mes amis avait l’habitude de dire : "Ecoute, c’est très simple : si tu as compris, c’est que ce n’est plus cela." Et il est de fait que, si nous avons compris, il est temps de tourner la page car la vérité est toujours nouvelle, constamment en renouvellement.
A la bataille d’El-Alamein, en 1942, l’éventualité de la mort s’était présentée à moi et l’angoisse de l’inconnu m’avait étreint. Qu’avais-je fait de cette éducation chrétienne reçue dans mon enfance ? Elle n’était pourtant pas si loin ! "Tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais déjà trouvé" (Pascal). En explosant, une grenade m’avait laissé aveugle et sans mains. Dieu existe-t-il ? Sur mon lit d’hôpital la question me revenait sans cesse à l’esprit. Comment ne pas évoquer ici la phrase que le prophète Osée prête à Dieu : "Je t’emmènerai au désert, je parlerai à ton cœur et je te renverrai à ta vigne" (Osée 2, 16). Bien qu’entouré d’une vive affection par le personnel hospitalier, l’hôpital fut pour moi un désert aride ; où trouverai-je désormais mon semblable ? L’infirmité me marginalisait, j’avais prié à "gueuler" et il avait parlé à mon cœur.
La foi n’est pas une capitulation devant un argument décisif mais c’est une rencontre avec un Dieu qui n’est pas un partenaire, un face à face, un vis-à-vis, mais c’est quelqu’un de plus intime à nous-mêmes que nous ne le sommes nous-mêmes. J’étais pauvre à jamais de mes yeux et de mes mains : "il est plus difficile au riche d’entrer dans le royaume de Dieu qu’au chameau de passer par le chas d’une aiguille" (Marc 10, 24-25). Dieu ne parle pas à l’intelligence de l’homme mais au cœur ; et en dépit de la violente tentation de me jeter par la fenêtre, du plus profond de mon être j’avais senti monter son appel à la vie : "Il faudra que je me marie, il faudra que je travaille". Il me renvoyait à ma vigne.
"Croissez, multipliez-vous, remplissez la terre et fécondez-la" (Genèse 1, 28). Le mariage et le travail sont des vocations naturelles de l’homme, nous y reviendrons.
Me marier, travailler, dans l’état où j’étais cela n’était pas évident mais c’était l’appel de la vie. Et puis j’ai rencontré une jeune fille qui m’a dit : "Ce n’est pas parce que tu es aveugle et sans mains que l’on ne peut pas faire un bonheur ensemble." Et la vocation du mariage s’était ouverte devant nous, il y avait trois ans que j’étais handicapé.
Et puis j’ai rencontré le président d’une association d’aveugles qui m’a demandé de participer à son secrétariat. Depuis six ans je cherchais une activité à laquelle je pourrais me donner. Avoir éprouvé si longtemps un tel sentiment d’inutilité et découvrir tout d’un coup que l’on peut être utile à quelque chose, c’est retrouver toute sa dignité. Aider un camarade handicapé à se remettre sur pieds, à prendre sa vie en charge, c’est se reconstruire en reconstruisant l’autre, c’est donner un sens à sa vie : "Croyez à la bonne nouvelle !". Croyez à la joie de vivre.
Ainsi en dépit de ce grave handicap, mon épouse et moi-même, nous étions arrivés à un certain palier, comme si cela y était, comme si désormais le but était atteint, mais on n’est pas chrétien, on le devient. Un chrétien est constamment dans le devenir, il nous importe de croire à la bonne nouvelle. Tourne la page, déjà quelque chose de nouveau te sollicite.
Croire n’est pas être prisonnier, ce n’est pas une aliénation, c’est un accomplissement.
