Un don de l’Esprit dans l’Histoire


Le Père Michel Rondet, jésuite, retrace pour nous la naissance, puis la croissance de la Vie Consacrée sous ses diverses formes depuis les origines de l’Eglise jusqu’à nos jours.

En présentant la vie religieuse comme un don de l’Esprit à son Eglise, le Concile Vatican II entendait bien souligner à la fois le caractère gratuit, inattendu de ce don et son insertion profonde dans l’histoire de l’Eglise. Et, de fait, la vie religieuse ne cessera d’apparaître comme une réponse imprévisible, mais chaque fois très actuelle, aux besoins spirituels d’une époque.

Au cœur de la communauté : l’espérance du Royaume

Très vite, au témoignage des textes les plus anciens, des hommes et des femmes choisissent dans la communauté chrétienne de se consacrer à Dieu d’une façon particulière en vivant le célibat pour le Royaume de Dieu. Ils le font sans quitter leur maison ou leurs occupations, mais ils sont soucieux de faire reconnaître ce choix par la communauté chrétienne. Ils le veulent en effet témoignage de foi au Christ ressuscité et prophétie du Royaume qui vient. En renonçant à l’espoir humain d’un foyer et d’une descendance, ils signifient et rappellent à tous que la priorité des priorités, c’est désormais le Royaume de Dieu. Le présent peut sembler difficile au cœur de l’indifférence ou de l’hostilité d’un monde païen, l’essentiel est de garder le regard fixé sur l’avenir ouvert au monde par la Résurrection du Christ. Des hommes et des femmes sont là pour le rappeler à tous dans le choix qu’ils ont fait, et l’Eglise, qui n’avait pas prévu ce mode de vie, l’accueille pour sa valeur exemplaire.

Le combat change de lieu : l’Evangile au désert.

La foi chrétienne devenue religion de l’Empire, les fidèles vivent désormais en paix au cœur des cités. Hier, on devenait chrétien par une profession de foi risquée, aujourd’hui on naît chrétien dans un monde où le culte de l’Eglise, son enseignement sont devenus la référence commune. Des chrétiens se sentent mal à l’aise dans ce climat où l’Evangile devient le mode de vie des bons citoyens. Il leur semble que la vigueur des paroles du Christ se dissout dans un art de vivre plus proche des sagesses mondaines que de la folie de la Croix.

Pour réagir, ils quittent les cités et vont vivre à l’écart dans des lieux où ils seront libres de suivre l’Evangile dans sa radicalité. Ils vendent ce qu’ils ont, distribuent leurs biens aux pauvres, vivent une vie rude dans le jeûne, la prière, le travail manuel. Ils ne se coupent pas pour autant de la communauté chrétienne : on vient les voir, ils partagent leur nourriture avec ceux qui ont faim, ils aident les pécheurs qui veulent faire pénitence, ils accueillent des disciples soucieux de perfection... D’abord solitaires, ils se groupent en communautés et établissent des règles de vie commune. Né en Egypte, ce mode de vie se propage très vite dans tout le monde chrétien. Admirés pour leur courage et leur fidélité évangéliques, les moines sont souvent choisis comme pasteurs par les communautés chrétiennes. L’Eglise leur doit, à partir du Ve siècle, ses plus grands évêques. Leur prestige est tel qu’on finit par identifier sainteté chrétienne et vie monastique. Il faudra que des évêques, comme St Jean Chrysostome - lui-même ancien moine - rappellent que la sainteté c’est la charité et qu’elle est possible dans tous les états de vie.

Dans les convulsions du temps : la cité de Dieu en terre.

Rome est prise par les barbares, l’Empire se désagrège et s’effondre, l’Europe entre dans une longue période de mutations. A travers bien des difficultés, la foi chrétienne se maintient et progresse même aux frontières du Nord et de l’Est. L’Eglise, le monde, ont besoin de paix et de stabilité, ils vont les trouver autour des monastères. Regroupés sous l’autorité de la règle de St Benoît, ayant choisi comme axes spirituels la paix et la stabilité, les monastères apparaissent vraiment en ces temps troublés comme des havres de paix. Là, les épées sont transformées en charrues, là, il n’y a plus ni esclave ni homme libre, là, monte, ininterrompue, la louange de Dieu, là, il n’y a pas d’autre Seigneurie que celle du Christ dont l’Abbé est l’humble représentant. Les monastères ont ainsi incarné l’espérance chrétienne dans un monde où rien d’autre ne lui donnait visage. Puisqu’il existait de tels lieux, on pouvait ne pas désespérer du Royaume. Ils sont à la fois une figure du monde sauvé et une image de l’Eglise qui veille dans l’attente du retour du Christ. Les moines avaient quitté le monde pour vivre pour Dieu seul, la cité des hommes se recompose autour d’eux.

