Une nouvelle génération de chrétiens


Les grands rassemblement ne sont-ils pas la version contemporaine du traditionnel pèlerinage chrétien ? Véritables lieux de conversion, de catéchèse, ces rassemblements méritent une attention respectueuse. C’est l’analyse du Père Luc Pareydt, dans cet article pru dans le numéro 160 des Cahiers pour Croire Aujourd’hui.

Paris, fin décembre, Taizé réunit cent mille jeunes. Manille, janvier, dixième Journée mondiale de la jeunesse : plusieurs millions de participants autour de Jean Paul II. Le prochain rendez-vous est fixé en 1997 à Paris. Dans quelques semaines, le soixantième anniversaire du pèlerinage de Chartres (1).
Le succès du Frat (2), les multiples rassemblements du Scoutisme une mémoire se construit peu à peu : Saint Jacques de Compostelle, Czestochowa, Denver, Paris. Des jeunes se déplacent et se rencontrent, de cultures et de continents différents. Ils prient ensemble et confrontent leurs diverses sensibilités. Ils invitent l’Eglise à ne pas être absente du monde à venir, ils la préfèrent itinérante, "en mouvement". Ils déclarent leur foi, sans abdiquer pour autant leur liberté et leur esprit critique.
Ceux et celles qui accompagnent ces rassemblements témoignent d’un dynamisme hors du commun ; ils ne cachent pas cependant leurs questions : de rassemblements en pèlerinages, comment aider ces jeunes à s’enraciner dans une communauté ? Comment permettre à une expérience spirituelle de dépasser l’émotionnel et l’élan d’un moment ? A quels déplacements les communautés chrétiennes sont-elles elles-mêmes appelées pour accueillir cette nouvelle génération de chrétiens ?

Une expérience

"Papolâtrie", séduction du groupe, chaleur des grandes foules, évasion dans le spectaculaire les préjugés ne manquent pas. Depuis que Jean Paul II a réuni les jeunes de France au Bourget en 1981, chaque rassemblement provoque des commentaires variés. Ne faut-il pas aller plus loin ? D’étapes en étapes, se dessine une expérience d’Eglise dont les enjeux dépassent les problématiques des Eglises particulières. "Accepter d’entrer avec les jeunes dans l’expérience d’autres rencontres, même si l’on est dérouté, c’est reconnaître leurs attentes et se donner la chance de pouvoir les accompagner", confie un aumônier d’étudiants.
A sa manière, le Frat, qui a retrouvé sa vigueur depuis une quinzaine d’années, participe d’un "effet de génération" : les jeunes se donnent un rendez-vous, y trouvent des repères et éprouvent le désir de réaliser ensemble quelque chose. Cette pastorale des rassemblements contribue à modifier en profondeur les mentalités :
"A un moment donné, ces propositions ont trouvé un écho très fort ; elles ont été l’occasion d’un travail pastoral, au plan régional et national. Quand on parle de ces rassemblements, il est important de mettre en évidence qu’il s’agit, pour beaucoup de jeunes, d’une réelle conversion. Conversion aussi pour les permanents d’Eglise. Je l’ai vécu encore récemment à Manille."
Depuis cinquante ans, Taizé accueille des générations de jeunes. Depuis la tenue, en 1960, du premier "concile des jeunes", une intuition s’est confirmée : les participants y trouvent une identité. Loin d’être simplement un effet de surface, les rassemblements sont porteurs d’une expérience spirituelle, relationnelle et communautaire indéniable.

Confrontations et découvertes

Présentant la délégation française à Manille, Paul Destable, secrétaire général adjoint de l’épiscopat, souligne que "ce pèlerinage à Manille a été une expérience communautaire entre les divers diocèses, mouvements et communautés venus de métropole, d’outre-mer et d’autres pays francophones, mais plus encore un pèlerinage de confiance" (3). Une diversité extrême de "groupes d’appartenance" qui ne restent pas les uns à côté des autres mais se rencontrent et tentent de se découvrir. Un dialogue parfois malaisé, mais dont les retombées seront positives pour les Eglises locales. Pour beaucoup, le voyage de Manille a été l’occasion de réaliser que le centre de gravité du monde et de l’Eglise se déplace vers l’Asie et qu’il convient de penser l’évangélisation selon des équilibres nouveaux.
De ces appartenances multiples, Taizé est bien la figure : dimension internationale qui intègre les itinéraires religieux et sociaux les plus variés, souci oecuménique qui permet aux jeunes de reconnaître d’autres traditions chrétiennes. Depuis la chute du mur de Berlin, les rassemblements de Taizé révèlent les liens clandestins qui ont été entretenus durant des années entre les jeunes de l’Ouest et de l’Est de l’Europe. Les jeunes des pays de l’Est étaient d’ailleurs majoritaires à Paris, fin décembre (dont 50% de Polonais).
En se rassemblant, on découvre d’autres figures de croyants concourant à la même mission, dans des cultures particulières et des situations fort diverses. Le rôle joué par les pays d’accueil est déterminant : prise de conscience d’une autre culture, d’une Eglise différente, de situations économiques et sociales particulières. Les trois cents délégués français à Manille ont ainsi vécu une expérience "d’immersion" : pendant deux ou trois jours, ils ont été plongés dans des situations sociales extrêmes (4), "un choc très profond, une rencontre avec la misère et l’exclusion, un accueil qui les ont bouleversés, la découverte d’une Eglise très proche des exclus et des pauvres où des religieux, des religieuses et des laïcs leur ont parlé d’une façon qui les a déplacés." A Denver, en 1993, l’expérience était autre, mais non moins enrichissante : les jeunes étaient accueillis dans des familles américaines, selon le modèle privilégié par Taizé (en décembre, à Paris, quarante mille familles ont hébergé les participants).

