Religieuse en monde éducatif
"Etre" ou "faire" ? Ce vieux dualisme ne trouve sa solution que dans la pratique de l’amour, qui est l’un et l’autre à la fois. Sœur Madeleine Solassol, religieuse et chef d’établissement scolaire, en témoigne.
Si l’on me presse de dire ce qui fait l’unité entre vocation et travail, je répondrai spontanément, "l’Amour" : il fait rejoindre dans un même mouvement Dieu et les autres. En parcourant du regard près de quarante ans dans la mission éducative, comme professeur puis comme chef d’établissement, je vais essayer de dire comment la prière est devenue une attitude intérieure d’accueil dans les diverses circonstances de ma vie d’enseignante, un "chemin d’unification".
Il est vrai qu’à mes débuts dans la vie religieuse je voyais mal comment consacrer du temps à mon travail professionnel sans sacrifier ma relation à Dieu. L’activité absorbait mes forces vives, il en résultait une certaine insatisfaction. La tension entre les exigences du métier et le désir de prier, tout à fait inconfortable, m’obligeait à trouver une ou des réponses.
Comme pour beaucoup de religieuses de ma génération, nos journées étaient strictement programmées, rythmées par l’alternance prière / travail. Professeur de français et d’espagnol, je passais beaucoup de temps à la préparation des cours, à la formation permanente dans ces deux disciplines. J’avais l’impression que je n’en finissais jamais. Les corrections occupaient la majeure partie du temps qui restait. N’étais-je pas en train de grignoter les heures que j’aurais dû consacrer au Seigneur ? Je me préoccupais d’acquérir la compétence à laquelle les enfants avaient droit ; en outre je veillais à la qualité des relations avec ces adolescentes. Je me souciais de les accueillir lorsqu’elles souhaitaient me confier leurs problèmes personnels ou familiaux. Je me voulais entièrement disponible. Aussi je donnais l’impression d’être surmenée, et très extériorisée.
A la faveur des retraites annuelles, des temps forts de reprise, dans une prière prolongée j’ai mieux compris que la contradiction n’était qu’apparente. J’étais invitée à porter un regard de foi sur cette activité que je ne pouvais fuir. Me donner pleinement à ma tâche en fidélité à l’esprit de l’Institut, maintenir le lien avec ma communauté, plus tard avec les Religieuses en Mission Educative (RME), lire les passages de Dieu dans nos vies, telle était l’orientation que j’allais prendre. A travers la mission d’éducation, il était possible de vivre pleinement ma vocation. Mieux que cela, la mission apostolique induisait une pédagogie et celle-ci donnait forme à ma manière de vivre les vœux, à ma prière, à ma présence en communauté. La mise en œuvre d’une pédagogie de l’intelligence est une manière de rejoindre Dieu créateur, dans son projet pour l’homme. La tâche humaine d’éducation est une tâche spirituelle. Ainsi découvrir les méandres du cœur humain dans le théâtre de Racine, goûter à la beauté d’un poème de Baudelaire, jouir de la rigueur d’un raisonnement mathématique, permettent l’accès à la transcendance par le dépassement de ses limites ; ce sont autant de démarches intellectuelles qui peuvent amener à poser la question du sens, donc la question sur Dieu.
Faire la vérité dans l’acquisition du savoir oriente vers la recherche de la vérité. Etre témoin de l’éveil de l’intelligence, expérience renouvelée chaque année, est un bonheur dont il faut rendre grâces, car c’est être témoin de l’action de Dieu prodigue de ses dons. Un climat de liberté, le respect des différences facilitent la relation alors l’expression "communauté éducative" prend tout son sens et devient possible la rencontre personnelle et communautaire de Jésus-Christ.
Il est des moments que j’oserai dire privilégiés pour la rencontre de Dieu dans la fonction d’un chef d’établissement. Lorsqu’on est témoin de conversions, d’actes de solidarité, on peut parler de visites du Seigneur "Leurs yeux s’ouvrirent et ils le reconnurent". Passages de Dieu dans les heures sombres des conflits, des contestations, des critiques.
