Culture d’entreprise et culture vocationnelle


Les jeunes qui se pressent aux salons des métiers n’ont plus la même vision de leur future activité professionnelle qu’il y a dix ans. Cela peut avoir des conséquence sur la façon de leur présenter les diverses vocations chrétiennes. Eric Julien, laïc permanent au SNV et producteur du spectacle "Le temps du grand désir" propose son analyse.

L’entreprise n’est plus le chouchou de ses employés. Telle pourrait être la conséquence principale de la crise de 1992-93. Car derrière cette affirmation, qui semble caricaturale, se cache une modification pourtant réelle dans les rapports entre salariés du tertiaire et leur entreprise. Une évolution dûe à l’onde de choc de la quasi-récession dont nous commençons à peine de sortir.

Je propose ici quelques clés pour mieux saisir ce qui a changé dans les rapports entre jeunes et entreprise. Il n’est, bien sûr, pas question ici d’entrer dans les détails d’une analyse de type sociologique. Elle n’est pas dans mes compétences. C’est la raison pour laquelle ce premier temps de réflexion reste le dégrossissage d’une tendance lourde. Il n’est qu’une observation globale de phénomènes qui, sur le terrain, auront pu être perçus de façon différente. Dans un second temps, je m’appuierai plus sur l’expérience personnelle que je fais du dialogue avec les jeunes, lors des débats qui suivent les représentations du Temps du grand désir en milieu scolaire.

1- La fin de la culture d’entreprise

Que s’est-il passé ? Les années quatre-vingt avaient vu la montée en flèche de la "culture d’entreprise". Entendons par là une sorte d’attachement quasi-filial des employés à leur outil de travail. L’influence du Japon sur les managers - ou cadres supérieurs - de l’époque fut énorme. Comme une fascination pour ce dévouement indefectible du Japonais envers son entreprise. Dévouement assurant une productivité inconcevable en Occident. D’où jalousie et tentatives de copier ce modèle de capitalisme où les conflits de classe semblaient relégués aux oubliettes.

Ce furent la naissance des "cercles de qualité", des stages et des séminaires de motivation, de toutes les recherches sur de nouveaux rapports entre patrons, encadrement et employés... Dans les grandes entreprises à la pointe de ces nouvelles techniques de management, on n’entendait plus parler de "salariés", mais "d’acteurs", de "collaborateurs". Il ne s’agissait plus de pointer aux heures convenues mais de donner tout son temps pour les besoins de la productivité. Le saut à l’élastique avec ses confrères de bureau devenait le passage obligé de ceux qui voulaient faire carrière. Comme si certaines logiques d’entreprise cherchaient à instaurer leurs propres rites initiatiques , occupant par là une place laissée vide par la perte de croyance religieuse ou idéologique. Sortant ainsi de son rôle premier (produire et procurer du travail) l’entreprise risquait gros, nous allons le voir.

On ne demandait plus d’obéir sans comprendre, mais de s’associer à la dynamique de l’entreprise

N’oublions pas que cette description ne correspond, dans sa totalité, qu’à une minorité de sociétés, de type urbain, comportant un nombre conséquent d’employés. Mais ce phénomène d’accaparement de l’individu par son lieu de travail s’est retrouvé à des degrés variés dans de nombreuses entreprises, notamment dans le secteur tertiaire. En fait, surtout celles ou s’opérait la substitution progressive du monde ouvrier au profit des classes moyennes grâce au progrès technologique.
Les entreprises concernées par ces nouveaux modes relationnels ont substitué la responsabilisation personnelle de chacun à la classique structure pyramidale du patron, du chef et de l’exécutant. Ceci par l’encouragement à la prise d’initiatives et de responsabilités croissantes.

La plupart des adolescents-futurs-cadres formés dans les nombreuses écoles de gestion ou de commerce ont ainsi reçu de leur futur lieu de travail une vision où l’affectif tendait à prendre une place croissante dans l’exercice du métier. Peu importe de rester au bureau toutes ses soirées ou de passer ses week-end à de studieux séminaires, l’important était d’harmoniser ses objectifs personnels avec ceux de "la boîte".