Une catéchèse

Chaque rassemblement, chacun selon son style, propose des temps de catéchèse. Lors des Journées mondiales de la jeunesse, ces temps d’enseignement sont assurés par des évêques, délégation par délégation, occasion pour les jeunes d’un contact direct avec des pasteurs. A Manille, le thème était : "communicateurs de foi, d’espérance et de charité". Les interventions n’étaient pas reçues comme une parole venue d’en haut, elles étaient préparées par une réflexion "par petits groupes, d’appartenances diverses. A partir d’un texte et de questions, la discussion s’engageait. Au fur et à mesure des échanges, des questions étaient transmises à l’évêque chargé de l’intervention. L’écoute était donc plus active : les jeunes attendaient la réponse ou l’éclaircissement sur des questions qu’ils avaient posées. Ils ont eu le sentiment de connaître leur interlocuteur. C’était également une occasion de mesurer les sensibilités différentes sur des aspect fondamentaux de la foi chrétienne. Certains se sont révélés plus attentifs aux questions et aux doutes, d’autres aux affirmations."
Taizé propose une démarche dont l’essentiel est de renvoyer chacun au mystère du Christ, au point où il en est de son itinéraire. Les interventions de Frère Roger sont orientées vers la prière. Les liturgies, sobres et soignées, sont conçues comme une ample méditation personnelle et collective.

Le témoin

Trame et coeur des rassemblements : la rencontre du témoin. Jean Paul II, frère Roger : un contact authentique, sans démagogie. Le récit des participants de Manille est frappant :
"Les gens écoutaient vraiment. Jean Paul II : une capacité de communication étonnante. Il lit un discours et, de temps en temps, il s’arrête pour le commenter, ouvrant une vraie communion, extraordinaire, avec la foule. Nous avons été frappés de la manière dont le pape nous tourne vers la personne du Christ, alors qu’il est si difficile d’en parler dans nos lieux habituels, même dans nos communautés étudiantes. Il trouve les mots pour appeler à la responsabilité de l’évangélisation. Un discours qui insistait sur le positif de l’existence humaine. Nous participions au plus grand rassemblement de l’histoire du catholicisme. Ce n’est pas le chiffre qui importe, mais la prise de conscience que le religieux, la foi, peuvent encore mobiliser tant de jeunes de continents différents."

Une Eglise à venir

Il convient de relire ces événements à la lumière de la Lettre de Jean Paul II sur le Troisième millénaire (5). Les pèlerinages, et notamment les Journées mondiales, ne doivent-ils pas s’interpréter dans la perspective de la célébration du grand jubilé de l’an 2000 ?
De plus en plus, cet horizon est la clef de lecture du pontificat. Tout est suggéré, y compris Vatican II, comme une préparation de ce jubilé : "ce qui précède s’intègre dans ce qui va venir, une vision très ample de la foi où nous reconnaissons que le Christ vient de l’avenir. Jean Paul II le vit et le communique de manière très forte."
"Pèlerinages de confiance", l’expression, également utilisée par Taizé, se comprend dans cette perspective : préparer l’Eglise à affronter les grands défis du troisième millénaire. L’évangélisation, pour répondre aux complexités nouvelles, requiert des acteurs solidement enracinés dans la personne du Christ et animés d’une confiance dans l’Eglise. D’étapes en étapes, cet objectif se construit : "une tout autre démarche que de parler des ’voyages pontificaux’, il s’agit d’expérimenter l’Eglise", confie un participant de Manille.
Une même intuition se retrouve à Taizé : à l’égard d’une jeunesse très mobile, qui voyage et pour laquelle le "nomadisme" n’est pas que spirituel, il convient que les communautés chrétiennes accordent leurs propositions et leur accompagnement. Des formes nouvelles s’inventent depuis quelques années, notamment les chantiers où les jeunes rencontrent une Eglise-servante des plus démunis de la planète (en Inde, en Afrique ou en Amérique latine) et font l’expérience du choc des cultures.

