La Vie Consacrée Oeuvre de l’Esprit et du Christ
La vie de Dieu se transmet au monde par deux voies distinctes et complémentaires : la voie des charismes que souffle l’Esprit, la voie de l’Eglise institutionnelle, établie par le Fils. Le Frère Dominique Hermant explique pour nous où il situe la place de la Vie consacrée, en reprenant un thème développé dans l’un de ses ouvrages (1).
Plus clairement qu’aucune autre vie humaine, la vie chrétienne comporte deux aspects, qui se conjuguent sans se confondre. Le jargon ecclésiastique les désigne comme un aspect "charismatique" et un aspect "institutionnel". Ce sont des mots assez vilains, mais qui résument utilement une vérité importante et très simple : la vie est un mouvement, mais, pour pouvoir s’orienter, se déployer et prendre force, elle a besoin de structures. Un arbre vit par sa sève ; mais celle-ci a besoin du bois dur pour pouvoir monter jusqu’aux feuilles et aux fruits.
Dieu agit dans le monde comme par deux mains
La révélation chrétienne nous explique quelle est la source première de cet état de choses : c’est que Dieu agit dans le monde comme par deux mains : son Esprit et son Fils. Par son Esprit, depuis la création et dans tous les êtres, il "insuffle" (c’est là le sens même du mot : Esprit) toute espèce de vie, depuis la plus élémentaire jusqu’à la plus élevée et la plus épurée. C’est là l’aspect de notre existence qu’on appelle "charismatique".
Par son Fils incarné, il a donné une forme humaine précise à ce flot de vie, ce qui veut dire notamment qu’il l’a rendu conscient de son but et l’a organisé en fonction de ce but. Il a donné des mots pour le prier (le Notre Père) ; il a donné des actes à accomplir (ce que nous nommons les "sacrements") ; il a donné, pour perpétuer la présence physique de son Fils, une communauté structurée, une "institution", qui achève de rendre tout cela concret dans l’histoire des hommes. C’est exactement ce que nous appelons "l’Eglise".
L’Esprit et le Fils travaillent chacun à sa façon, mais non pas indépendamment l’un de l’autre. Leurs rôles dans nos vies ne doivent pas être confondus ; sinon nous appauvririons et brouillerions l’œuvre de Dieu. Mais, bien évidemment, ils ne doivent pas non plus être séparés ; sinon nous détruirions l’équilibre et finirions par tomber d’un côté ou de l’autre : dans les extravagances d’un élan non contrôlé ou dans le dessèchement d’une structure sclérosée.
Mais la conjonction des deux mains de Dieu s’opère dans chaque personne d’une manière qui lui est propre. Certains ont naturellement "du souffle", de la créativité, du goût pour la nouveauté, une méfiance à l’égard de ce qui est rationalisé et construit ; ils ont besoin de se discipliner et de s’ajuster aux autres. D’autres sont spontanément réalistes, ordonnés, à l’aise dans une Tradition qui les englobe et les empêche de se subjectiviser ; ils ont besoin de s’éduquer à la liberté.
C’est dans ces perspectives générales qu’il convient de regarder la "vie consacrée" et de la situer. Car elle est à la fois charisme et institution, œuvre de l’Esprit et signe du Christ. Elle est même l’un et l’autre au degré maximum.
A la source d’une vocation : un charisme
Toute vocation dite "religieuse" est, à la source, un charisme. Cela signifie qu’elle est "inspirée" à un être humain du plus profond de lui-même, par le Saint Esprit et non par une autorité extérieure quelle qu’elle soit (par exemple familiale ou ecclésiastique).
Cela signifie aussi qu’elle n’a pas à être justifiée en termes de raison. Elle est l’appel d’une Personne libre à une autre personne libre ; elle introduit par conséquent dans un dialogue entre deux libertés, aussi inaliénables l’une que l’autre, et non dans un processus planifiable.
Cela signifie encore qu’elle ne pousse pas à un repliement égoïste ou peureux ; car c’est une doctrine capitale et bien établie que les charismes sont destinés à la construction de la communauté. Ils sont éminemment personnels, mais ce qui est attendu de chaque personne, c’est qu’elle "se mette, selon le don qu’elle a reçu, au service des autres" et soit ainsi, pour sa part, "un bon administrateur de la grâce de Dieu", qui est, si j’ose ainsi traduire le mot de saint Pierre, "tous azimuts" (1 Pierre 4, 10).
Une orientation vers un Institut
Mais en même temps, ces vocations, si spontanées et si personnalisées, se distinguent massivement parmi toutes les autres vocations humaines par le fait que, dans l’immense majorité des cas, elles orientent quelqu’un vers un "institut religieux". Or ces derniers sont sans doute les plus typés, les plus précisés dans leurs formes, de tous les groupements humains. Certes, nous ne sommes plus au temps où l’on voyait des Congrégations religieuses qui ne se distinguaient l’une de l’autre que par le nombre de boutons de la robe régulière ! On a même renoncé dans bien des cas à tout costume distinctif. Mais l’impact d’un institut sur l’être même de ses membres, et non seulement sur leur aspect ou sur leur action, reste extraordinairement puissant et profond. En entrant dans un institut religieux, on lui donne un droit sur soi plus absolu qu’en entrant dans n’importe quelle autre institution de ce monde (même le mariage !).