Le retour à l’Evangile

A travers ses institutions, monastères mais aussi collégiales, l’Eglise du Moyen-Age s’est efforcée de prendre en mains le destin des hommes et de l’orienter vers le Royaume. Ce faisant, elle s’est aussi laissée entraîner dans les conflits du temps, dans les luttes pour le pouvoir et la richesse. A partir du XIIe siècle, partout se manifeste un désir de retrouver l’Evangile, de tourner le dos à l’esprit du monde pour suivre le Christ pauvre. Il inspire des réformes monastiques comme celle de Cîteaux. Après s’être cherché dans des groupes évangéliques dont certains se sépareront de l’Eglise (ou seront rejetés par elle), il va trouver sa forme ecclésiale dans le rayonnement et l’action de François d’Assise et de Dominique. Avec eux, de nouvelles formes de vie religieuse apparaissent qui vont s’efforcer de vivre la radicalité évangélique au milieu des hommes, dans les cités naissantes et les universités. A la soif d’honneurs et d’argent qui lance les hommes sur les chemins du commerce et de la spéculation naissante, ils opposeront le détachement évangélique, le refus des honneurs et des dignités ecclésiastiques. En osmose avec leur temps, ils vont entraîner à leur suite une foule de laïcs qui, dans le monde, à travers les tiers-ordres ou les confréries qu’ils fondent, vont suivre le Christ pauvre en partageant leurs biens, en se mettant au service des pauvres et des déshérités. La naissance des ordres mendiants est donc à la fois une réponse à l’attente spirituelle des chrétiens et l’origine d’un courant de sainteté qui déborde de beaucoup les frontières de quelques fondations religieuses et renouvelle le visage de l’Eglise.

La mission comme consécration

Reconstruire l’Eglise était déjà un des objectifs de François ; il fallait commencer par où doivent commencer toutes les réformes : retrouver l’Evangile. Ce choix restera exemplaire pour l’avenir. Mais à partir de là, des besoins nouveaux se manifestent qui vont demander des engagements plus précis, des compétences nouvelles. Ils sont de trois ordres : les pauvres et les sans-abris qui envahissent les villes, les enfants laissés à l’abandon, sans instruction ni éducation, les peuples nouveaux à évangéliser.

A partir du XIVème siècle, les fondations caritatives vont se multiplier. Les fondations éducatives et missionnaires suivront au XVIème. Des noms comme Angèle Merici, Ignace de Loyola, Vincent de Paul... témoignent de l’esprit qui anime ces fondations nouvelles. Il s’agit de faire du service du prochain le lieu privilégié de la rencontre de Dieu. La vie religieuse est alors repensée, non plus dans un projet de séparation d’avec le monde, mais dans un désir de proximité avec ceux qui sont loin : les pauvres, les exclus, les peuples lointains. Clôture et observance sont supprimées ou aménagées pour permettre la présence auprès de ceux qu’on rejoint par amour du Christ.

Qu’il s’agisse d’institutions à fonder et à animer, de l’évangélisation des campagnes ou des pays lointains, les fondations apostoliques de ce temps vont faire preuve d’un zèle très pur de la gloire de Dieu qui lance l’Eglise sur des chemins nouveaux et permet à la réforme tridentine de porter ses fruits.

Reconstruire

La tourmente révolutionnaire et les guerres napoléoniennes vont ouvrir d’autres chantiers dans l’Eglise. Tout est à reconstruire. Les Ordres et les Congrégations anciennes ont été dispersées ou exilées. La tâche n’attend pas. Clandestinement d’abord puis au grand jour, des femmes (surtout) se mettent au travail, un peu partout. Petits groupes qui, portés par le dynamisme et la charité rayonnante de leur animatrice, vont bientôt essaimer jusqu’à former une Congrégation. Il s’en fonde ainsi plusieurs centaines au cours du XIXème siècle. Elles se caractérisent par leur sensibilité aux détresses proches et leur capacité à y répondre, joignant le soin des malades à l’éducation des enfants et à l’animation paroissiale. Elles sont aussi les premières à prendre au sérieux le rôle des femmes dans la société et vont ouvrir la voie à ce qu’on appellera les carrières féminines. Ont-elles été victimes de leur succès ? Les œuvres qu’elles avaient fondées les ont accaparées toutes entières, les empêchant peut-être de remarquer qu’autour d’elles le monde changeait et que naissait une société qui allait peu à peu les déposséder de leur monopole caritatif ou éducatif. Moins nécessaires, elles devenaient aussi moins attirantes pour des jeunes qui voulaient donner leur vie.