Cette évolution des mentalités a permis, vers la fin des années quatre-vingt, la fin de nombreux complexes vis-à-vis du capitalisme. Le libéralisme connut ici ses plus grandes heures de popularité. Jusqu’à séduire, au sein du monde politique, toute une partie des dirigeants socialistes reconvertis, pour l’occasion, aux joies de l’économie de marché. La présence de Bernard Tapie, illustre capitaliste, dans le gouvernement de Pierre Béregovoy en fut une saisissante illustration. Autre illustration : la popularité des premières privatisations de grandes entreprises nationales. Un sujet encore tabou il y a seulement sept ou huit ans.

La fin des complexes vis-à-vis du capitalisme

Les avantages de cette popularisation du capitalisme d’entreprise n’étaient pas négligeables. L’entreprise n’était plus un lieu ennemi où il fallait se rendre par obligation de gagner son pain. Elle devenait le lieu de la participation aux bénéfices, faisant profiter ses salariés de son dynamisme. Le nouveau partage des responsabilités, la simplification de certaines lourdeurs hiérarchiques, ont permis à beaucoup de faire de leur métier un lieu de réalisation personnel. L’économie du pays ne pouvait qu’en profiter, notamment grâce à la pacification des conflits sociaux.

Si certaines entreprises s’en portaient mieux, il n’en était pas de même pour la vie privée de nombreux cadres. Sommés de faire de leur travail le pôle unique vers lequel devaient converger toutes leurs énergies, ces derniers, s’ils étaient célibataires, ne trouvaient ni le temps ni le goût de chercher compagne. S’ils étaient mariés, leur couple ne pouvait éviter un rapide déséquilibre : les maris trompaient leur femmes avec... leur bureau. "Me marier ? Impossible, dans mon entreprise, nos horaires sont tels qu’on ne peut que rester célibataires. Ou se résigner au divorce au bout de deux ou trois ans." Cette réflexion désabusée d’un jeune "commercial" employé chez Bouygues, réflexion entendue il y a à peine deux ans, reflète bien la tendance lourde précédemment décrite. Une tendance dans laquelle s’inscrivait toute une jeune génération de cadres.

Outre ces désavantages, cette dynamique d’entreprise présentait deux points faibles. D’une part, les cadres fortement investis dans leur travail supportaient d’autant moins bien les échecs ou les reproches - le minimum de distance entre leur affectivité et leur activité n’étant pas toujours respecté. D’autre part, l’équilibre ainsi obtenu n’était valide qu’en période de croissance. La récession du début des années quatre-vingt-dix allait changer beaucoup de choses.

L’entreprise : un mal nécessaire pour gagner son pain.

En effet, l’entreprise pouvait se permettre de demander à ses employés un fort engagement personnel si, de son côté, elle respectait ses propres engagements : garantir emploi et progression de carrière à ceux qui acceptaient ce contrat - souvent implicite.

Patatras ! Les "dégraissages" qui ont suivi la chute de croissance de ces deux dernières années ont fait office de camouflet pour tous ceux qui s’étaient "donnés" à leur travail. Pire ! la menace de licenciements ne concernait plus seulement les petits salaires : de plus en plus de cadres étaient limogés. Le pacte de confiance étant ainsi rompu en beaucoup moins de temps qu’il n’en avait fallu pour l’instaurer, la tendance de ces années quatre-vingt dix allait changer de cap. D’une confiance parfois aveugle vis à vis de l’entreprise on est passé à une défiance tout aussi passionnelle.

Beaucoup de jeunes entrant aujourd’hui sur le marché du travail ne voient plus en l’entreprise qu’un mal nécessaire par lequel il faut passer pour gagner son pain. On est loin du lieu quelquefois idéalisé par la précédente génération. La chute spectaculaire des salaires de première embauche pour les promotions sorties des écoles de commerce, par exemple, en a réorienté beaucoup vers la fonction publique. Le "privé" n’est aujourd’hui plus la panacée puisqu’il n’offre plus ni promotion assurée, ni salaires mirobolants. Les premières statistiques concernant l’année 94 appuient cette observation : le salaire net des cadres dans le privé n’a pas évolué, à cause de l’augmentation des prélèvements sociaux, notamment en faveur des caisses de retraite. Alors que les salaires de la fonction publique continuent leur lente mais régulière ascension, jugulés qu’ils sont par des engagements de hausse contractés par l’Etat en période plus faste.