Cette institutionnalisation maximum qui est celle de la "Vie religieuse", ou "Vie consacrée", dans l’Eglise occidentale d’aujourd’hui n’est pas sans danger. Elle peut aboutir à une véritable dépersonnalisation. C’est pourquoi il importe au suprême degré de maintenir fraîche et vive, en chaque groupe et en chaque personne d’un institut, la source charismatique. Plus qu’aucun autre, un religieux ou une religieuse doit rester attentif et docile à la voix originale de l’Esprit dans son cœur et sa conscience ; il a, non seulement le droit, mais le devoir primordial envers Dieu et envers lui-même, de replonger tout ce qui lui est demandé ou imposé dans la "source vive" qui coule en lui, et de combattre toute force contraire.
On ne se fait pas religieux d’abord pour se joindre à un Institut et bénéficier de ses avantages, quitte à essayer de faire sien son charisme le mieux possible. On se fait religieux si on se sent mu dans le plus non-négociable de soi-même par un charisme irrésistible ; et on opte pour un institut si on estime qu’on y trouvera un cadre favorable au cheminement de ce charisme.
Comment les différencier ?
Qu’est-ce qui distingue une vocation "religieuse" d’une vocation "séculière" ? Ou, pour mieux parler, qu’est-ce qui est commun concrètement à tous les charismes authentiquement orientés vers la "vie consacrée", et qui permet de les classer à part des autres ?
Essayons de répondre en deux temps. D’abord (car c’est toujours ce qui est le plus important) par la substance positive, à savoir la relation personnelle avec Dieu. Ensuite par les conditionnements plus ou moins négatifs, c’est-à-dire les renoncements qui sont à consentir.
Relation personnelle avec Dieu. Ce n’est pas un privilège des "consacrés", ni un devoir qui leur serait particulier. Un chrétien (et même tout homme) n’a pas à choisir entre une vie "avec Dieu" et une vie "dans le monde". C’est bien connu aujourd’hui, et la revalorisation, pour ne pas dire la redécouverte, de la vocation baptismale devrait discréditer une bonne fois une pensée aussi simpliste. Un jeune qui voudrait entrer dans la "Vie consacrée" parce que, ailleurs, il se croirait exclu de la vie "avec Dieu" serait dans l’erreur la plus complète.
Cependant il serait ridicule de prétendre qu’il n’y a pas une relation plus spécifique avec Dieu qui est ce qu’on vise essentiellement quand on choisit la "vie consacrée" comme il faut la choisir. Plus précisément, ce quelque chose de spécifique concerne la manière dont un homme ou une femme accueille son charisme personnel et se rend docile au Saint-Esprit. L’Esprit est présent et actif "en toute chair", comme l’avait promis le prophète Joël et comme le constatait saint Pierre le jour de la Pentecôte (Ac 2, 16-17). Mais il y a une infinité de degrés dans notre liaison avec lui. Je dirais que, pour qu’une vie "consacrée" soit digne de ce nom, il faut qu’elle entraîne ses adeptes dans un perfectionnement préférentiel et persévérant de cette liaison.
On veut que cette liaison soit toujours plus constante. Et c’est le but réel qu’on doit se proposer pour adopter l’obéissance religieuse. En effet, celle-ci peut faire des actes les plus humbles une acceptation des choix de l’Esprit pour nous, et ainsi renouveler cette acceptation tout au long des journées.
On veut que la liaison avec l’Esprit soit de plus en plus consciente. Et c’est pourquoi on passe (ou devrait passer) sensiblement plus de temps que dans d’autres modes de vie à se mettre dans un silence d’écoute, ce qui est la part royale de la prière.
On veut que la liaison avec le Saint-Esprit soit de plus en plus étroite, c’est-à-dire de plus en plus imprégnée d’amour et, par là, de plus en plus rayonnante d’amour. Et c’est à quoi nous provoquent, à la manière d’un défi perpétuel, la vie en communauté et l’engagement dans des tâches de dévouement.
L’affrontement au réel
Tout cela risquerait fort de rester dans le domaine du rêve si nous n’étions pas rappelés énergiquement à la réalité. L’institution s’en est chargée traditionnellement, notamment en imposant certains renoncements qui touchent l’être humain au vif et devraient l’empêcher de s’évader ou de s’endormir.
Ce ne sont pas des absolus ni des tabous. Définir la "vie consacrée" par eux serait définir un bon repas par le couvert avec lequel on le mange. Mais, tout en les laissant à leur place de moyens, il ne faut pas tricher avec eux.
