Vie monastique et travail
Dans la vie monastique, le travail occupe entre quatre et six heures par jour, parfois plus. Ce n’est pas une place accessoire. Dom Luc de Chassey explicite pour nous les fondements de cet équilibre de vie élaboré par saint Benoît.
La vie monastique est souvent résumée par les mots : "Ora et labora". Formule latine qui a l’avantage de la concision mais qui, comme toute formule, a le grand inconvénient de simplifier à l’extrême et donc de caricaturer ce qu’elle veut exprimer. En effet, le moine ou la moniale, dans leur monastère, ont bien d’autres activités que le travail et la prière, comme tout un chacun ils mangent, dorment, se détendent, lisent, écrivent, etc...
Aussi, dans ces quelques pages, je me propose de réfléchir sur la place du travail dans la vie monastique aujourd’hui, en revenant aux sources. En effet, la vie monastique, en occident, a bientôt seize siècles d’histoire (quinze pour la vie bénédictine ou cistercienne), et ce n’est pas d’aujourd’hui que les moines se sont mis au travail et ont réfléchi à sa place dans leur vie.
Dans sa Règle, saint Benoît parlant du travail monastique a une formule qui mérite d’être relevée. Abordant la question des moissons, l’auteur dit :"... ils sont véritablement moines s’ils vivent du travail de leurs mains". Il y a donc, pour Benoît, lien entre le travail - ici manuel - et l’essence de la vie monastique. Essayons de creuser un peu le sens de cette affirmation.
Pour l’auteur de la Règle, comme pour l’ensemble des législateurs monastiques, il est évident que la vie n’est pas d’abord un chemin extraordinaire de sainteté mais bien le cadre privilégié dans lequel il est possible de mener la vie chrétienne, la vie selon l’Evangile.
Nous le savons : l’origine de la vie monastique, ou du moins son extraordinaire expansion, est due en grande part à la fin des persécutions qui poussa des centaines sinon des milliers d’hommes et de femmes au désert. La vie trop facile au cœur de la civilisation étant pour eux synonyme de perdition et d’apostasie... C’était un peu exagéré ; mais il est certain que la paix donnée à l’Eglise provoquait à la fois un afflux de nouveaux convertis vers une institution de plus en plus liée au pouvoir politique sinon déjà compromise ; une certaine tiédeur, qui troublait les "athlètes de Dieu", envahissait clergé et chrétiens. Epris de fidélité à l’Evangile les plus fervents se précipitaient au désert pour se mettre à l’école des "anciens" y découvrant une vie simple faite de prière et de travail manuel, vie simple mais aussi contraignante dans sa simplicité. Le travail permettait de vivre et aussi de partager ; la prière orientait toute la vie vers Dieu. Cet équilibre, toujours à repenser et à réactualiser, est au cœur de la démarche des premiers pères du monachisme. On connaît bien la discussion entre l’un d’entre eux et ces moines hérétiques qui prétendaient ne pas travailler, disant que tout travail est distraction de l’unique vocation du moine : la contemplation. Bien au contraire, le moine du quatrième siècle ne saurait être un parasite de la société.
Mais, comme nous le disions il y a un instant, plus que de motivations humaines il s’agit, en travaillant, de se situer dans la droite ligne de l’Evangile, et même, au-delà de lui, dans la ligne de la Bible tout entière. Tourné vers Dieu l’unique source de son existence, le moine se reçoit de son Créateur avec sa vocation humaine telle qu’elle est exprimée par la Révélation. "Dieu créa l’homme à son image... Dieu leur dit... remplissez la terre et soumettez-la."
Cette relation privilégiée entre l’homme et la création, les moines anciens l’exprimaient à travers leur vie dans sa double dimension de travail et de prière. De prière en rendant grâce à Dieu pour ce qu’Il est et ce qu’Il fait. De par le travail car le moine tire de la terre sa subsistance et lui fait porter du fruit selon le projet de Dieu, projet que le moine fait sien en accompagnant son travail d’une prière aussi continue que possible.
Invitant ses frères à retrousser les manches et à travailler, Benoît ne fait que se situer en disciple attentif des "Pères du désert". Mais Benoît ne vit pas à la même époque ni non plus dans le même contexte socio-politique que ses prédécesseurs. Romain dans un empire en pleine décadence et qui ne va pas tarder à être soumis à la dure lois des invasions "barbares", Benoît éprouve le besoin, par éducation et par nécessité, de structurer la vie de sa communauté. C’est à l’intérieur de ce cadre, qui peut paraître un tant soit peu rigide, que le travail trouve toute sa place. Une place qui n’est pas minime, entre quatre et six heures par jour, parfois plus. Un travail auquel personne ne saurait se soustraire, ce qui est proprement révolutionnaire à une époque où le travail que propose Benoît à ses moines est réservé aux esclaves.