Autre phénomène : le coût - souvent surévalué - des scolarités en écoles de commerce et de gestion ne semble plus aujourd’hui justifié puisqu’elles ne sont plus la voie royale pour la réussite d’une élite. Pourquoi payer si cher puisque la fac donne - à peu de choses près - un résultat identique ? Conséquence : la rentrée 94 a été difficile pour de nombreux établissements qui ne parviennent plus à remplir leur première année. A part les quelques grandes écoles (ESSEC, HEC, ESCP...) dont la réputation est encore à la hauteur du service rendu - à savoir, donner une carte de visite qui facilite la première embauche dans les grandes entreprises du privé - les pertes financières guettent la forêt d’écoles nées dans l’enthousiasme économique des années quatre-vingt.

La montée en force de la civilisation des loisirs

Parallèlement, ces trois dernières années ont vu la montée en force du "cocooning", du repli sur soi et sur les valeurs dites "familiales". C’est aussi à ce moment que l’on entend parler de "civilisation des loisirs" et que le partage du travail - avec réduction des horaires - devient peu à peu la marotte du monde politique. Autant de "mouvements d’humeur" que l’on peut relier les uns aux autres.

Le coup fatal contre l’image de l’entreprise, et finalement, l’image de notre économie occidentale, a été porté il y a peu, lors de la réapparition d’un semblant de croissance. On peut dire que, jusqu’au printemps 94, le redémarrage de la machine économique française était attendu de tous comme le salut en matière d’emploi. Mais, alors que la "prime Balladur" redonnait un coup de fouet à l’industrie automobile, des voix autorisées, parmi les experts économiques, ont commencé à nous mettre en garde contre un triomphalisme facile : la reprise ne s’accompagnerait pas forcément d’une chute du nombre des demandeurs d’emploi.

Ce fut une douche froide qui donnait l’impression que l’économie pouvait se permettre de fonctionner à nouveau, mais en vase-clos, comme un en-soi dégagé de toute utilité sociale. Comme si, dans cette situation de convalescence des entreprises, procurer du travail devenait une tâche accessoire voire secondaire. Comme s’il fallait se résoudre à ce qu’un actif sur dix soit... inactif. Quitte à jouer à la chaise musicale pour déterminer lequel.

Faut-il rappeler que les meilleures prévisions en la matière tablent sur une croissance régulière de 3% l’an. A ce rythme, l’économie française crée 250 000 emplois par an. Compte tenu du renouvellement de la population, elle ne peut absorber, à ce rythme, "que" 100 000 chômeurs par an. Il faudrait donc plus de 25 ans pour que le chômage retrouve un niveau de roulement normal en passant de 3 millions à quelques centaines de milliers. Vingt-cinq ans... l’espace d’une génération.
Cette coupure annoncée entre croissance et emploi a été très mal vécue, dans le monde scolaire, notamment. Peu à peu, l’idée générale se répand chez les élèves se préparant à choisir un métier, que le monde peut tout à fait tourner correctement en se passant d’eux, de leurs compétences futures, de leur apprentissage ou non d’un travail. On a beau parler des emplois de service comme d’un nouveau monde encore inexploité - ce qui n’est pas faux en regard de leur importance au Japon ou aux Etats-Unis, par exemple - cette nouvelle voie manque encore de visiblité sociale, elle ne rassure guère.

La crise de l’entreprise, au sens économique et dans les répercussions évoquées précédemment, lui inflige donc une sévère baisse de crédit. La méfiance qu’elle engendre maintenant chez de nombreux "déçus" - licenciés ou englués dans une sur-pression de travail pour éviter de faire partie de nouvelles "charrettes" - peut s’apparenter d’un certain côté à la méfiance que ressentent beaucoup en regardant les grandes institutions présentes dans la société française moderne. En effet, pour certains, le seul lieu d’épanouissement et de réalisation au sein d’un groupe, subsistant après le déclin des Eglises et des partis politiques, c’était le projet de l’entreprise dans laquelle ils déployaient toutes leurs énergies. La courbe du chômage fut à la culture d’entreprise ce que fut le mur de Berlin pour l’idéologie communiste.

