Les moines et l’Europe


Créé par les monastères pour défendre l’authenticité de leurs produits, le label Monastic a été à l’origine d’une large réflexion de fond sur l’Europe et la façon dont moines et moniales contribuent à sa construction. C’est cette réflexion nous rend compte le Père Maurice Riguet, du SNV, en annexe à la session.

On parle de l’Europe, on parle de faire l’Europe et de faire que les Eglises s’engagent dans la construction de l’Europe.

"L’Europe sera ce que nous aurons choisi d’en faire ! Sans engagement envers les valeurs humaines et chrétiennes, l’Europe sera privée de sens, d’idéal et donc d’avenir." (Mgr Daloz, Besançon)

La Commission des épiscopats de la communauté européenne (COMECE) rappelle sept critères fondamentaux pour le choix européen des chrétiens : la paix, les droits de l’homme, la famille, la protection de la vie, le souci des exclus, la solidarité (communautaire mais aussi avec le tiers-monde) et la tolérance.
Des réalisations ont lieu déjà en Europe. Cette Europe existe, elle se réalise. Nous voudrions ici faire part d’une réflexion qui rejoint ce désir de la construction de l’Europe.

Une assemblée de moines en charge de l’activité économique des monastères (les cellériers) s’est tenue à Chantilly (France.) en décembre 1990. Elle a permis l’amorce d’une réflexion plus précise et a été le point de départ d’un travail de concertation, entrepris avec l’administration européenne, comme en témoigne la création du label Monastic. Lorsque vous achetez un produit dans un monastère on vous donne un petit prospectus intitulé :

"Une longue tradition en Europe
le travail des communautés monastiques"

Les communautés monastiques ont toujours intégré le travail manuel à leur quête spirituelle. D’ailleurs, le travail manuel, inscrit dans la règle qu’elles suivent depuis plusieurs siècles, contribue à un équilibre humain et spirituel tout en permettant à la communauté d’assurer son autonomie.
D’autre part, dit le prospectus, le succès peut entraîner la convoitise ou dépasser les capacités de production. Aussi de nombreux produits confectionnés à l’origine par les moines ou moniales sont, maintenant, fabriqués en grande quantité par des industriels. Malgré son nom, le fromage "Chaussée aux moines" n’a rien d’un produit de monastère.
Pour informer les consommateurs, les communautés monastiques d’Europe ont donc créé la marque collective Monastic qui authentifie les produits élaborés exclusivement par des moines ou moniales.

Nous voudrions ici évoquer les initiatives qui ont ouvert la voie à des contacts directs entre les moines et les responsables de la construction européenne et donner des orientations possibles, celles transmises aux monastères d’Europe.

Faire l’Europe ... mais quelle Europe ?

"L’Europe doit rester, ou redevenir le lieu de la séparation du temporel et du spirituel, bien plus, de la paix entre eux - chacun reconnaissant à l’autre sa légitimité. Celui où l’on reconnaît une liaison intime de l’homme avec Dieu, liaison qui va jusqu’aux dimensions les plus charnelles de l’humanité, qui doivent être l’objet d’un respect sans faille. Celui où l’unité entre les hommes ne peut se faire autour d’une idéologie, mais dans les rapports entre des personnes et des groupes concrets. Si ces éléments devaient s’effacer totalement, on aurait peut-être construit quelque chose, et peut-être quelque chose de durable. Mais serait-ce l’Europe ?" (Rémi Brague, Professeur de philosophie, Paris I).