Or, si la foi est une libération, une éclosion, elle est aussi une invitation à la responsabilité de soi-même et des autres. Tout au long de l’évangile, le Christ ne cesse de mettre l’homme devant ses responsabilités : à l’aveugle né : "Va te laver à la piscine de Siloé" (Jean 9, 7) ; au paralysé passé par le toit : "Lève-toi et marche" (Luc 5, 24) ; à Zachée : "Descend de ton arbre" (Luc 19, 5). C’est un constant appel à croire à nos responsabilités pour donner un sens à notre vie, au-delà de nos peines. Mais sur ce chemin de la vie il ne s’agit pas de se gonfler d’orgueil. Insensiblement dans l’action, j’avais oublié ce Dieu d’Amour qui avait fécondé ma souffrance par sa présence et qui avait été en moi l’objet même de mon espérance.
Sur mon lit d’hôpital j’avais versé des larmes de joie en le découvrant, mais voilà que dans l’activisme, je me détournais de lui. L’action sociale s’étant donnée à moi, je m’en étais grisé. Croire n’est pas être prisonnier, ce n’est pas une aliénation, c’est un accomplissement, mais qui n’est réalisable que dans la fidélité et je m’étais éloigné. Comme le fils prodigue, je m’étais égaré. Mais si l’homme peut renier Dieu, Dieu ne peut pas renier l’homme ! Et un jour "ratatiné comme un vieux pruneau desséché", loqueteux et misérable, j’étais revenu vers la maison du Père pour découvrir que le Dieu de résurrection qui s’était révélé au fond de moi-même, sur mon lit d’hôpital, plein de tendresse et de compassion, était avant tout un Dieu de miséricorde. Et pour moi il tua le veau gras.
"Il y a de la joie chez les anges de Dieu pour un seul pécheur qui se convertit" (Luc 15, 10). Dans mon égarement, j’avais voulu divorcer, et pour y parvenir, pendant plus de deux ans, j’avais traité ma femme comme on n’aurait pas traité un chien. Mais elle avait résisté et me voyant revenir à la lumière, elle m’avait accueilli comme aux plus beaux jours de nos fiançailles. Ce retour à la foi, je l’avais ressenti profondément comme un besoin de me confesser et de communier, comme un besoin de "gestifier", de célébrer cette transformation intérieure qui s’était produite en moi - reconnaître ma faute sacramentellement - et de me nourrir du corps du Christ, pain vivant, corps du Ressuscité.
Ensemble, avec mon épouse, nous avions essayé de reconstruire la famille. Nos enfants nous appelaient à être des témoins de l’espérance et, providentiellement, il s’était présenté un moyen matériel de concrétiser la chose en nous isolant du monde : "Je t’emmènerai au désert", de façon à ressouder la famille : "Je parlerai à ton cœur", pour nous permettre, ainsi qu’à nos enfants, de reprendre un nouveau départ "et je te renverrai à ta vigne".
Cela s’était fait tout naturellement. Certains pourraient penser qu’il ne s’agissait que de circonstances de hasard, mais le hasard n’existe pas. Pour reconstruire la famille nous avions déménagé, coupant ainsi nos enfants de relations plus ou moins douteuses ; une sorte de désert en sorte. Dans la prière nous avions cherché une nouvelle voie. Nous étions en 1962 et c’est alors que c’est produit le scandale de la Thalidomide : une femme enceinte, qui avait pris ce tranquillisant, avait mis au monde une petite Corinne qui n’avait ni bras ni jambes et devant ce drame affreux, elle n’avait pas trouvé d’autre issue que de donner à sa fille un biberon de barbiturique. Ce n’est pas une solution que de déchirer l’énoncé du problème, "Que celui qui m’aime prenne sa croix et me suive" (Matthieu 16, 24). Ce n’est pas évident de prendre ce chemin mais j’étais payé pour savoir qu’il était le véritable itinéraire. Et combien d’autres le diraient comme moi, l’avaient expérimenté avant moi. Loin de nous la pensée de condamner cette mère mais la vie nous appelle, avec toutes ses cruautés sans doute, mais aussi avec toutes ses occasions d’émerveillement. Les quinze années que je venais de passer au service des frères handicapés étaient lourdes d’expériences. La mort de la petite Corinne fut pour moi comme un appel : "Si le grain de blé qui tombe en terre ne meurt, il ne porte du fruit en abondance" (Jean 12, 24).