Les conflits naissent de manière inattendue : par exemple lorsque des parents acceptent mal la vérité sur les difficultés de leur enfant. Ils en rendent le professeur et l’établissement responsables. Les remarques perfides ou aigres-douces ne nous sont pas épargnées. La seule attitude possible est de pardonner, se garder de toute rancune : "Aimez ceux qui vous haïssent" ; compenser la méchanceté par un surcroît d’amour.
Au cœur de ma vie professionnelle, s’imposait souvent le partage en communauté. L’évangélisation se vit en Eglise ; je sentais la nécessité de la concertation pour discerner la volonté de Dieu, pour surmonter le découragement, accepter humblement mes limites et insuffisances.
La mission éducative détermine ma manière de vivre les vœux. La pauvreté sera vécue comme une solidarité avec les pauvres. Qui est le pauvre ? Je citerai Jean-Paul II dans son discours à l’O.I.E.C. (1) dans la revue RME : "Ceux qui ont des moyens économiques faibles, qui sont privés d’assistance, qui n’ont pas la foi, ou qui n’ont pas de famille". Savoir reconnaître le pauvre requiert cœur et attention. On croit trop facilement que l’école réduit l’écart entre les classes sociales. Un œil un peu exercé remarquera facilement les vêtements de prix ou à la dernière mode (cf. la vogue de vêtements Chevignon), la gêne des parents dans des réunions où ils n’osent prendre la parole. Bien des confidences reçues m’ont fait prendre conscience de la détresse matérielle et morale des familles touchées par le chômage, ou par le divorce. Il convient d’écouter inlassablement dans le respect des souffrances perçues. Impuissante devant toutes ces misères, je présente à Dieu, dans le dialogue du soir, tous ces gens rencontrés. Il importe de découvrir dans l’humilité le visage de Dieu et de souligner par notre attitude l’éminente dignité du pauvre.
Le comportement en sera modifié.
Solidaire des pauvres, j’envisage l’exercice du pouvoir comme un service, refusant les privilèges inhérents à la fonction lorsque le bien des jeunes n’est pas en jeu. Déléguée par le Secrétariat National RME à la Commission des Sœurs en Mission Ouvrière, j’ai perçu là l’importance de l’engagement des militants ouvriers dans les associations de parents d’élèves. Ainsi j’ai soutenu la candidature de tel ou tel parent militant au Conseil d’Administration des APEL (2), ou facilité leur présence aux conseils de classe ; leur apport a été irremplaçable.
Comment vivre l’obéissance dans une fonction de responsabilité ? Il me semble qu’elle est d’abord une fidélité à l’esprit de l’Institut, concrétisation des Béatitudes, "Heureux les pauvres" - "Heureux les artisans de paix". L’obéissance à l’Eglise implique l’attention aux orientations pastorales du diocèse, la participation aux rencontres proposées, la collaboration avec les autres forces apostoliques. Ma présence au Conseil Diocésain à la Vie Religieuse pendant six ans en tant que déléguée RME, m’a considérablement enrichie, par le large éventail des sujet traités, par le travail en équipe, par l’ouverture sur les besoins du diocèse, la connaissance d’autres lieux d’insertion apostolique. Cette prise en charge collective nous a permis aussi de nouer de solides amitiés, ce qui allégeait bien le "fardeau". L’obéissance est la recherche en commun de la volonté de Dieu, ce qui se fait dans un discernement communautaire. C’est dire l’importance de tout ce travail en commun.
Il est une manière d’aimer qui se précise peu à peu si on est attentif à éviter l’accaparement, la froideur ou la jalousie. Apprendre à aimer c’est apprendre à se déposséder. Ne rien retenir pour soi, c’est accepter que l’autre réussisse, soit aimé... C’est éviter la complaisance dans ses propres succès, ne pas succomber à la tentation de vanité.
"Le progrès de l’amour et de l’homme consiste dans le passage d’une primauté de la tendance à la possession à la primauté de la tendance au don" (J.-Y. Calvez, Etudes - Sept. 94). L’enseignement invite à élargir son cœur aux dimensions du monde. L’étude d’une langue vivante, contribue à une meilleure connaissance d’autres pays, de leurs richesses et de leurs problèmes, cette connaissance peut susciter des gestes de solidarité ou conduire à des engagements. Jeunes et adultes s’ouvrent à la fraternité universelle, étape vers une compréhension possible de l’Eglise universelle. La fraternité ainsi vécue est une valeur évangélique.