C’est le sens du célèbre appel de Compostelle du 9 novembre 1982 qu’il convient d’analyser :
"Je lance vers toi, vieille Europe, un appel : retrouve-toi toi-même. Sois toi-même. Découvre tes origines. Revis ces valeurs authentiques qui ont rendu ton histoire glorieuse, et bienfaisante ta présence sur les autres continents. Reconstruis ton unité spirituelle dans un climat de plein respect des autres religions et des libertés authentiques. ("Rends à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu "(Lc 20, 25) ".
II y a là, en peu de mots, beaucoup de rappels opportuns : l’histoire de l’Europe montre son enracinement dans le christianisme : ce n’est pas l’amnésie, volontaire ou non, qui enlèvera cette évidence. En ce sens l’histoire de l’Europe est constitutive de son identité : ses origines qui l’ont façonnée au creuset de la rencontre étonnante entre la civilisation gréco-romaine et le sang neuf des barbares, opérée par le christianisme.
A cet égard, les saints proposés comme patrons par la papauté, sont des plus révélateurs : Pie XII confiait volontiers l’Europe à St François d’Assise et à sa "simplicité chrétienne". Mais c’est St Benoît de Nursie que choisit officiellement Paul VI en 1964 comme patron de l’Europe ; Jean Paul II devait lui ajouter les saints Cyrille et Méthode en 1980 pour témoigner de son souci de ne pas accepter la séparation idéologique et, on peut maintenant l’espérer, passagère en Europe.
Des moines évangélisateurs, des moines qui assument la tradition si ancienne d’un don total du chrétien à Dieu, des moines qui ont donné l’écriture à des peuples entiers ou qui leur ont transmis la culture, des moines qui ont prié et vécu pour la paix, des moines qui ont célébré la liturgie, des moines qui ont fait pénitence, des moines qui ont vécu jusqu’à la mort le mystère de la patience chrétienne : voilà ces vieux européens que les papes proposent comme modèles à ceux d’aujourd’hui."
(Guy Bédouelle, op, Professeur à la faculté de théologie de Fribourg, Suisse).

Précisément, écoutons l’un de ces moines, qui attire notre attention sur d’autres aspects concrets :
"L’intense activité déployée par le Saint Siège pour encourager les peuples d’Europe dans la construction de leur unité ne doit pas faire oublier la disparité religieuse qui existe sur le continent. Là aussi, les grandes familles chrétiennes, voire monothéistes, sentent le besoin de creuser les chemins de l’unité.
Quelle est donc la responsabilité des Eglises aujourd’hui et demain dans notre village européen (et l’image nous paraît plus pertinente que celle de maison commune) ?
Face aux défis devant lesquels l’histoire nous a placés, nous devons nous mettre clairement devant les yeux le but unique du rapprochement oecuménique : la gloire de Dieu. L’amour sincère entre les disciples de Jésus, la communion aimante et servante, le lavement des pieds ("Ce que j’ai fait pour vous, faites-le vous aussi" (Jn 13, 15), sont l’attestation que le Dieu de Jésus-Christ est un Dieu d’amour.
Les hommes et les femmes de notre Europe ne pourront pas accueillir le salut, si les Eglises et les chrétiens ne s’acceptent pas comme frères et soeurs. Alors la seule question valable à nous poser est celle posée par les auditeurs de Pierre le matin de la Pentecôte : ’Que ferons-nous, frères ?’ (Ac 2, 37)."

Le rôle irremplaçable des Eglises, et plus encore, leur importante responsabilité dans l’élaboration du processus européen, doivent inciter ceux qui en reçoivent la mission à se montrer à la hauteur du sérieux et de la persévérance avec lesquels les fonctionnaires européens s’acquittent de leur tâche. Il apparaît urgent de développer les initiatives qui contribueront au juste équilibre entre les différents ordres. Les idées ne manquent pas pour orienter et faire avancer la réalisation de l’unité européenne.

Les initiatives

Si l’Eglise doit prendre part à la construction de la société, elle doit donc prendre part à la construction de la communauté européenne. Les moines ont été des acteurs de la construction de la société tout au long des siècles : au niveau spirituel, au niveau culturel, au niveau économique. Aujourd’hui, tout autant que des moines défricheurs, les monastères se doivent de participer à la construction et demeurer des foyers de "culture intégralement humaine" et réussir à traduire que la vie économique est essentielle tout en restant subordonnée à la vie spirituelle.
"La façon dont se fait l’Europe intéresse les moines" (Dom M.G. Dubois).