Du plus profond de moi-même il m’appelait...
"Si j’avais laissé vivre ma fille, disait la mère, elle ne me l’aurait jamais pardonné". Humainement, nous pouvons la comprendre, mais dans la foi, il nous est permis de penser qu’il s’agit là d’un acte désespéré. Quant à moi, il ne m’était jamais venu à l’esprit de savoir si je devais pardonner au médecin qui m’avait fait un garrot à chaque bras, lorsque à El-Alamein il m’avait sauvé la vie. La joie n’est pas l’absence de souffrances, j’en avais fait l’expérience. Et à tous ceux qui approuvaient le geste de la maman de la petite Corinne, je devais clamer la foi en la vie.
Du plus profond de moi-même il m’appelait celui qui disait de lui-même : "Je suis le chemin, la vérité et la vie" (Jean 14, 6). Croire c’est se mettre en route, croire c’est découvrir la joie au-delà de notre peine, croire c’est aimer la vie. Les gens s’étonnaient de mes propos : "Vous savez, le bonheur n’est pas le privilège des gens valides et être valide n’est pas une garantie de bonheur" - "C’est égal, me répondait-on, vous entendre dire cela dans l’état où vous êtes, cela fait réfléchir". Ainsi donc, l’expérience de mon handicap que je vivais depuis vingt ans n’était pas négative puisqu’elle m’amenait à une telle conclusion et de l’exprimer constituait, pour les valides, un enrichissement du patrimoine humain, une occasion de se convertir à la vie. "Vous devriez écrire votre histoire", me disait-on, j’avais donc écrit "Sans yeux et sans mains" (Ed. Casterman). La publication de ce livre fut un tournant dans ma vie, les demandes de conférences affluaient de toute part. Toutes les équipes diocésaines de la Fraternité Chrétienne des Personnes Malades et Handicapées se trouvaient en communion avec mon propos et m’invitaient à parler dans les paroisses, les écoles. Par contre, à l’association des handicapés où j’exerçais une activité sociale, j’agissais comme par routine. J’avais de plus en plus de peine à aider les nouveaux adhérents à prendre des responsabilités dans l’association. Ma tentation était de leur dire : " Laissez donc je vais faire". Un changement d’activités était-il nécessaire ? Une vocation peut évoluer.
Aussi, à la Fraternité on me demanda de faire partie de l’équipe nationale. Ma vocation prenait une nouvelle forme, multipliant les conférences : vingt, trente par mois. Deux cent cinquante, trois cents par an... Et je m’émerveillais de voir l’adhésion de ces auditoires qui communiaient à cette espérance que je leur exprimais dans la foi "Si tu étais venu à moi, je t’aurais donné de l’eau vive" (Jean 4, 10). Qu’est-ce que je ne donnerais pas à cette Eglise qui, à travers une formidable course de relais, depuis deux mille ans, de génération en génération, me permet de vivre aujourd’hui la joie de la résurrection : Christ ressuscité !
Notre couple avait retrouvé un regain de jeunesse. Cette fois ma femme était profondément complice de mon activité, même si parfois elle me disait : "Tu sais, Jacques, tu t’en vas pendant huit jours, pendant ce temps-là les enfants posent des questions et tu n’es pas là pour répondre". J’allais peut-être trop loin mais lorsqu’avec mon épouse nous prenions connaissance du courrier qui venait de province, c’était elle qui me disait : "Vas-y, continue, c’est une vocation !" Jusqu’où peut-on ne pas aller trop loin ? Il est difficile de trouver l’équilibre. Celui-ci n’est-il pas une succession de déséquilibres ? Ce n’est pas évident : croire c’est risquer, c’est vivre sur le fil du rasoir.
