Les sacrements : un don et un appel


Les sacrements, source des vocations, les vocations et leur dimension sacramentelle... Louis-Marie Chauvet, prêtre diocésain et théologien nous aide à saisir la profonde interaction entre ces différentes réalités de nos vies de chrétiens.

Les manières dont Dieu se communique aux hommes sont multiples. Ce peut être à travers une lecture de la Bible ou une participation à une célébration liturgique, mais aussi à travers les occupations de la vie ordinaire : une rencontre, un roman, un film... Dieu n’est limité par rien, et son Esprit "souffle où il veut" (Jn 3,8). Les sacrements ne sont donc pas, loin s’en faut, l’unique chemin de communication de Dieu. Ils n’en constituent pas moins cependant le chemin privilégié et exemplaire. Cela est lié au fait que, comme le montrent les rituels, leur raison d’être essentielle réside précisément dans cette communication de Dieu à l’homme : la communion eucharistique, par exemple, n’est autre que la déposition du pur don de Dieu dans la main de chacun.

Encore faut-il recevoir ce don de Dieu comme don et non pas comme autre chose... Si, par exemple, j’offre un livre à une personne pour son anniversaire et celle-ci prend ce livre sans me manifester le moindre signe de reconnaissance, elle a bien reçu l’objet-livre, mais pas le don que je voulais lui faire ; elle s’est appropriée le livre comme objet-valeur, elle ne l’a pas reçu comme cadeau. L’expression de la reconnaissance (merci, sourire, etc...) est le contre-don obligé ("je vous suis obligé", dit-on en langage poli dans ces occasions) de la réception du cadeau comme cadeau.

Un peu de la même manière, le don de Dieu dans les sacrements ne peut être reçu pour ce qu’il est, c’est-à-dire comme "grâce", que moyennant le contre-don de notre reconnaissance, de notre foi, de notre conversion, de notre engagement au service de Dieu. Tout don constitue un appel, un "vocatif", une "vocation". Parce qu’ils visent prioritairement la communication du don gratuit de Dieu, les sacrements ont simultanément une dimension "vocationnelle". Réciproquement, toute vocation dans l’Eglise a une dimension sacramentelle, puisqu’elle est fondamentalement réponse à un don de Dieu (un "charisme", dit le Nouveau Testament).

Or les sacrements ne sont pas des blocs erratiques juxtaposés par hasard ; ils forment un tout organique, un ensemble "systémique". Cela veut dire que chacun ne trouve son sens que dans son rapport aux autres. Ce point est important, aussi bien pour comprendre le type de don que Dieu y propose que le type de vocation auquel il appelle. Voilà pourquoi, nous allons (I) présenter l’ensemble organique que forment les sacrements afin de mieux comprendre l’appel que Dieu adresse à travers chacun d’eux (2.1.), aux communautés chrétiennes comme telles d’abord, et (2.2.) à chacun ensuite. Cela nous conduira finalement (III) à mettre en relief le fondement sacramentel de toute vocation.

I - Le don de Dieu : L’organisme sacramentel

On peut schématiser l’ensemble systémique que forment les sacrements de la manière suivante :

1.1. Les sacrements de l’initiation chrétienne

Un tel schéma veut d’abord mettre en relief le fait qu’un sacrement n’est pas autre chose qu’une participation au mystère pascal du Christ par l’Esprit, participation qui s’effectue en Eglise. Or cette participation est pleinement réalisée par les sacrements de l’initiation pris comme un seul ensemble (ou sous-ensemble), lui-même fait de trois éléments qui forment une structure. Dans ce sous-ensemble, la Confirmation n’est rien d’autre que, comme cela apparaissait clairement à l’époque des Pères, l’achèvement du baptême, dont elle n’était qu’un élément englobé durant les premiers siècles ; d’autre part le baptême, et la confirmation qui l’"achève", n’ont eux-mêmes de sens qu’en vue de l’eucharistie. St Thomas, à une époque où, pourtant, on avait totalement perdu de vue la notion d’initiation chrétienne, avait eu l’intuition géniale de cette dynamique qui va du baptême vers l’eucharistie : si le petit enfant baptisé est justifié et sanctifié, c’est, dit-il, en raison du "votum" de la Mère Eglise de le faire participer à l’eucharistie (III, q. 79, a. 1, ad 1 ; q. 73, a. 3). C’est en participant au corps eucharistique du Seigneur que l’on est pleinement intégré à son corps ecclésial.

