Carmels européens
La vie monastique contribue depuis longtemps aux échanges au sein de l’Europe. En voici un exemple frappant avec ce récit de soeur Claude Chavanat, carmélite.
Avant la deuxième guerre mondiale, le Carmel était bien implanté en Pologne, en Tchécoslovaquie, en Hongrie. Après la longue nuit qu’ont traversée ces pays, tandis que l’Europe occidentale vivait d’autres mutations bousculantes pour la vie religieuse, nous sommes appelées aujourd’hui à nous entraider au cœur de cette pauvreté aux visages différents, mais non moins réels à l’Est et à l’Ouest, dans l’échange aussi de nos richesses culturelles et religieuses.
Aujourd’hui le Carmel de Pologne prépare des fondations en Ukraine et en Slovaquie, le Carmel de Prague a repris vie avec l’aide des Carmels d’Allemagne et d’Autriche, des Carmels anglais ont un projet en Lituanie et quatre jeunes Lettones sont venues se former en Belgique en vue d’une fondation dans leur pays. Le point commun de ces fondations ou de ces "refondations" est l’appel de jeunes en recherche d’une vie monastique, le plus souvent à partir de lectures. Il en est ainsi de ces cinq jeunes de 15 à 20 ans qui sont arrivées sac au dos, dans l’été 1992, au Carmel de Pécs, venant de la minorité hongroise des montagnes de Transylvanie en Roumanie, parce qu’elles avaient découvert Thérèse de Lisieux grâce à un jeune prêtre et qu’elles avaient entendu dire qu’un Carmel renaissait en Hongrie... Deux d’entre elles sont postulantes aujourd’hui.
Entre temps, deux carmélites françaises ont rejoint cette communauté pour mettre en route un noviciat. En effet, l’autre point commun de ces fondations est le besoin d’aide pour la formation, d’une manière ou d’une autre, car la vie religieuse, clandestine et surveillée pendant quarante ans, n’a pas pu se renouveler ni intégrer l’aggiornamento conciliaire qui a si profondément marqué la vie liturgique et la vie fraternelle des monastères ainsi que leur insertion dans l’église locale.
Autre exemple de collaboration : les vocations sont nombreuses en Croatie. Aussi le Carmel de Zagreb-Brezovica préparait une fondation à Sarajevo, après deux autres déjà réalisées. La maison construite ayant été détruite par la guerre, le groupe des sœurs en partance s’est partagé pour aller aider le Carmel de Sofia en Bulgarie et un autre en Italie du Sud... Cela fait penser à la persécution des chrétiens de Jérusalem qui entraîna la première expansion missionnaire !
Pour illustrer de façon plus vivante ces échanges entre Carmels, je peux raconter celui que je suis chargée de suivre entre la France et la Hongrie et faire ainsi partager le témoignage des religieuses de ce pays.
Les deux premiers Carmels de Hongrie fondés par l’Autriche ont fait une troisième fondation à Pécs en 1936. Les travaux ont commencé en 1934, greffant le monastère sur une petite église romane du XIIe siècle qui est la seule de cette époque à avoir survécu à l’occupation turque, car elle était alors à l’extérieur de remparts de la ville.
Pécs est la deuxième ville de Hongrie, à 200 km au sud de Budapest, dans une région accidentée au climat presque méditerranéen. C’est une ville universitaire animée, pleine de charme, avec une cathédrale magnifique, des porcelaines traditionnelles comme celles de Limoges, une ancienne mosquée transformée en église...
Le Carmel, au cœur d’un quartier assez pauvre, est en bordure de la ville, au flanc de la montagne dominant un vaste panorama. Bonne situation pour sa vocation de veilleur dans la nuit. De fait, l’histoire de la communauté, solidaire de son peuple et de son Eglise, a été bien tourmentée !
A peine installée, dans une grande pauvreté, la communauté a été vite au complet pour vivre l’épreuve de la Deuxième guerre mondiale. Les sœurs vivaient du travail du pain d’autel et des vêtements liturgiques. Pendant la guerre, la communauté a aidé beaucoup de gens en partageant tout ce qu’elle avait ; après avoir dû se séparer en 1944, elle a pu reprendre, en juillet 1945, une vie normale. La prieure, qui avait confié la communauté à la Vierge Marie, insistait beaucoup sur la vie fraternelle, et les sœurs lui gardent une immense reconnaissance car elles pensent que c’est grâce à ce caractère communautaire qu’elles ont pu traverser ensuite la grande épreuve de la dispersion. Un père jésuite aidait la communauté et la gardait ouverte aux grands problèmes du monde et du pays. Les sœurs avaient également des liens très vivants avec les Carmes de la Province Saint Etienne de Hongrie.