Nouvel appel, nouvel engagement
Notre complicité était totale, nous voulions, mon épouse et moi-même, nous engager plus avant dans cette Eglise qui, nous révélant Jésus-Christ, avait donné un sens à notre vie. Mais comment peut-on s’avancer plus avant dans l’Eglise ? A partir du moment où on est baptisé on est chrétien, c’est tout. C’est une "situation", un état, une invitation à la fidélité. Mais dans ce peuple de Dieu, on peut être sollicité pour une mission particulière qui nous demandera une intimité plus étroite, plus précise avec ce Jésus-Christ Libérateur. Un Institut séculier pourrait, peut-être, être une piste à suivre. Mon épouse était d’accord pour chercher dans cette voie et c’est en revenant d’un pèlerinage à Lourdes, que nous avons trouvé à la maison un livre sur le Diaconat permanent. Qui l’avait apporté là ? nous ne l’avons jamais su.
Un diacre c’est quelqu’un que l’Eglise envoie pour être signe de service au milieu des hommes. Qu’est-ce que cela veut dire ?
Un diacre lit l’Evangile,
donne la communion,
confère le baptême,
reçoit le consentement des époux,
préside aux enterrements,
donne la bénédiction du Saint Sacrement.
Devant cette énumération je pensais qu’étant donné mon état, il m’était difficile de m’engager dans cette voie. Mais ce n’était pas l’avis de mon épouse. Les femmes ont parfois de ces intuitions ! Elle me conseilla d’aller voir notre évêque. Mgr Desmazières, évêque de Beauvais, était très ouvert au monde des handicapés. Il me reçut avec une vive affection : "Il paraît, Monseigneur, que le Concile a décidé de rétablir le diaconat permanent et que celui-ci est accessible aux hommes mariés. Je ne sais pas si je suis susceptible défaire un diacre, mais en tout cas, si vous le croyez utile, je suis disposé à y réfléchir et éventuellement à m’y engager". Je pensais qu’il allait me répondre : "Jacques, ta bonne volonté est bien sympathique mais, dans l’état où tu es, je ne vois pas très bien comment tu exercerais ton ministère, il ne faut pas rêver !" Ce ne fut pas sa réponse. Il m’encouragea à aller voir le prêtre responsable des vocations diaconales dans le diocèse, lequel me reçut plus fraîchement : "Qu’est-ce que vous faites ?" Donc pour être diacre il fallait faire ! Je lui ai expliqué alors que depuis trois ans je donnais des conférences à qui me les demandait : à des jeunes, à des vieux, à des religieuses, à des détenus, à des handicapés... "Convertissez-vous, croyez à la bonne nouvelle". J’ai écrit un livre. Quinze jours plus tard il était de retour à la maison, il n’était plus du tout le même, il en voulait !
Lorsqu’avec mon épouse, nous nous sommes posés le problème de ce nouvel engagement, le prêtre délégué au diaconat vint faire une conférence à la paroisse pour expliquer ce qu’était le diaconat. Il nous le présenta, essentiellement dans son ministère ritualisé et, plus il en parlait, moins j’en voulais, car il était évident que dans l’état où j’étais cet aspect serait inévitablement réduit. C’est alors que j’ai découvert l’opportunité du rétablissement du diaconat permanent : un diacre c’est quelqu’un que l’Eglise envoie pour être signe de service au milieu des hommes.
Dans ce monde qui se déchristianise, l’homme n’a plus de repères et, faute d’un absolu épanouissant, il va s’en inventer. Il va choisir tel métier parce qu’il paye bien, il va se donner à la recherche scientifique pour attacher son nom à une découverte et le voir inscrit sur des frontons. Il ne s’agit pas tellement de savoir si Dieu existe, mais plutôt de savoir qui il est : ou il est Amour ou il est l’égoïsme ; ou il est l’humilité, ou il est l’orgueil. Or, l’épanouissement de l’homme est de se donner en renonçant à soi-même. Nous sommes tous appelés, mais à quoi ? Le tout est de trouver le service que nous avons à rendre au sein du peuple de Dieu. Notre vocation n’est pas forcément sacerdotale ou monacale.