2 - Quelle culture vocationnelle ?

Quelles peuvent être les conséquences de tout cela sur la façon dont les chrétiens peuvent lancer des appels aux jeunes en qui ils sentent des aptitudes particulières pour telle ou telle tâche - ou place, dans l’Eglise ? Nous relisons ici une histoire récente ; l’analyse qu’il est possible d’en faire reste incertaine et sûrement parcellaire. Il n’en reste pas moins que ces événements ont modifié la préhension de la réalité chez une partie des jeunes. Essayons, en quelques traits, de voir en quoi.

D’une part, au yeux de nombreux adolescents, il n’existe plus, pour eux-mêmes, d’avenir ou de réussite de type collectif, c’est à dire au sein d’un groupe structuré et clairement identifiable. Beaucoup ont ainsi redécouvert l’importance de la famille comme pôle possible d’équilibre. D’autres, plus jeunes, hésitent à quitter la cellule parentale dans l’incertitude qu’ils sont de garder leur emploi. Malgré ses déchirures internes, la famille semble rester le plus grand dénominateur commun, la cellule sociale la plus stable, la plus rassurante et la plus respectueuse, malgré tout, de leur identité.

D’autre part, pas plus que l’entreprise, l’exercice d’un métier ne semble plus prêter à idéalisation. Avant de prétendre chercher un métier, on cherche déjà "un emploi". Comme si le terme "métier" prenait un sens superlatif tel que le mot "vocation" il y a quelques années, à propos des vocations de type profane (médecin, aviateur, journaliste...). La perspective du chômage semble si prégnante dans les mentalités que le terme de métier renvoie à un choix libre, presque luxueux, qui semble hors de portée aujourd’hui, tant il est déjà bon de se contenter d’un "emploi" si on a la chance d’en trouver un. Plus encore : revendiquer un métier, c’est revendiquer l’exercice de compétences personnelles, de talents ou d’expérience. Or, le monde du travail semble, pour nombre de jeunes, n’attendre d’eux ni les deux premiers, ni être en mesure de leur procurer la troisième.

Quand des chrétiens proposent à ces mêmes jeunes de réfléchir à leur avenir en termes de "Métier d’Eglise", ils pourraient craindre de se heurter à un front de scepticisme. Certains, y compris parmi les prêtres, seraient tentés de désespérer de pouvoir, de façon crédible, proposer aux jeunes qu’ils connaissent un avenir dans l’Eglise. Or, tout n’est pas si noir, même si l’Eglise, comme institution aux contours flous, semble encore susciter quelque méfiance. Tout comme le terme de "métier" à cause de son aspect inaccessible. Et pourtant, ces deux termes mis ensemble : "Métiers d’Eglise", portent en eux des richesses et un pouvoir de séduction encore valide si l’on sait les mettre en valeur. Regardons cela de plus près.

Quand l’Eglise se redécouvre comme famille

L’image de l’Eglise, me semble-t-il, évolue lentement mais de façon sensible et plutôt positive pour ces mêmes jeunes. Ils restent, bien sûr, fortement marqués par les prises de position en matière de sexualité - incompréhensibles, voire injustifiables, à leurs yeux. Mais certains découvrent aussi, derrière le mot "Eglise", une vie sociale qui s’apparente plus à la vie familiale qu’à la vie au sein d’une secte ou d’un parti d’idéologues.

A l’image de la famille, en effet, l’Eglise semble avoir traversé de nombreuses épreuves. Malgré cela elle reste présente dans les médias à travers de grandes figures charismatiques ou les grands rassemblements festifs. Elle reste la seule institution présente de façon crédible sur les fronts du développement et des droits de l’homme. Parce qu’elle n’agit pas sur le terrain comme une mécanique hiérarchisée et bureaucratique, mais au travers de figures humaines identifiables et (re)nommées. L’image qu’ont beaucoup de jeunes vis à vis de la famille des chrétiens n’est donc plus aussi nette, aussi radicale, qu’il y a quinze ou vingt ans, lorsque Marx faisait encore rêver les jeunes occidentaux. Tout au plus, en ont-ils aujourd’hui une image mitigée, faite de grands contrastes.