La finalité de ce travail nous est suggérée par un passage de la Règle, où il est souhaité que tout soit organisé de façon à ce que les moines trouvent tout le nécessaire à l’intérieur du monastère. C’est pourquoi si une grande partie des frères travaillent aux champs, d’autres seront au moulin, d’autres à la cuisine ou à la forge. La communauté monastique, cellule d’Eglise, vit en auto-suffisance non pas par mépris ou crainte du monde, mais parce que la place du moine est dans son monastère et que, sauf nécessité, il ne convient pas qu’il aille dehors.
Dans ce domaine du travail, comme dans le reste de la vie monastique, ni favoritisme, ni passe-droit. Ce que dit saint Benoît à propos du service de la table ou de la cuisine - à savoir qu’il en résulte pour celui qui remplit cet office un surcroît de récompense et de charité - est sans aucun doute valable pour tout ce qui touche les tâches serviles ; c’est pourquoi, souligne le législateur, nul ne sera dispensé de ce service. Ne peut-on y voir aussi une application concrète de ce que le Christ recommande à ses disciples lors de la scène du lavement des pieds "Si donc moi, qui suis votre Maître et Seigneur, je vous lave les pieds, vous, faites de même".
Quoi qu’il en soit, ce que Benoît craint par-dessus tout, c’est l’oisiveté "ennemie de l’âme", avec son corollaire : le murmure. Il la pourchasse dans ses moindres recoins. Ainsi, lorsqu’un moine ne peut s’adonner à la lecture aux heures prévues à cause de son ignorance des lettres ou pour une autre raison, on lui assignera un ouvrage à faire "afin qu’il ne reste pas oisif". Mais ne croyons pas que nous nous trouvons dans un lieu de travail forcé, bien au contraire. Il faut, dit l’auteur de la Règle, être très attentif à la santé et à l’âge de chacun.
En conclusion, nous pouvons dire que, à la suite de ses maîtres, les "pères" du monachisme, Benoît voit dans le travail une des valeurs fondamentales de la vie évangélique, à la suite du Christ. Ce travail, qui nous enracine dans le concret de la vie, doit être vécu dans la paix et la mesure, baigné dans la prière, et considéré par tous comme base de la vie fraternelle.
Il ne peut être question de suivre l’histoire monastique au cours des siècles pour voir ce que les circonstances de temps et de lieu ont fait de la vision de saint Benoît sur le travail monastique. Tout le monde connaît l’expression "travail de bénédictin" qui sous-tend l’idée de travail minutieux, de longue haleine. Nous ne chercherons pas non plus à justifier cette locution proverbiale, même si elle s’applique bien à certains travaux qui eurent les cloîtres pour cadre.
Que l’on pense, par exemple, à ces ateliers de calligraphie qu’étaient les scriptoria du Moyen-Age où les moines recopiaient patiemment les manuscrits, prenaient sous la dictée le cours de la pensée d’un maître en théologie ou en philosophie... travail dont nous récoltons aujourd’hui les fruits mais qui usa les forces de générations de scribes monastiques qui savaient trouver le temps, parfois, de se distraire en agrémentant leur page d’écriture de croquis humoristiques souvent pris sur le vif.
Travail de bénédictin par excellence aussi celui des mauristes, qui autour d’hommes comme Dom Martene, Dom Mabillon ou Dom d’Achery, groupèrent des cohortes d’érudits scrutant les meilleurs manuscrits récoltés à travers l’Europe pour en discerner la meilleure lecture et nous livrer ces ouvrages de patrologie, entre autres, qui font encore notre admiration, ancêtres de nos éditions critiques modernes.
Où en sommes-nous aujourd’hui ?
Car c’est bien la question qui nous occupe. Comment les monastères issus de saint Benoît vivent-ils en cette fin du XXe siècle la relation au travail ?
Dans nos monastères de France - et cela est encore plus vrai dans les monastères féminins - le travail est devenu une condition de survie des communautés. On travaille dans les communautés monastiques parce qu’il faut gagner son pain quotidien et non pas pour occuper intelligemment une partie de la journée. A ce niveau moines et moniales se situent sur le même plan que n’importe quel homme ou femme de leur époque.