Ceux que la Règle de saint Benoît appelle les cellériers, poussés par l’évolution du contexte matériel pratique, ont manifesté leur intention d’en savoir un peu plus sur ce qui les attendait le jour où les frontières, qui marquent une certaine séparation entre les pays de la communauté européenne, allaient être levées.
"La communauté européenne ne trouvera pas son unité si elle n’oriente pas l’économie vers le spirituel ...
... Il est clair que l’Eglise veut prendre part, d’une certaine manière, à la construction de l’Europe. Il n’y a aucune raison pour que l’ordre monastique soit absent de cette recherche ; le monachisme est lié à la vie de toute l’Eglise. L’Europe cherche son unité. Nous savons qu’elle ne pourra la trouver solidement et durablement en dehors de ses racines chrétiennes, et c’est là que nous (les moines et les moniales) nous retrouvons notre mission originelle."
(Dom R. Le Gall)

A partir d’une réflexion sur le rôle de l’action spirituelle et le travail manuel, les moines ont exprimé une orientation dans la construction même de l’Europe ; il s’agissait en fait de répondre aux grandes questions qui nous habitent :

- Comment gérer les relations des monastères avec l’environnement extérieur ?

- Comment choisir entre un "repli piétiste" et une ouverture prophétique ?

- Comment gérer la formation et l’information. Faut-il développer la communication, la concertation, la coordination ?

- Comment réaliser simultanément la vocation personnelle et apostolique du moine et celle de la communauté ?

1 - En novembre 1991 a eu lieu, à Bruxelles, une rencontre entre un certain nombre de fonctionnaires de la Commission de la communauté européenne et les membres du groupe de travail institué par MONASTIC. Les échanges tendaient à répondre à la question :
"Quelle législation se prépare aujourd’hui, à Bruxelles, pour les Etats de l’Europe demain, et qui concernerait les monastères ?"

De ces échanges, il ressort d’abord la qualité d’un dialogue ouvert entre hauts fonctionnaires de l’Administration européenne et une délégation de religieux. Ces derniers, qui se trouvent engagés dans les difficultés de l’évolution économique générale et, simultanément dans la poursuite d’un idéal spirituel fondamental, ont pris davantage conscience du devoir de se préoccuper de la construction de l’Europe.

2 - Une nouvelle rencontre a eu lieu à Paris en février 1992, où se sont retrouvés catholiques et protestants, réguliers et séculiers, représentant tous des instances concernées ou intéressées par la question de l’Europe.
"Pour la communauté européenne, il faut maintenant montrer que l’Europe a un sens, ce qui implique la notion de spiritualité. Mais de quelle spiritualité s’agit-il ? La communauté européenne attend des intellectuels (religieux y compris) un débat de fond sur le type d’Europe qu’il faut construire. L’entraide matérielle, c’est bien, mais ce n’est pas suffisant. La communauté de libre échange doit se doter d’une dimension sociale qui met en jeu une stratégie, une politique définie."
( Marc Luyckx, collaborateur de Jérôme Vignon au Conseil de l’Europe)

Voici les points importants retenus

  • Les échanges, il ne faut pas s’en étonner, ont atteint le domaine de l’éthique. Il ne faut pas avoir peur de voir large dans les circonstances actuelles.
  • Sur le sujet des monastères face à l’Europe, il est important que quelque chose de pratique se fasse. Nous en sommes au début et l’organisation devra se préciser dans un avenir proche.
  • Fixer la position des monastères dans le contexte de l’administration européenne oblige à se poser la question de la méthode à utiliser pour rechercher les solutions.
  • Il faudra un jour que quelque part soit abordé l’ensemble de ces questions sous l’angle spirituel. D’autre part, il est certain que les monastères, au plan social, doivent prendre conscience de l’importance de leur présence en Europe, et chercher les moyens de contribuer à sa construction.
  • Et si les fromages étaient le point de départ d’un ralliement de différentes confessions chrétiennes et de différentes sensibilités européennes ! Il y a certainement un besoin de coordination.
  • N’oublions pas que derrière le fromage il y a d’abord la prière, et ensuite la subsistance de la communauté, qu’il faut assurer. Le problème de la sensibilisation des communautés ou des responsables est très important. Mais qui va faire le travail ? Il conviendrait de souligner à nouveau combien matériel et spirituel sont liés, et montrer que les répercussions de l’évolution de l’un influence inévitablement la qualité et la pérennité de l’autre.
  • Notre vocation monastique pourra-t-elle trouver un langage qui rejoigne les préoccupations de la communauté européenne ?
  • Les monastères doivent raisonner européen et trouver le moyen de s’ouvrir, en restant ferme sur leur tradition.
  • Il est important de créer l’unité entre les parties occidentale et orientale de l’Europe au niveau de la vie religieuse.
  • Nous sortons de l’ère de la domination pour entrer dans quelque chose d’autre qui pourrait bien être l’ère communautaire ou l’ère de la solidarité.
  • Valoriser l’Europe, c’est développer un pôle de paix.