Quelle chance ! Non seulement l’image de l’Eglise évolue, mais cette évolution correspond bel et bien à un changement de fond. Comment, en effet, ne pas se réjouir au vu de tout cela, que l’ecclésiologie développée par Vatican II ne s’inscrive, d’elle-même, dans le retour aux "valeurs familiales" décrit plus haut ? Lorsque l’insistance se fait forte sur le "peuple chrétien", sur la "communauté" des fidèles, participant d’un "sacerdoce commun"... la façon dont l’Eglise apprend à parler d’elle-même rentre en phase avec une attente forte qui habite de nombreux jeunes.

On pourra lire dans ce numéro les deux articles très complémentaires et remarquables de deux permanentes en pastorale. Celles-ci décrivent à merveille le travail d’enfantement qui se réalise aujourd’hui. On en parle volontiers sous le terme générique de "coresponsabilité" : tout un travail de "réappropriation" de l’Eglise par les baptisés. En caricaturant : l’église n’est plus la "maison" du curé, mais notre maison dans laquelle le curé reçoit charge de nous réunir. La vocation, et donc les tâches de la mission, ne sont plus le lot et le fardeau de quelques spécialistes délégués par la communauté. La vocation est ici redécouverte comme l’histoire d’amour de chaque membre d’une famille composée d’êtres uniques, aimés et appelés chacun à leur manière par le Christ. Et comme dans toute famille équilibrée, le respect des rôles est primordial. Tout comme le père ne peut jouer au petit copain, tout comme les enfants ont besoin à la fois d’une vraie mère et d’un vrai père, les vocations des uns et des autres ne peuvent se mélanger. On ne peut s’amuser à lorgner sur la tâche - et donc le pouvoir - du voisin, sans mettre en péril tout l’édifice.

Je parlais, plus haut, d’un travail d’enfantement. Il n’est peut-être pas faux de penser que nous quittons ici une époque de "maternage" des fidèles par une institution qui leur "vend du religieux". Je repense ici à cette réflexion, entendue à la messe de minuit, d’une dame enrobée d’un vison se déclarant outrée qu’on ait pu lui proposer de faire la quête. Elle semblait plus choquée encore que ce ne fut pas le curé lui-même qui lui ait demandé, mais une autre dame dont, semble-t-il, c’était pourtant la charge ordinaire. Un petit exemple qui illustre bien combien nous sommes encore "consommateurs d’Eglise" au lieu d’en être des "piliers", au bon sens du terme. Or, il me semble, à l’écoute de ces jeunes qui se préparent à choisir un métier, que rien ne peut les séduire davantage qu’une communauté humaine qui traque le maternage et l’assistanat (quand même serait-il d’ordre spirituel !) pour renvoyer chacun à sa vocation, à sa responsabilité de baptisé-confirmé et à la manière dont il met en pratique les promesses de son baptême.

Vivre cette nouvelle coresponsabilité est un chemin délicat qui appelle une remise en question constante des attitudes, des pratiques, des choix. Afin de veiller à ce que chacun - ministre, baptisé, consacré - prenne en charge toute sa mission, et seulement sa mission. Etre chrétien confirmé c’est donc accepter de vivre en équilibre instable, en prenant sa vraie place sans prendre celle de l’autre. Mais la vie semble ainsi faite qu’il n’y ait de croissance que dans une certaine instabilité. La marche n’est-elle pas un déséquilibre permanent ?

En pratique, cela revient à viser ce que préconise Guy Lescanne (1) lorsqu’il demande qu’à l’image de la famille, les communautés de chrétiens, dans leurs diverses formes, apprennent d’abord à devenir des lieux-refuges pour, ensuite, pouvoir devenir des lieux-tremplins. De l’ecclésiologie à la pratique, il peut y avoir un monde. De grands rassemblements diocésains ou nationaux (Planète Mission, Taizé, Journées de la Jeunesse...) commencent pourtant à baliser le terrain. Qui plus est, cela se fait, non de façon occulte ou minimaliste, mais en suscitant un écho non négligeable et positif de la part des médias (2).