En 1948, la situation politique est devenue lourde. On a commencé à faire disparaître les religieuses de l’enseignement et des hôpitaux, et des congrégations ont dû se disperser. Le Carmel priait beaucoup pour les prêtres et pour l’Eglise qui allait vivre un long désert et être dépouillée de ses richesses.
En 1950, pour la Fête-Dieu, les sœurs ont offert au Seigneur de perdre leur monastère pour que la miséricorde de Dieu pénètre le pays. Le lendemain deux camions sont arrivés dans la nuit du 9 au 10 juin. Les sœurs étaient déjà couchées ; la prieure a rassemblé les sœurs du chapître pour leur demander s’il fallait laisser entrer les soldats. Elles ont refusé et elles sont allées au chœur pour prier devant le Saint Sacrement en allumant toutes les lumières. Les soldats ont forcé la porte extérieure avec des outils. L’un d’eux est entré par le Tour dans le monastère et a ouvert aux autres. Ils ont trouvé la communauté réunie au chœur en prière dans un silence impressionnant... Une femme accompagnait les soldats... elle avait fait ses études chez les sœurs. Elle a été fermer la porte du tabernacle car elle savait que c’était une source de force pour les sœurs.
On leur a remis un papier du Ministère de l’Intérieur disant que leur vie était un danger public et on leur a dit de faire leurs valises. Elles ont répondu qu’elles n’avaient rien dans leur cellule. Comme l’une d’elles était très gravement malade, le prêtre qui disait la messe au Carmel a eu la permission de partir avec elles pour pouvoir assister cette sœur. Dans chaque camion, il y avait deux soldats pour les garder. Elles ont traversé le Danube et tout le monde avait peur car les deux camions surchargeaient le bateau. On les a amenées à un couvent de soeurs bénédictines oblates qui n’avaient plus l’autorisation d’enseigner et dont le monastère servait de camp. L’appel était fait matin et soir. Il y a eu une très grande fraternité entre ces trente Carmélites et ces trente Bénédictines qui se demandaient comment loger et nourrir tout ce monde. On a mis de la paille dans une grande pièce et les voisins apportaient de quoi nourrir cette communauté insolite... plus qu’il n’en fallait. Et la vie s’est organisée avec l’Office et l’adoration perpétuelle. Les sœurs pouvaient avoir des visites de leur famille et de prêtres qui venaient les aider.
La police et aussi la prieure ont donné aux jeunes la possibilité de partir et de quitter l’ordre mais toutes ont refusé. Cinq jeunes postulantes ont reçu l’habit du Carmel dans le camp, le 20 juillet 1950.
On parlait d’un départ pour la Sibérie. La prieure a fait acheter des bottes et a donné à chaque sœur 100 forints, ce qui a provoqué cette réaction chez l’une des sœurs : "Jusqu’à présent, j’ai dormi tranquillement, maintenant il faut que je surveille cet argent !...". Le gouvernement a fait alors ce chantage : ou bien l’Eglise signe un contrat avec l’Etat, acceptant la dissolution des communautés contemplatives et les religieux sont libérés, ou bien c’est le départ pour la Sibérie. Alors les évêques ont signé le contrat et petit à petit les sœurs ont dû se disperser une par une et quitter le camp au fur et à mesure qu’elles trouvaient travail et logement.
La prieure avait donné des conseils pour vivre dans la dispersion. Les sœurs ne devaient écrire que pour des choses importantes et brûler les lettres reçues ; elles ont ainsi toujours eu des nouvelles les unes des autres et elles gardaient toutes contact avec la prieure et avec les Carmes qui avaient dû, eux aussi, reprendre un métier. Celles qui étaient dans la région de Pécs ont pu continuer la cuisson du pain d’autel, salariées par l’évêché, avec des laïques qui travaillaient avec elles dans quelques pièces du monastère qui avait été transformé en école d’apprentissage, puis en logements pour des familles pauvres. Les sœurs étaient toujours surveillées pour qu’il leur soit impossible de recevoir des jeunes. Un petit groupe de cinq sœurs restait pourtant autour du monastère ; elles mirent en commun ce qu’elles avaient pour acheter une petite maison tout près du Carmel. Peu à peu, au fil des ans, elles récupérèrent les pièces qui se libéraient dans le monastère et elles achetaient des meubles dans l’espoir de l’habiter bientôt... Et voilà que leur espérance se réalise aujourd’hui !
En 1989, les communautés religieuses ont été autorisées à se réorganiser. Le 11 novembre 1991, le Carmel a reçu de Rome l’autorisation de reprendre la vie commune et de recevoir des novices. Un petit groupe de huit sœurs âgées s’est regroupé avec soeur Térésita, la prieure nommée depuis 1983, dans un monastère en bien mauvais état, encore occupé par une dizaine de familles. Et aussitôt des candidates de tous âges ont afflué sans que l’accueil et la formation puissent encore être vécus dans des conditions normales. En trois ans, la prieure pense avoir reçu environ 70 personnes pour une visite ou un séjour plus ou moins long. Le discernement se faisait au début dans une situation difficile avec des travaux dans la maison et une communauté très pauvre et âgée. Aujourd’hui, il faut que le discernement s’affine.