Notre constante conversion nous incite donc à approfondir le sens de notre propre vocation, elle pourra s’épanouir dans l’exercice d’une vie professionnelle : charpentier, maçon ou médecin... à moins que ce ne soit dans une action sociale. Dans ce cas, nous devons toujours chercher à exercer notre vie professionnelle comme Jésus poussait le rabot dans l’atelier de Joseph. Tout travail profane digne de l’homme a une dimension spirituelle autant pour celui qui l’exerce que pour celui qui en bénéficie. Or le monde moderne a bien besoin de s’en souvenir. Il est évident que l’ouvrier qui est appelé à travailler sur une chaîne de montage a bien de la difficulté à découvrir le sens spirituel de son travail. Est-il seulement valorisant ? Peut-être est-ce dû tout simplement au fait qu’il est motivé par l’argent, au profit de celui qui l’organise ou c’est le moyen de subsister pour celui qui s’y soumet. Ce dernier n’a qu’un désir : c’est de savoir quand viendra la relève ; il n’aspire qu’à une chose : savoir combien cela paye, que cesse l’esclavage et à quand la retraite. Plus un travail se déchristianise, plus il se déshumanise, c’est tout à fait significatif. Cette puissance de création qui est dans l’homme est trop souvent dénaturée par l’argent qu’il procure et pourtant cela fait partie de notre vocation : un vieil artisan charpentier faisait visiter son grenier et, s’arrêtant, il s’exclama avec une émotion dans la voix : "Cela, c’est mon chef-d’œuvre d’apprenti". Il désignait une charpente miniature, qu’il avait fabriquée pour devenir Compagnon de France ; ces petits morceaux minutieusement agencés avec chevilles, tenons et mortaises, étaient sa fierté. Le travail l’avait ennobli. Travailler : c’est poursuivre l’œuvre créatrice de Dieu, cela aussi est une vocation : "Remplissez la terre et fécondez-la". A-t-il le sentiment de remplir une vocation celui qui travaille à une chaîne de montage ou qui vide les poubelles ?
L’Eglise apparaît trop souvent à ce monde déchristianisé comme une institution soucieuse de célébrations qui ne lui disent rien.
Pourquoi des prêtres, à la libération, ont-ils éprouvé le besoin d’aller travailler à l’usine ? sinon précisément parce qu’ils sentaient qu’il y avait là tout un secteur d’activité humaine qui n’était pas atteint par l’Eglise. Fallait-il qu’ils soient prêtres pour autant ? Les militants de l’Action Catholique Ouvrière n’y effectuaient-ils pas un travail missionnaire ? L’Eglise apparaît trop souvent à ce monde déchristianisé comme une institution soucieuse de célébrations qui ne lui disent rien. Le Concile Vatican II a rappelé que l’Eglise se devait d’être servante et pauvre. N’était-il pas nécessaire que l’Eglise institutionnelle se compromette avec les dures conditions de la vie ouvrière pour redevenir crédible ?
Il y a deux mille ans l’évangile a été annoncé dans un monde rural et artisanal, or nous vivons aujourd’hui dans un monde urbanisé et industrialisé. Combien de jeunes hommes, de jeunes filles qui fréquentaient leur paroisse rurale, ont tout abandonné lorsqu’ils sont venus travailler à l’usine. Cela n’invite-t-il pas l’Eglise à rechercher une nouvelle forme d’évangélisation ? Des efforts sérieux ont été faits dans ce sens, mais sont-ils suffisants ?