De façon plus locale, c’est cette ecclésiologie que s’essaient à vivre certaines paroisses, certaines communautés nouvelles aussi. Comme pour montrer au peuple chrétien que la paroisse peut être, mieux qu’un lieu de passage, quelquefois anonyme, un lieu de fraternité et de solidarité dont les divers acteurs ont, chacun à leur place, la mission d’œuvrer pour le bien de tous. Il y a beaucoup à faire pour vivre cette re-conversion de façon profonde. Mais, ne doutons pas que la voie ouverte par certains ne devienne contagieuse. En cette période ou la foi devient le lot d’une minorité, les communautés chrétiennes ne voulant pas s’affronter à cette évolution sont sans doute condamnées à une extinction plus ou moins lente.

Si, ainsi que le suggère le cardinal Daneels, les vocations sont comme le lait qui déborde de la casserole des Eglises dont la foi serait suffisamment chaude, il y a de grandes chances que naissent des grandes vocations dans une Eglise qui apprend à se réconcilier ainsi avec elle-même, avec sa véritable identité ecclésiale.

Quand les métiers d’Eglise sont de vraies vocations ...et réciproquement.

Voilà pour le premier terme, "Eglise". Qu’en est-il du second : "Métier" ? Nous avons observé combien ce terme prend aujourd’hui un sens noble mais éloigné du réel. Car cette noblesse élève le mot "métier" au même rang que celui de "vocation", un rang inaccessible : une activité noble, choisie et exercée par quelques privilégiés talentueux. Rares sont les jeunes qui parlent d’un futur "métier" ; on entend plutôt parler de "boulot", "d’emploi", de "travail" ou de "job". Autant de termes qui portent un sens plutôt négatif, parce qu’ils sous-tendent un aspect provisoire et dégagé de l’épanouissement intérieur de la personne.
Or, s’en aller présenter vocations et métiers d’Eglise aux jeunes de ce temps me semble justement être une grande chance à la fois pour l’Eglise et pour eux-mêmes. Se rendre présents dans les Salons des métiers n’est pas seulement utile pour les jeunes chrétiens qui peuvent être concernés par une vocation particulière. Cela est utile à tous les jeunes. Venir leur parler des vocations comme de vrais métiers, c’est leur montrer que l’un et l’autre font encore partie du domaine de la réalité (!) et que cela les concerne directement. Leur parler des vocations comme de vrais métiers, peut susciter en eux une réflexion plus profonde sur le sens qu’ils vont donner à l’exercice d’une activité professionnelle. En résumé, c’est annoncer sur le terrain pofessionnel la Bonne nouvelle du Christ, c’est entrer en mission (3).

Parler ici d’une vocation particulière comme d’un véritable métier n’est, à mon sens, pas une figure de style. Je voudrais développer à ce sujet, trois points qui, mis en valeur, peuvent aider certains jeunes à saisir que les vocations dans l’Eglise ne tiennent ni de l’œuvre de bienfaisance, ni du simple élan généreux et volontariste prêt à s’effondrer au premier coup de vent.

  1. Vrais métiers parce que professionnellement exercés
    Un engagement de toute une vie, une "profession" religieuse, des choix exigeants (célibat, vœux...), pour remplir sa mission dans les meilleures conditions de service, une formation solide et souvent longue... tout cela est "pro". Entendons par là, tout le contraire d’une attitude de dilettante ou d’amateur. Ceux qui choisissent un métier d’Eglise peuvent, à juste titre, revendiquer ce professionalisme. Il est fortement mis en valeur par nos frères protestants (4). N’ayons pas peur d’user de ce type de vocabulaire. Il est légitime et compris comme tel par les jeunes pour qui le professionalisme est un gage de sérieux et de crédibilité.