Le renoncement le plus fondamental, parce qu’il touche notre corps lui-même, est le renoncement à l’activité sexuelle. Je dis bien : l’activité ; car la sexualité fondamentale de chacun, c’est-à-dire sa masculinité ou sa féminité, n’est pas détruite par un tel choix ; dans un certain sens, elle peut même être rendue plus affirmée, plus différenciée. Il fut un temps où ce renoncement-là était coloré par une crainte ou un dégoût de tout ce qui est sexuel ; elle recevait alors des justifications tout à fait fausses. Peut-être est-ce pour cela qu’on a si peu réfléchi à ce qu’il y a de positif dans cette manière spéciale de vivre sa sexualité. Ce qui est sûr, c’est que la continence sexuelle, en faisant taire peu à peu des voix, légitimes et bonnes, qui parlent dans une sensibilité humaine, donne par contrecoup plus de présence à d’autres voix, au premier chef à celle de l’Esprit. Bien vécue, elle est un recentrement et finit par déboucher sur une libération. On appelle cela le "vœu de chasteté" ; c’est une locution dont il vaudrait mieux se méfier, car elle tendrait à faire oublier qu’il y a une chasteté nécessaire dans l’usage du mariage.
Un second renoncement, presque aussi sensible et encore plus contrôlable, touche à l’argent, ou plus exactement à l’usage de l’argent et de ce qu’il permet de se procurer. Mais il faut faire attention aux motifs d’une telle décision. Ce pourrait être une simple ascèse, un effort d’autodiscipline. On pourrait même y chercher la satisfaction d’amour-propre de se sentir supérieur aux choses. Ou encore une solution paresseuse au problème de la subsistance quotidienne, qui consisterait à s’en décharger sur une communauté. Comme toutes les bonnes choses, la "pauvreté", si chère à saint François d’Assise, peut être transformée en idole. Ce qui l’en empêche, c’est d’être sans cesse rapportée à quelque chose d’incomparablement plus grand : la préférence accordée à des richesses autres que celles de l’argent, à un bonheur autre que le plaisir achetable par l’argent, et qui ne se laisse pas étouffer par ce plaisir-là.
Le troisième "vœu" est le plus essentiel. C’est celui "d’obéissance", par lequel on renonce à faire ses propres choix dans tous les domaines qui ne sont pas celui du charisme et de la conscience : le domaine du lieu et du mode de vie, celui du travail et des occupations, celui des responsabilités ou d’une vie toute d’humilité, et ainsi de suite.
Comme les deux autres renoncements, il ne résulte pas d’un désir malsain de la privation pour la privation, ni d’une fuite de ce que la condition humaine comporte de beau et de fort, mais d’exigeant. Il est au contraire le témoignage d’une liberté encore plus belle et plus forte, et le moyen de la développer ; je veux parler de cette liberté qui sait s’affirmer dans n’importe quel cadre matériel, faire sien même ce qu’on lui impose, exprimer sa personnalité dans la manière de faire, quelle que soit la chose qu’on est appelé à faire, et transmuter tous les actes, les plus petits comme les plus grands, en actes d’amour. Cette liberté-là, il est certain qu’on ne peut guère s’en faire une idée à moins de l’avoir expérimentée soi-même, ou au moins de l’avoir devinée dans une personne qui l’expérimente.
Au total, malgré leur apparence négative, les renoncements eux-mêmes sont le signe d’une plénitude et le chemin vers sa pleine floraison. Si l’on a pour de bon le charisme de la "vie consacrée", les renoncements institutionnels peuvent coûter, mais non décourager ni désarçonner. C’est même là un des critères qui permettent de reconnaître la présence de ce charisme et de discerner si une vocation qui se croit "religieuse" mérite d’être encouragée et menée à sa réalisation.
Pour que "son" Règne vienne...
Il reste à dire que, si le charisme est premier dans le temps et doit rester jusqu’au bout premier en importance, il doit aussi (sauf chez les ermites et les fondateurs, qui sont rares) trouver sa place parmi les instituts existants et jouer le jeu loyalement avec celui auquel on s’est vu amener. Le dialogue entre des Frères ou des Sœurs animés par l’Esprit et les autorités responsables mandatées par l’Eglise du Christ pour diriger les Instituts (et qui ont, elles aussi, à obéir à l’Esprit, bien sûr !) est ce qu’il y a de plus beau dans la "vie consacrée". C’est en son fond ultime, comme un dialogue entre le Fils et l’Esprit eux-mêmes.
C’est dire qu’il ne peut être gâté que dans la mesure où s’y mêle le péché des hommes. Quand il se coince, c’est qu’il y a péché quelque part, d’un côté ou de l’autre.
Et, comme dans tous les cas de péché, il n’y a alors qu’un recours vraiment efficace : la prière et l’humble amour.
En revanche, quand il se déroule dans la lumière et la liberté réciproque, il permet à Dieu, à chaque fois, de faire avancer son Règne d’un pas de plus. Les personnes grandissent. Les institutions, qui ont toujours à se vérifier et à se réformer, le font dans la paix. C’est comme une musique dont l’harmonie est puissante, mais jamais immobile.
Frère Dominique Hermant
Abbaye d’En Calcat
Note --------------------------------
(1) La vie dans l’Esprit, éditions Média Paul. [Retour au Texte ]