Lorsque les évêques à Lourdes ont décidé le rétablissement du diaconat permanent en France, ils ont qualifié le diacre de Missionnaire du travail. Certains, autant chez les prêtres que chez les laïcs, ont vu là une cléricalisation inutile, cela reste à voir. N’est-ce pas tout simplement parce qu’ils l’enfermaient déjà dans son ministère ritualisé ou dans un rôle de catéchiste hautement qualifié ? En réalité le rétablissement du diaconat permanent par le Concile Vatican II n’est pas une décision fortuite. Elle répond à un besoin urgent d’un monde qui se déchristianise, d’une société qui de plus en plus ignore l’Eglise et la considère comme une institution qui ne l’intéresse pas. Cette cléricalisation est inutile si on confond le prêtre et le diacre. Or le prêtre est le signe d’un Christ pasteur qui rassemble le peuple, alors que le diacre, qui se situe sur le seuil, est signe du Christ serviteur. Si on me permet une comparaison osée : le diacre est celui qui rabat le gibier vers le prêtre qui tient le fusil, il est le manœuvre qui apporte les matériaux au maçon qui construit l’édifice. Il est important de faire cette distinction. Tous les missionnaires savent bien que lorsqu’ils arrivent dans un lieu à évangéliser, la première chose à créer c’est d’abord un hôpital ou bien une école, après on parlera de construire une salle de catéchisme lorsque le peuple aura découvert la faim d’un Dieu serviteur qui le construit, qui l’aide à aller plus loin et on ne construira l’Eglise que lorsqu’il y aura un peuple à rassembler qui sera avide de célébrer un Christ libérateur.
Il y a cinquante ans l’abbé Godin écrivait son livre "France, pays de mission". Il y a cinquante ans qu’a été fondée la Mission de France. Nous ne sommes plus en chrétienté, il est urgent d’en prendre conscience et cela n’est pas être pessimiste pour autant, l’Eglise aurait-elle cinquante ans de retard ? L’éclosion de la multiplicité des sectes et leur diversité montrent bien que le monde est avide de croire. L’homme est fait pour Dieu comme l’ampoule électrique est faite pour sa douille. Mais l’Eglise est-elle encore crédible ? Le rétablissement du diaconat permanent est une grâce, encore faut-il l’accueillir. Il convient de reprendre l’évangélisation au niveau de la vie et non pas au niveau d’une révélation qui n’est plus perçue par un monde qui ne l’entend pas. Le diacre a un charisme missionnaire qu’il convient de réactualiser.
Comment une conversion peut-elle susciter une vocation ?
La réponse est toute simple : par nature, même, se convertir c’est être appelé. Mais à quoi ? A quelque chose de spécifique c’est évident et qui sera fonction : de notre tempérament, de notre état physique, de notre capacité intellectuelle, de notre nature : "homme et femme il les créa" ; en bref de notre vie. Toute vie dans la foi est un appel, mais il s’agit bien entendu de cheminer avec discernement, en équipe et en fonction des besoins de la communauté.
Un jeune voyou de la pire espèce avait été durement condamné pour hold-up à vingt ans de prison. Pourtant il n’avait pas de sang sur les mains ; vingt ans c’est beaucoup dans ce cas. Pendant sa détention, la découverte du Christ avait été fulgurante, une libération plus grande que si les murs de la prison s’étaient écroulés autour de lui. Il voulait se faire prêtre. L’aumônier de la prison y crut. En réalité, lorsqu’il fut remis en liberté, le besoin affectif qui était en lui était tel que cela l’empêcha de tenir le célibat qui était lié au sacerdoce. Alors il se remaria et trouva dans un travail d’éducateur de rue le moyen de se donner et de vivre sa foi. L’enthousiasme qu’entraîné la découverte de la foi, ne nous dispense pas de discerner la nature de notre vocation. Son état de baptisé le conduisait à être au service des autres. Il avait gardé de son passé un style "gavroche" qui créait un climat de confiance entre lui et les jeunes qu’il "draguait" dans les rues. C’était un atout de plus dans l’exercice de sa vocation. Son entourage et l’intéressé lui-même se posèrent l’orientation vers le diaconat. Dans ce domaine il n’y a pas d’exclus, le tout est de nous trouver où le Seigneur nous attend. Qui que nous soyons, il n’y a pas d’exempt ; l’essentiel est de trouver le service que nous avons à rendre, sacerdotal ou diaconal, au sein du peuple de Dieu, un peuple sans frontière, dans le célibat ou dans le mariage.