Cependant, ceci posé, une différence radicale survient : le travail est toujours second par rapport à la vocation monastique. Le but premier du moine ou de la moniale ce n’est pas de gagner sa vie quotidienne mais "courir sur les chemins du Seigneur". On aura donc souci que le moine ou la moniale ne soit en aucun cas entravé dans sa marche spirituelle par son travail. Bien au contraire, on fera en sorte, selon le précepte de saint Benoît, de ne pas lui donner un travail intellectuel ou manuel qui surpasse ses forces et le conduise dans la tristesse et le murmure.
Les responsables de communauté, à savoir l’abbé et le cellerier (responsable de l’économie), doivent souvent se concerter à ce sujet et surtout rester à l’écoute de chaque frère pour savoir s’il vit dans la paix, sinon dans l’équilibre, cette tension permanente entre les exigences de son travail et le reste de sa vie monastique. Disons que, souvent, il s’agit là d’un exercice de corde raide mais dont le Seigneur maintient l’équilibre dès lors que le moine garde les yeux de son cœur tourné vers Celui qui est son Tout. Cette vigilance est essentielle dans un contexte de vie qui ne connaît ni vacances - si ce n’est les huit jours de retraite annuels sur place - ni retraite au sens social du mot. Il est courant, dans nos monastères, de voir des frères octogénaires travailler au jardin ou dans les services, selon leurs forces bien évidemment.
Une nouvelle question surgit alors : quel genre de travail propose-t-on au frère ? Cette question nous est souvent posée par des jeunes - ou des moins jeunes - avides de savoir si la vie monastique est un lieu où la personnalité de chacun peut s’épanouir librement y compris dans le domaine "professionnel". Une question qui n’est pas oiseuse lorsqu’on se souvient que la plupart des personnes qui entrent dans nos communautés ont sinon une expérience professionnelle, du moins un cursus d’études supérieures ou professionnel. Est-ce que nous tenons compte de cette réalité ? La réponse sera nuancée du fait de ce que nous avons dit plus haut sur la nécessité vitale pour la communauté, du travail.
Un grand nombre de professions n’ont pas leur place dans le cadre de la vie monastique, cela va sans dire. D’autres professions ne peuvent plus aujourd’hui être exercées avec profit dans une communauté cénobitique, c’est en partie le cas paradoxal de tout le domaine agricole. Les uns après les autres les monastères abandonnent la culture ou l’élevage sur leurs propriétés, parfois importantes, pour cause de rentabilité. Telle communauté, célèbre pour ses fromages, a supprimé son troupeau pour devenir l’entreprise fruitière du coin, un des moines faisant la récolte du lait dans les fermes environnantes au petit matin.
En fait, tout l’art économique consiste à trouver des activités lucratives et compatibles avec les horaires monastiques. C’est dans ce cadre que les frères sont appelés à utiliser leurs compétences ou en acquérir de nouvelles. C’est ainsi que, dans une communauté, un ancien HEC qui avait fait de la gestion s’est vu promu à la place de gestionnaire en chef, place qu’il risque fort d’occuper pendant de longues décennies. Un frère avec un léger bagage universitaire mais doué pour le bricolage s’est vu confier, petit à petit, tout l’entretien de la maison et même le suivi des travaux de construction de nouveaux bâtiments, apprenant sur le tas le métier d’architecte et celui d’entrepreneur. Un troisième frère, licencié en histoire, donne une partie de son temps de travail comme professeur d’histoire de l’Eglise des jeunes frères, alors que le reste est passé à la comptabilité, ce qui ne l’empêche pas d’épanouir ses capacités artistiques en tenant l’orgue à l’église...
Il y a donc un savant dosage entre les besoins concrets de la communauté au point de vue économique, les capacités de chaque personne et éventuellement ses goûts. Le tout est vécu dans un climat d’obéissance librement acceptée qui permet une certaine souplesse, chacun se sachant et se voulant non propriétaire de son emploi.
En conclusion on me permettra un souvenir personnel. Moine encore jeune je fus accosté par mon abbé sous le cloître du monastère. Le rapide dialogue suivant s’échangea :
" - Père je voudrais que vous alliez donner un coup de main au magasin de souvenirs...
- Mais mon Père, je ne suis pas venu au monastère pour vendre des cartes postales !
- Oh, j’espère bien qu’aucun moine n’entre au monastère pour vendre des cartes postales... mais la communauté a besoin que vous y alliez..."
Moyennant quoi j’ai vendu des cartes postales pendant dix ans.
Dom Luc de Chassey
Abbaye de Ganagobie