Dès lors, s’il est vrai que la finalité première des sacrements est de faire participer au mystère pascal du Christ comme source du salut, le triple geste sacramentel qui en rend chacun pleinement participant constitue LE "sacramentum" fondamental, que les autres sacrements viennent spécifier (comme on va l’indiquer) mais auquel ils n’"ajoutent" rien à proprement parler. Ce sacrement ou (cet ensemble sacramentel) fondamental est lui-même constitué de manière dynamique : l’eucharistie en constitue la clef de voûte, ce qui rejoint l’affirmation traditionnelle selon laquelle elle est le "grand" sacrement, celui qui constitue le cœur même de l’identité et de la vie de l’Eglise. Voilà pourquoi on l’a située au milieu du schéma : reçue chaque dimanche, ou chaque jour, elle constitue le "pain véritable" (Jn 6), la nourriture spirituelle substantielle, dont le chrétien a besoin pour demeurer, moyennant le don de l’Esprit (cf. l’épiclèse dans la prière eucharistique), en communion avec le Christ "Tête" et avec son "Corps qui est l’Eglise" (Col 1, 18).

Ce qui est inauguré pour chacun par cet ensemble sacramentel trouve son accomplissement, à l’autre bout de la vie, dans les trois sacrements que propose l’Eglise au moment où la mort se fait proche. Le rituel concernant "les sacrements pour les malades" (il convient de noter le pluriel) offre en effet aux chrétiens d’achever leur vie terrestre de baptisés en recevant un "sous-ensemble" sacramentel, structuré lui aussi par une dynamique de trois sacrements qui font écho à ceux de l’initiation : en effet, la pénitence - réconciliation n’est rien d’autre, selon la tradition la plus ancienne, qu’une replongée "à sec" dans le baptême ; l’onction des malades (reçue en ce cas aux portes de la mort) n’est pas sans rappeler quelque chose de la confirmation : d’une part, parce qu’elle communique, comme le dit le rituel, "la grâce du saint-Esprit", et, d’autre part, parce qu’elle vient achever la réconciliation (1), un peu comme la confirmation "achève" le baptême ; l’eucharistie donnée en viatique enfin constitue le sacrement le plus important : elle est vraiment le sacrement du "passage" définitif avec le Christ quand vient le temps de l’ultime "voyage". Ainsi ce sous-ensemble vient-il accomplir le passage, la "pâque" avec le Christ qui a été inaugurée à l’aube de la vie chrétienne par les sacrements de l’initiation.

1.2. Les quatre autres sacrements

Les quatre autres sacrements ne peuvent être compris que dans leur rapport à ce "sacramentum" fondamental.

a - Deux d’entre eux constituent une reprise de ce "sacramentum" sous l’angle du baptême, selon les aléas de l’existence :

  • En cas d’infidélité au baptême, la pénitence-réconciliation : elle n’est en effet pas autre chose, du point de vue de la tradition, qu’une sorte de "second baptême", une nouvelle plongée, mais à sec cette fois (on ne rebaptise pas en effet), dans le baptême auquel, par le péché, on a été infidèle. Elle constitue l’anamnèse du baptême.

  • Face à la grave maladie ou lorsque se manifestent des symptômes d’affaiblissement, aussi bien psychiques que physiques, signifiant que l’on entre dans la dernière phase de la vie, l’onction des malades (comprise, cette fois-ci, en dehors de l’immédiate imminence de la mort, donc en dehors du bloc réconciliation /onction / viatique évoqué précédemment). Elle vise le "salut" du malade compris comme réconciliation de la personne dans toutes ses dimensions : réconciliation avec soi-même, avec son corps affaibli ou souffrant, avec aussi un passé dont le souvenir n’est pas, bien souvent, sans remuer une profonde culpabilité ; réconciliation avec l’entourage, dont il est désormais dépendant (médecins, infirmières, proches) ; réconciliation avec la nature, dont il est désormais éloigné et avec laquelle il n’a plus guère de contact que par les vitres de la fenêtre ; réconciliation avec l’Eglise, représentée au moins par quelques chrétiens lors de la célébration ; réconciliation avec Dieu, à l’égard duquel montent souvent des sentiments de révolte. Comme le montre l’expérience, l’onction des malades, quand elle est bien préparée et célébrée, a vraiment une efficacité : tout un travail s’y effectue dans la personne qui la reçoit et dans son rapport avec autrui, la nature, l’Eglise, Dieu, travail qui aboutit, de façon non rare, à un mieux-être, à une joie authentique, à une paix profonde, ce qui peut retentir jusque dans sa condition physique même.

b - Les deux derniers sacrements, mariage et ordination, s’inscrivent dans une logique, non pas de reprise du baptême comme les deux précédents, mais de chemin de vie : c’est le chemin spécifique sur lequel chacun est appelé à vivre son baptême au long de son existence. Dans le cas du mariage, ce chemin est un état de vie ; on lui joindra, pour la raison qu’on indiquera, le sacramental de la profession religieuse qui situe dans un autre état de vie. Dans le cas de l’ordination, le chemin de vie en question n’est pas à proprement parler (ou en tout cas, pas d’abord) un état de vie, mais l’exercice d’une fonction dans l’Eglise ; on lui ajoutera le sacramental de l’institution de laïcs à tel ou tel ministère.