N’oublions pas cependant que les lois qui les avaient dispersées au tournant du siècle, leur ont permis d’essaimer dans d’autres pays : Europe du Nord, Etats-Unis, Amérique latine, Europe centrale et qu’elles ont pu poursuivre là leurs œuvres caritatives ou éducatives et fonder de nouvelles provinces qui viennent aujourd’hui soutenir les communautés d’origine.

Les temps nouveaux

Dès la fin de la première guerre mondiale, un esprit nouveau se manifeste. On prend conscience de l’apparition d’une civilisation sécularisée dans laquelle le Christianisme n’a plus la régence morale et spirituelle de la cité des hommes. Dans ce contexte les œuvres chrétiennes pouvaient devenir un ghetto où l’Evangile serait prisonnier. Il fallait sortir des frontières du monde chrétien pour rejoindre les hommes dans leur travail et dans leurs luttes. Témoigner au cœur de la vie devenait le maître mot de l’Action Catholique aussi bien que des nouvelles formes de vie consacrée qui apparaissent alors : Instituts séculiers, Congrégations missionnaires... Des noms comme ceux du Père Anizan, de Petite Sœur Magdeleine de Jésus, du Père Voillaume indiquent bien dans quel sens, avant même le Concile, s’orientent les recherches de la vie religieuse. Le Concile appelle toutes les familles religieuses à s’interroger sur la place de leur charisme dans le monde de la seconde moitié du XXème siècle. Il en résulte un immense travail de renouvellement et d’approfondissement de la vie religieuse dont les fruits mûrissent, lentement peut-être mais sûrement... dans la place nouvelle prise par les religieux et les religieuses aux côtés des laïcs dans le peuple chrétien.

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Cette histoire très rapidement esquissée (1) peut nous aider à mieux comprendre ce qu’on appelle aujourd’hui la crise de la vie religieuse. Disons tout de suite que si elle est impressionnante dans certains secteurs - la chute des vocations dans les Congrégations religieuses de vie apostolique - elle n’est pas générale. Même en France, il y a des Congrégations de vie apostolique qui ont des vocations. Des fondations nouvelles apparaissent, des communautés anciennes se rénovent. Le nombre n’est pas le seul critère de vitalité... l’Europe occidentale n’est pas toute l’Eglise...

Au-delà de tout ceci, une chose demeure : l’Esprit ne manque pas à l’Eglise et il se manifeste toujours là où les besoins sont les plus pressants. Au XIIème siècle, on ne pouvait ni prévoir ni programmer François et Dominique, mais l’Esprit ne pouvait laisser l’Eglise sans secours face aux tentations de l’orgueil et de la puissance. Aujourd’hui nous ne connaissons pas les noms des fondateurs ou des rénovateurs de demain, nous ne savons pas quelle forme prendra leur action, mais nous pouvons pressentir les lieux où on les rencontrera. L’Esprit les appelle à vivre aux côtés des exclus, à rejoindre les chercheurs de Dieu hors frontières, à être présents dans les mondes que l’espérance a désertés, à travailler avec tous ceux qui s’efforcent de mettre l’homme debout et de créer les conditions d’une fraternité entre tous.

L’avenir de la vie religieuse est à chercher du côté des défis du monde, là où l’Evangile et la culture se cherchent sans encore se rencontrer. C’est là que l’Esprit est à l’œuvre pour susciter les créations et les rénovations dont le monde a besoin dans sa marche vers le Royaume.

Michel Rondet, s.j.

Note ----------------------------------

(1) Pour une étude plus développée, on peut lire : - Michel Rondet "La vie religieuse" (DDB, 1994) - Elisabeth Germain "La vie consacrée dans l’Eglise : approche historique" (Mediaspaul, 1994). [Retour au Texte ]