Il y a une dimension spirituelle dans le mariage. Cet émerveillement de la femme qui tient dans ses bras l’enfant à qui elle vient de donner le jour, a quelque chose de divin. On comprend la douleur de la femme qui met au monde un enfant handicapé, celui-là n’est pas l’objet de sa fierté, elle vit alors un épouvantable désert, le temps d’une conversion : "Je parlerai à ton cœur". Puisse-t-elle alors l’aimer, non pas en fonction de son aspect extérieur, de sa capacité intellectuelle mais de son aptitude à aimer et à être aimé. Jésus a dit : "Aimez-vous les uns les autres" mais il a bien fait d’ajouter : "Comme je vous ai aimés" (Jean 15, 12) et non pas selon l’idée que nous nous faisons de l’amour.
Or il ne nous a pas dispensé de la souffrance. Ils avaient dû comprendre cet appel les parents de Denise Legrix, née sans bras ni jambes, qui, dans un meeting, s’était emparée du micro pour dire : "Je suis venue vous dire que j’aime la vie et je suis reconnaissante à mes parents de m’avoir aimée dans l’état où je suis. L’amour construit toujours et ne détruit jamais". Aujourd’hui, à 87 ans, elle est encore au service de ses frères handicapés, témoin vivant que l’être humain s’accomplit dans le service. D n’y a pas un travail humain digne de l’homme qui ne soit une vocation. Là où tu vas, le Seigneur peut-il s’y trouver aussi ? Par contre, tout travail avilissant ne saurait être une vocation.
Plus nous vivons notre baptême, plus nous vivons l’ampleur de la vie.
La découverte de la foi c’est la découverte de la paix, une progression dans la joie, c’est un appel, un appel à la vie. D est évident que plus nous vivons notre baptême plus nous vivons l’ampleur de la vie. D ne s’agit pas seulement de renaître, il s’agit aussi de vivre notre propre ascension. On accusera peut-être ces propos d’être mégalomanes mais c’est le propre de tout prophétisme et ce n’est pas négatif pour autant. Il ne s’agit évidemment pas de condamner celui qui n’y parvient pas mais d’entraîner à grandir celui qui se sent écrasé par le poids de la vie. Celui qui désespère est invité à renouer avec l’espérance. Hisse tes voiles et le souffle de ta foi les gonfleront au-delà de toute imagination.
Le handicapé a, comme tout un chacun, un rôle à jouer dans la société. La souffrance est légitimement révoltante. Personne n’a la vocation de souffrir, mais nous avons tous la vocation à l’amour, au risque de souffrir. Elle était légitimement révoltée, la maman qui supprima son enfant qui avait une malformation physique, et elle croyait le servir en agissant ainsi. Il était légitimement révolté par la souffrance des parents ce parlementaire qui proposa l’euthanasie des enfants handicapés. Ils sont légitimement révoltés par la souffrance, ceux qui, s’occupant de soins palliatifs, acceptent de donner une dose excessive de morphine à un agonisant sous prétexte de soulager sa souffrance. Mais, sans les condamner, comment ne pas s’émerveiller devant le témoignage de cette étudiante en médecine, effectuant un stage dans une maternité où, quelques mois plus tôt, était né un enfant hydrocéphale abandonné à la naissance. Le directeur de la clinique, espérant trouver pour cet enfant des parents qui sauraient l’aimer envers et contre tout, hésitait à le confier à l’assistance publique. Or, cette jeune étudiante, récemment convertie, allait voir cet enfant, lui caressait le visage en lui disait : "Tu sais que tu es aimé de Dieu, maman Marie s’occupe de toi" et l’enfant souriait. Ses collègues de travail se moquaient d’elle en lui disant : "Tu perds ton temps, ces handicapés sont des bouches inutiles qui vivent à la charge de la société" et pourtant cet enfant, par son sourire, révélait que la nature profonde de l’homme c’est d’aimer et d’être aimé.