Réflexions ultérieures. La Commission européenne de Bruxelles pense que les moines doivent

- travailler à une "conscientisation" de l’Europe

- plutôt chercher à européaniser les chrétiens qu’à christianiser les eurocrates !

- être les témoins de valeurs qui peuvent tisser l’Europe nouvelle

- expliciter et déchiffrer les significations éthiques de l’économie monastique

- ne pas intervenir comme propriétaire de la vérité de façon triomphaliste

- donner aux chrétiens une conscience européenne.

Les orientations possibles

"A l’heure où les frontières des douze pays de la Communauté européenne vont s’ouvrir avec la libre circulation des personnes, des biens, des services et des capitaux, les monastères pourront jouer un rôle pilote en tissant, au-delà des liens économiques, des liens spirituels et culturels, voire une chaîne de l’amour et de la solidarité" (P. Schaeffer, secrétaire général de la Commission des Episcopats de la C.E.).
Il semble évident que la réalité et la vie de l’Europe et de l’humanité sont étroitement liées à la capacité du développement de notre solidarité. Les monastères, par MONASTIC, ont trouvé le moyen d’intensifier l’aide qu’ils s’apportent entre eux et qu’ils peuvent donner autour d’eux.

"En comprenant l’Europe comme un projet communautaire analogue à celui de l’Alliance biblique, on lui insuffle un tel sens ultime qu’elle ne peut plus être traitée avec légèreté. Participer au développement de la communauté européenne devient alors un élément de vocation, une voie concrète pour suivre l’appel de Dieu à la créativité et à la responsabilité. Ainsi la réalisation du projet européen devient un sujet du Jugement de Dieu sur nos vies." (Karl Rahner)

"Les monastères sont les témoins de valeurs vitales

- dimensions spirituelle et religieuse

- sens de la prière et du travail

- souci de la qualité de la vie, de la beauté,

- recherche de la rigueur, de la simplicité

- exemple de la gratuité

- liberté par rapport au rythme aliénant des affaires

- relation avec la nature (agriculture, écologie)

- développement de la culture et de la science

- tradition de l’accueil ouvert d tous

- équilibre entre autorité et respect des personnes..."

(P. Willibald Michaux, bénédictin et Prieur de l’abbaye de Maredsous).

Nous avons là tous les éléments pour donner une dimension de travail et de construction, non seulement pour les divers Etats, mais pour toute l’Europe. On y voit les moyens et les orientations nécessaires pour lutter contre le chômage, l’exclusion sociale, le racisme, le rejet de l’autre, les nationalismes. Non pas que tout le monde devienne moine ou moniale, mais à la limite s’inspire de ce modèle que constitue concrètement la marque MONASTIC qui comme le disent les statuts de l’Association, cherche à
"Aider et assister les instituts et communautés monastiques dans toutes les questions liées aux réalités économiques, questions éthiques, juridiques et administratives, questions financières et fiscales, questions commerciales, notamment celles de propriété intellectuelle et plus précisément de la marque MONASTIC" .

Daniel Maquart, haut fonctionnaire, membre de la Commission "Justice et Paix" de France, écrit
"La situation de notre continent est lourde de menaces pour la paix et la justice. Les ingrédients du cocktail explosif qui a allumé la seconde guerre mondiale sont à nouveau présents : chômage et crainte des classes moyennes, racisme et xénophobie, égoïsme des nantis, nationalismes divers. Il est encore temps de se prémunir... le temps presse vraiment." ("Croire aujourd’hui", n° 14).

Si l’Europe veut devenir une terre-mère pour tous ses habitants, et pas seulement la patrie des grands équilibres monétaires, "il faudrait que s’incarne plus visiblement dans nos institutions le fonds commun des valeurs et des modes de vie européens" avec les valeurs vitales telles qu’elles sont présentées et vécues par les monastères. C’est l’enjeu nécessaire pour que vive l’Europe et que soit perpétué le label "MONASTIC".

"l’Amour de l’ouvrage bien fait"

Père Maurice Riguet, osfs.