Pendant ces dernières années de bouleversement, un jeune professeur de Budapest avait pris contact avec le Carmel de Plappeville pour y entrer, puisque rien n’était possible alors en Hongrie. Après deux ans à l’accueil et au postulat, une décision de noviciat devait se prendre en novembre 1991, alors que le Carmel reprenait vie dans son pays. A partir de cette nouvelle situation, il y a eu concertation entre la communauté, l’évêque de Metz, puis le Père général de l’Ordre, et celui-ci a fait un appel aux fédérations de France pour venir en aide aux sœurs de Hongrie et créer avec elles les conditions d’une formation des jeunes hongroises qui désirent aujourd’hui vivre le Carmel. C’est ainsi que deux sœurs, l’une de Plappeville et l’autre de Frileuse, sont parties rapidement, sans pouvoir apprendre la langue auparavant, et sont déjà embarquées à Pécs avec deux novices et deux postulantes ! Comme il fallait pouvoir épauler ces deux sœurs et réfléchir avec la communauté qui a à refaire l’expérience de la vie communautaire en même temps qu’elle accueille des jeunes, le Père général m’a demandé, comme présidente de la Fédération à laquelle appartiennent les deux sœurs envoyées à Pécs, d’accompagner fraternellement cette renaissance du Carmel après la traversée des quarante ans dans le désert... Lui-même faisant une visite des provinces de l’Ordre en Tchécoslovaquie et en Hongrie en novembre 1992, nous nous sommes retrouvées à Budapest et à Pécs pour participer à ce commencement si pauvre et si fort, à la manière du "petit reste" des rescapés d’Israël. La communauté a donné à nouveau, dans cette occasion, un beau témoignage de foi et de disponibilité pour accueillir les décisions du Père général et ses orientations, pour mettre en œuvre le renouveau conciliaire et la formation des jeunes.
Un évêque de France a écrit à l’une des deux sœurs françaises avant son départ :
"J’ai reçu avec beaucoup de joie l’annonce de la reprise du Carmel en Hongrie... C’est une grande nouvelle que ces pays durement martelés par un athéisme théorique et pratique, assoiffés en certains groupes de retrouver une vie spirituelle, retrouvent des lieux de vie spirituelle, de prière, uniquement consacrés à la recherche de Dieu. L’humilité du Carmel, au moment où d’aucuns rêvent de restauration, sera un témoignage indispensable. Car chercher Dieu dans le confort, est-ce encore désirer son seul Visage ? Il est important pour l’Eglise et pour le témoignage de l’Evangile que la pauvreté et la liberté président à votre présence."
J’ai eu aussi l’occasion d’autres rencontres avec la vie religieuse en Hongrie. D’abord, la communauté cistercienne de Kismaros, fondée dans la clandestinité en 1956 par mère Agnès, la "douce mère" de Monika Timar dont il faut lire le "Journal" (Nouvelle Cité 1989) pour connaître cette jeune au cœur de feu et communier à l’expérience de nos sœurs pendant ces longues années d’épreuve. Aujourd’hui, elles peuvent sortir de l’ombre, bâtir leur monastère, rêver d’y faire une école de théologie et de spiritualité pour les religieuses qui ont un besoin urgent d’une formation profonde dans un climat de prière. En écoutant une jeune religieuse apostolique chargée de suivre l’ensemble de la vie religieuse du pays par l’épiscopat de Hongrie, j’ai pu réaliser qu’en effet, la situation actuelle est beaucoup plus difficile qu’à l’époque de la dispersion. Les jeunes affluent, mais la génération d’âge mûr est absente, on manque de formateurs et après l’enthousiasme vient la déception et le découragement pour ces jeunes comme pour les anciens qui ont tant désiré ce jour. Beaucoup de communautés (54 congrégations féminines !) veulent redémarrer, mais celles qui n’ont pas pu assurer une continuité clandestine ou qui n’ont pas l’aide d’un ordre ou d’une congrégation internationale, n’en ont pas les moyens, et l’on risque de récupérer en vain des bâtiments qui font rêver d’une "restauration" impossible et peut-être inadaptée, dans le contexte culturel et social actuel.
Un petit groupe de prêtres, de religieux et de religieuses du pays ont déjà mis en route une formation théologique pour les jeunes religieuses, après une session de formatrices en 1993. Les études sont prévues sur quatre ans avec deux longues sessions dans l’année et un week-end par mois. Cela commence ce mois de juillet 1994. Il est remarquable que cette initiative ait pu prendre corps si vite après la reprise des communautés religieuses.
Claude Chavanat, carmélite