  2. Vrais métiers parce que métiers de service
    J’ai effleuré, en début d’article, l’apparition souhaitée de métiers de service comme une chance réelle de procurer un vrai travail à des demandeurs d’emploi. Si ce type d’activités semble nouveau, ou du moins, peu développé en France, il faut bien reconnaître que l’Eglise peut ici se positionner en précurseur ! Les métiers d’Eglise sont bien de vrais métiers de service. Mais un service avec un "S" majuscule qui leur donne toute leur noblesse. Ministres ordonnés, consacrés, missionnaires sont tous et toutes formés, orientés, obnubilés pourrait-on dire, par le plus haut service qui soit : celui de la Gloire de Dieu par la révélation à tout être humain de sa dignité de Fils. Service de la construction de l’homme et de la femme, de la construction de l’Eglise, corps et communauté. De vrais métiers d’un vrai service : voilà qui est loin d’être "ringard" ou dépassé. Ce serait même plutôt d’avant-garde.

  3. Vrai métier parce que vraie vocation
    Les métiers d’Eglise, nous le savons bien, véhiculent une vision radicalement autre de la réussite que celle que l’on rencontre communément "dans le monde". Mais n’oublions pas que ce que "le monde" met en valeur comme forme de réussite a subi l’ébranlement de la crise récente. Je sais, pour l’expérimenter lors de ces fréquents débats avec eux, que ces futurs-adultes sont sensibles au langage de la prise de responsabilité. La plupart d’entre eux n’est plus dupe d’une société qui, par le jeu pervers de l’assistance et de la facilité, génère un surcroît d’individualisme. Beaucoup se sentent plutôt attirés par un langage adulte qui en appelle à la responsabilisation individuelle. Exact antagoniste de l’individualisme, elle seule conduit à une véritable solidarité qui ne soit pas avilissante. Bref, il me semble ne pas me tromper lorsque je sens que la réussite "intérieure" fait aujourd’hui plus "recette" que la réussite du portefeuille.
    Or, quand l’Eglise, à travers la voix de Frère Roger, par exemple, prêche pour une vie plus simple en faveur d’un surcroît de solidarité, elle touche le bon sens et l’intuition de bon nombre de ces adolescents, lassés par la course aux apparences. Les métiers d’Eglise, parce qu’ils exigent cette simplicité de vie, une hygiène intérieure stricte et prophétique, parce qu’ils développent l’engagement personnel comme une réponse sensée à l’appel du Créateur... parce qu’en tout cela ils donnent à la vocation humaine et chrétienne de pouvoir se déployer dans toute son envergure, ces métiers sont porteurs d’une beauté et d’une force qui est loin de laisser indifférents. En somme, ces métiers sont peut-être parmi les plus beaux qui soient parce qu’ils sont métiers faiseurs d’humanité.
    Trop beau pour être possible ? L’idéalisation est ici l’obstacle numéro un, sans doute. Donner de ces métiers si particuliers une image trop belle peut conduire au scepticisme désabusé. Ici, le sens originel du mot "vocation" prend toute son importance et vient équilibrer le mot "métier". Il l’équilibre en cela qu’il montre l’appel et la force de Dieu comme premiers dans cette aventure. La force humaine est celle d’un acquiescement, d’un "oui", tel celui de Marie. Elle n’est pas la force qui fait, seule, tout le chemin. Cela impose de ne jamais séparer "métiers d’Eglise" de "métiers portés par l’Eglise". Celui, celle qui s’engage dans un ministère ou dans la vie consacrée ne s’engage jamais en solitaire. La communauté chrétienne, témoin de ce "oui" à l’appel de Dieu, porte une part de responsabilité vis à vis de la fidélité quotidienne à cet engagement.

S’aimer soi-même comme un don de Dieu

Cette paraphrase d’un tropaire de Tamié pourrait servir de conclusion. Je ne sens pas, comme on le pense trop souvent, que tous ces futurs adultes soient tristes ou pessimistes. Ils se disent plutôt heureux, en tous cas, pas vraiment malheureux. Ils sont, de plus, doués d’un humour féroce, quelquefois grinçant, dont ils usent à merveille pour caricaturer certains adultes. Ce qui semble leur manquer le plus, c’est la confiance. En eux-mêmes, et dans les autres. A chaque débat organisé après les représentations du spectacle Le temps du grand désir, les questions récurrentes ont trait à l’amour : "Est-il possible d’Aimer ?" ; "Croyez-vous au grand amour ?" ; "Pour vous l’amour, c’est quoi ?"...
Je passe souvent une bonne moitié du temps imparti à leur dire : "Vous êtes doués pour l’amour ! Le premier devoir humain c’est d’apprendre à s’aimer soi-même. Apprendre à reconnaître et apprécier nos qualités, pas seulement nos défauts. Apprendre à nous regarder dans la glace le matin en se disant : je suis beau. Pas seulement au dehors mais surtout du dedans. Car si je ne sais pas m’aimer moi-même à ma juste valeur, je ne pourrai me tourner vers les autres pour les aimer en vérité. Plus ! Si je ne sais admirer en moi ce qui, à juste titre, mérite d’être admiré, je ne pourrai jamais reconnaître Dieu comme un Père. Parce que je ne serai pas capable de reconnaître en moi ce qui "tient" de lui."