"La chasteté libère le cœur pour qu’il brûle de l’amour de Dieu et de tous les hommes" (Ibid.). Il faut aimer ses élèves en vérité et le leur témoigner : les soutenir dans leur découragement, croire dans leurs progrès possibles. "Personne au monde n’existe avant qu’on ne lui dise ’je t’aime’. Le lui dire c’est lui donner l’existence" (Michel Serres - Revue RME). Toutes les puissances d’aimer peuvent se déployer chez l’éducateur. La tâche éducative est gratifiante. En même temps, nous savons que les jeunes nous quitteront et l’éducation sera réussie dans la mesure où ils seront capables de prendre des responsabilités et de conquérir toujours plus d’autonomie. J’éprouvais toujours lors du dernier cours de l’année scolaire un sentiment de vague regret parce qu’une aventure vécue ensemble s’achevait, sentiment mêlé de joie parce que des êtres avaient grandi.
Dans ces moments où se vit une certaine dépossession, le soutien fraternel de sa communauté est précieux. Même des vacances austères en communauté peuvent faire vivre une plénitude de bonheur difficilement exprimable.
Des moments m’ont été offerts pour apprendre à voir, pour apprendre à aimer. Lorsqu’on manque de temps, on ne dira jamais assez l’importance de ces élans vers Dieu au cours de l’action : familiarité d’une conversation intérieure, mise en état de disponibilité face aux événements qui se présenteront. L’Esprit nous sollicite par petites touches auxquelles il importe d’être attentif :"Je me tiens à la porte et je frappe ; si quelqu’un entend ma voix" (Ap. 3). Le silence intérieur est nécessaire car la voix du Seigneur est discrète.
La relecture de la vie, dans des réunions de communauté, ou dans les groupes de réflexion RME, nous a exercées à voir les événements même les plus banals et ordinaires comme des lieux de la manifestation de Dieu. Les faits considérés sont anodins, à peine remarqués, mais l’œil habitué de l’une ou l’autre sait mettre en relief les germes de conversion des personnes. Comment ne pas évoquer l’attitude de Jésus qui voit la veuve du temple déposer son obole, prenant sur son nécessaire ? Il voit la foule qui le suit sans manger depuis trois jours, il voit l’aveugle sur le chemin. Voir, c’est une attitude évangélique, et déjà une prière. Lire ensemble l’action de l’Esprit dans la vie des gens que nous cotoyons change notre regard sur eux, en même temps que se soude notre fraternité, fondée sur un amour partagé. Notre Espérance se trouve renforcée. Nous sommes appelées à croire aux longs cheminements à la lenteur des germinations, invitées à entrer dans le mystère pascal : mort pour la vie.
Nous nous disons que notre souffrance devant l’échec, la contradiction, nos propres insuffisances, unie aux souffrances du Christ, mystérieusement contribue à la construction du Royaume. Dans la foi, nous savons que Dieu se révèle, mais les voies qu’il emprunte nous sont souvent inconnues. "Heureux ceux qui ont cru et qui n’ont pas vu". L’équilibre contemplation-action n’est jamais atteint de manière définitive, c’est une recherche permanente ; elle se fait essentiellement dans l’oraison. Il faut parfois du courage pour tenir à ce temps gratuit. C’est pourtant dans ce cœur à cœur que mûrit l’action. L’habitude de l’union à Dieu, ce regard tourné vers l’hôte intérieur apporte la paix et la joie, car c’est l’amour qui donne sens à notre vie.
Je dirais à la manière de saint Paul : "J’ai beau être un professeur remarquable, j’ai beau me tuer à la tâche, si je n’ai pas l’amour dans le cœur, cela ne sert à rien".
Sœur Madeleine Solassol
Ste Famille de Villefranche de Rouergue
Notes-------------------------------------
(1) OIEC : Office International de l’Enseignement Catholique [ Retour au Texte ]
(2) APEL : Association de Parents de l’Enseignement Libre [ Retour au Texte ]