Génération spirituelle ?

"Tourisme spirituel", émotion d’un moment ? L’enjeu des rassemblements est plus essentiel. Structurant des aventures personnelles et collectives, ils répondent à un désir spirituel qui a besoin de temps et d’événements marquants pour s’accomplir.
Les rassemblements sont une des formes de cette pédagogie. Ceux et celles qui ont vécu ces dernières années le pèlerinage des étudiants à Chartres en témoignent :
"Les jeunes demandent que la communion ecclésiale ne se vive pas au détriment de la singularité des itinéraires et des sensibilités diverses qui doivent habiter l’Eglise. Bien des choses sont précaires et fragiles dans leur histoire, mais l’expérience commune d’un cheminement, la relation personnelle avec des accompagnateurs révèle des richesses et des solidités inouïes. Offrir la possibilité d’un échange personnel et suivi constitue un programme pastoral déterminant dans les années à venir. Les rassemblements, les pèlerinages, en offrant cette expérience, permettent de dépasser l’émotion d’un moment. La pratique du sacrement de réconciliation est, de ce point de vue, très significative ; les rassemblements en révèlent à nouveau la profondeur. Beaucoup de jeunes y vivent une première confession, avec le côté bouleversant que cela peut avoir : relire ses blessures affectives, sexuelles, familiales et redécouvrir qu’il est possible d’aimer et d’être aimé. Une telle expérience est fondamentale pour l’individu, elle est essentielle pour l’Eglise, elle est sans doute un témoignage d’espoir dans la société. Dans ces rassemblements, les jeunes commencent à éprouver l’exigence d’une fidélité dans le quotidien."

L’accueil d’une communion qui naît d’un peuple rassemblé, de la Parole d’un Dieu qui appelle à se mettre au service d’un monde en difficulté, suscitent de vrais engagements. Des relais se mettent en place, des communautés lycéennes ou étudiantes se renforcent et se développent , les "comités de prière oecuméniques" de Taizé sont présents partout dans le monde.
La prochaine Journée mondiale de la jeunesse aura donc lieu à Paris durant l’été 1997. Offrira-t-elle une occasion à l’Eglise de France pour faire le point sur son identité, ses difficultés comme ses richesses ? Des jeunes l’y poussent et se sentent accordés à sa parole :

"Dans l’Eglise, qui d’entre vous se sent complètement à la maison, même si c’est sa maison ? Je connais des gens qui traversent les églises comme de vieux sacristains qui en connaissent tous les recoins. Mais enfin, eux aussi sont des étrangers en Jésus. Si vous ne vous sentez pas étrangers devant Dieu, c’est que vous ne connaissez pas le chemin de Dieu. Est-ce que vous ne vous sentez pas étrangers devant les demandes de Dieu ? Est-ce que, même si c’est formidable de changer, vous ne vous sentez pas un peu étrangers devant ce monde qui a commencé à se constituer autour de vous ? Prenez conscience de cela, prenez conscience de l’étrangeté du monde. Mais n’en prenez pas une telle conscience que vous soyez déprimés, ça ne sert à rien, et c’est souvent une raison de s’occuper encore de soi et de ne pas sortir de soi, de ne pas s’occuper des autres." (6)

Luc Pareydt, s.j. *

Notes :

* Avec la collaboration de Paul Legavre, s.j. Aumônier de l’Ecole Centrale de Paris. Délégué des évêques d’Ile-de-France pour Chrétiens en grandes écoles.

(1) A l’occasion de cet anniversaire, un ouvrage qui retrace l’histoire du pèlerinage vient de paraître : Karine Niquet, Mémoire de Chartres (1935-1995), Le Cerf coll. Foi vivante-étudiants, 1995. [ Retour au Texte ]

(2) Pèlerinage d’Ile-de-France des collégiens (Jambville) et des lycéens (Lourdes). [ Retour au Texte ]

(3) Comme le Père m’a envoyé (Manille 95), Le Cerf, coll.Foi vivante-étudiants, 1995. Cet ouvrage rassemble les homélies et catéchèses de la 10ème Journée mondiale de la jeunesse. [ Retour au Texte ]

(4) Auprès des chiffonniers de la "smoky mountain" de Manille, notamment [ Retour au Texte ]

(5) Lettre apostolique "Alors qu’approche le troisième millénaire de l’ère nouvelle", Le Cerf, 1994 [ Retour au Texte ]

(6) Mgr Michel Dubost in Comme le Père m’a envoyé, op. cité [ Retour au Texte ]