Se trouver digne d’amour et de donner l’amour, c’est aussi trouver digne et honorable le travail de ses mains (5). C’est, par conséquent, se trouver assez digne d’être appelé par Dieu pour pouvoir l’entendre, cet appel !

Ce que la culture d’entreprise avait tenté de créer artificiellement, ces rites d’initiation, cette appropriation du travail par celui qui l’exerce, la spiritualité chrétienne peut le rendre possible. Les rites d’initiation chrétienne existent, ils ont fait leur preuve ; l’appropriation d’un métier par le sens et le potentiel de louange qu’on lui associe sont des choses éprouvées par des générations de chrétiens. Une vraie culture vocationnelle est celle qui dévoile tout cela à chaque jeune qui le souhaite. Une culture qui lui apprend à reconnaître les talents dont il dispose et le pouvoir qui est le sien d’accepter de lier ces talents à son intime histoire d’amour avec Dieu. Jusqu’à, pour certains, exercer un métier d’Eglise. Une telle culture vocationnelle a aujourd’hui toutes ses chances. Les jeunes sont demandeurs.
Il leur faut rencontrer des adultes solides, qui n’aient pas peur d’être vecteurs de cet appel, des adultes capables de leur montrer que la "voie chrétienne" pour exercer un métier, et, pour certains, un métier d’Eglise, est une voie praticable parce qu’elle se vit en Eglise. Une voie praticable, cohérente et génératrice de bonheur.

Eric Julien
SNV

Notes -----------------------------------------------------

(1) In Jeunes et vocations n° 75, page 32. [ Retour au Texte ]

(2) Contrairement à ce que l’on s’imagine souvent, les médias ne s’obstinent pas à présenter l’Eglise de façon négative ou rétrograde. Ils le font, souvent par ignorance et par désir de simplification outrancière, lorsque l’Eglise parle de mœurs. Hors de ce type de sujets, la plupart des médias savent présenter les chrétiens de façon fort positive lorsque cela correspond à la réalité. Il n’y a pas que l’Abbé Pierre. Comptez le nombre de reportages sur les grands rassemblements de la foi, sur les lieux de pèlerinage, sur les religieux(ses) en mission qui servent le développement ou une cause humanitaire, etc... L’hostilité systématique des médias vis à vis de l’Eglise en laquelle croient certains, n’est peut-être dûe qu’à un mauvais type de communication "de base" entre journalistes et chrétiens. Les torts sont sûrement plus partagés qu’il ne semble. [ Retour au Texte ]

(3) On peut se reporter, dans ce numéro, au récit du P. Jean-Paul James, assurant en équipe une présence au Salon de l’Etudiant au nom des Services des Vocations. [ Retour au Texte ]

(4) Cf. l’article, dans ce numéro, du Pasteur Sturny. [ Retour au Texte ]

(5) Les moines et moniales ne connaissent que trop bien le lien étroit entre ces deux aspects de toute existence humaine : Ora et labora. L’un n’existe pas sans l’autre. Parce que la prière est un jaillissement de louange, elle suppose la reconnaissance d’un don. Si le travail n’est pas source de louange et d’équilibre, la prière souffre, le travail n’est plus un vrai "métier", la vocation humaine, chrétienne ne peut s’y déployer. Réciproquement, vécu hors de l’optique d’une vocation humaine, voire chrétienne, le travail, même rémunérateur, même créatif, ne peut devenir un vrai métier. Il ne reste qu’une vaine occupation vide de sens et d’avenir. [ Retour au Texte ]