Il voulait servir son malade, ce médecin qui, le voyant souffrir, lui proposa de faire une piqûre de morphine pour soulager sa souffrance apparemment intolérable. Quelle ne fut pas sa stupéfaction de l’entendre lui répondre : "laissez donc docteur, c’est supportable. Je sais où je vais, mais je voudrais aborder la mort avec le maximum de lucidité". Quelques temps plus tard, le médecin proposa à son épouse de faire à son mari une transfusion de sang "est-ce bien nécessaire docteur ? Vous savez bien que mon mari est perdu, vous allez le prolonger de quinze jour ou trois semaines, gardez votre sang pour quelqu’un qui en a vraiment besoin". Regarder la mort avec une telle sérénité n’est-ce pas encore servir ? Il ne s’agit pas ici de préconiser l’acharnement thérapeutique, en l’occurrence il n’y en a pas. Ni de se complaire dans le masochisme, le malade en question se serait bien passé de souffrir. Mais il est évident que pour servir nous avons besoin d’un guide. Dans l’incroyance, l’homme est livré à son propre jugement, dans la foi, sans avoir le droit d’en tirer vanité, l’homme croit percevoir d’où il vient et où il va.
Etant donné mon état, le service que je peux rendre, c’est bien de clamer l’amour de la vie envers et contre tout, à temps et contre-temps éternellement. Mais il n’y a pas que dans le domaine de la souffrance que l’homme a besoin de retrouver le sens du service. Le chrétien n’a pas le monopole du service, mais il en a la source. Le monde de l’incroyance se veut lui aussi au service de l’homme mais il n’a pas les repères que donnent la foi : "Nul ne va au Père si ce n’est par le fils" (Jean 14, 6). C’est devant des faits comme ceux que je viens d’énoncer que peut se situer ma diaconie. Sur le plan diocésain on était d’accord pour mon ordination, sur le plan régional également, sur le plan national aussi. Mais Rome a formulé des réticences. Vous voulez ordonner diacre un aveugle, il ne peut pas lire l’évangile dans une célébration eucharistique ; il n’a pas de mains : il ne peut donner la communion. C’est le dernier candidat à nous présenter. Mais l’évêque insista : "Il n’y a pas que le ministère ritualisé" et mon dossier fut présenté à Paul VI lui-même qui conseilla tout simplement de faire confiance à l’évêque local.
Lorsque je fus ordonné diacre, plus de deux cents handicapés étaient dans l’église, plus de deux mille m’avaient écrit pour me dire : "Vas-y, Jacques, par ton ordination diaconale nous avons l’impression d’être revalorisé dans l’Eglise, notre vie aussi a un sens". Dans son homélie Mgr Desmazières me précisa ma mission : "Va partout où l’Esprit te poussera, clamer le Christ ressuscité". C’était en mars 1974. A part les homélies, ma participation au ministère ritualisé est plutôt réduite. Cependant il m’a été demandé de baptiser des enfants handicapés et, plus qu’un inconvénient, mon handicap physique devenait un instrument de la liturgie. Plus que bien d’autres, j’étais habilité à dire à un handicapé : "En Jésus-Christ ta vie a un sens, il est la fécondité de ta croix, la source de ton espérance, la lumière de ta nuit". J’étais fondé à le dire puisque j’avais été invité à le vivre. Il faut vivre ce qu’on célèbre, il faut célébrer ce que l’on vit.
Qu’il me soit permis, en guise de conclusion, de rendre grâce pour avoir reçu par l’Eglise, celui qui, en moi, s’est avéré être la résurrection et la vie. Il faut être l’Eglise de Jésus-Christ pour confier à un handicapé : "Va partout où l’Esprit te poussera, clamer le Christ ressuscité, va porter l’espérance aux désespérés", alors rendons grâce à Dieu.
Jacques Lebreton,
diacre, diocèse de Beauvais