1 - Les états de vie

  • Le sacrement de mariage n’ajoute rien à la grâce fondamentale qui est celle de la participation au mystère pascal par les sacrements de l’initiation ; il vient spécifier cette grâce fondamentale comme étant à vivre dans une relation de couple et de parents. Car il ne vient pas sanctifier les individus, homme et femme, comme tels (auquel cas il viendrait ajouter aux sacrements de l’initiation quelque chose qui leur manquerait), mais ce qui les unit, à savoir leur alliance.
  • Sur le même plan que le mariage, la profession religieuse (ou ce qui lui est apparenté, comme le célibat consacré) n’ajoute rien non plus à la grâce fondamentale des sacrements de l’initiation. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle l’Eglise n’a jamais voulu reconnaître la profession religieuse, monastique notamment, comme un sacrement - alors même que, au Moyen Age, les moines et les religieux bénéficiaient d’un crédit tout particulier auprès du peuple du fait de leur statut (2). La profession religieuse vient mettre en relief, au cœur de l’Eglise, l’une des dimensions majeures du baptême : celle, doxologique, du "pour Dieu".

2 - Les fonctions ministérielles dans l’Eglise

On n’a pas affaire ici à proprement parler à un état de vie (les prêtres orientaux, y compris catholiques, peuvent être mariés), mais à une responsabilité officielle dans le service de l’Eglise. Cette responsabilité constitue, pour les ministres, leur manière spécifique de vivre les sacrements de l’initiation qu’ils ont reçus. Voilà d’ailleurs pourquoi, si les ministères sont bien d’abord une fonction (on n’est pas ordonné pour soi-même, mais pour une responsabilité dans l’Eglise), ils n’en engagent pas moins les personnes qui les reçoivent.

  • Le sacrement de l’Ordre (épiscopat, presbytérat, diaconat) a pour visée de
    donner à l’Eglise des ministres qui, parce qu’ils président "in persona Christi", renvoient la communauté à la source de son identité d’Eglise : le Christ (en tant que, par l’Esprit, il la met en communion avec Dieu le Père). Si un seul préside, c’est justement pour manifester que tous célèbrent. En effet, en présidant "au nom du Christ", le prêtre manifeste que c’est le Christ qui préside, que c’est le Christ qui parle à son Eglise, que c’est le Christ qui continue de prendre le pain, de rendre grâce... Du même coup, l’assemblée, en tant que "corps" dont le Christ est la "Tête", est tout entière active avec le Christ. Présider "au nom du Christ", ce n’est donc pas "faire à la place de l’assemblée" ; c’est au contraire, requérir théologiquement l’activité de l’assemblée. Il n’y a pas de concurrence entre les deux : plus le prêtre préside, et mieux l’assemblée est active et est appelée à manifester cette activité en assumant les divers rôles qui lui reviennent.
  • Dans le sillage des ministères ordonnés, il convient de signaler les ministères institués. Du point de vue du Droit, ils sont à entendre au sens strict : ils concernent ceux (hommes uniquement...) qui font l’objet d’une célébration d’institution au lectorat et à l’acolytat. Mais, compte tenu du double fait que ces ministères sont demeurés souvent en panne et que, par contre, les ministères dits "confiés" ou "reconnus" sont de beaucoup les plus nombreux et les plus significatifs de l’activité des laïcs dans l’Eglise, on peut entendre l’expression des "ministères institués" en un sens large. Dans ce dernier cas, il est souhaitable que ces ministères soient confiés non seulement à travers une nomination officielle par, l’évêque, mais aussi à travers une célébration dans la communauté locale (célébration qui n’a d’ailleurs pas à prendre une allure trop solennelle).

Quoiqu’il en soit, ce sont là des chemins spécifiques dans la manière d’assumer les sacrements de l’initiation qui ont rendu chacun pleinement membre du Christ.

2 - Tout sacrement a une dimension "vocationnelle"

On l’a dit précédemment en prenant comme comparaison le cadeau : la réception du don de Dieu comme don d’amour (et non pas comme autre chose : par exemple, comme un coup de pouce magique par lequel Dieu viendrait se substituer à notre propre responsabilité...) requiert le contre-don de notre réponse. Nous lui sommes "obligés". Cette "obligeance" créée par la structure même de tout échange symbolique, c’est-à-dire de tout échange qui n’a pas pour objet des réalités qui se calculent, fait de nous des sujets de devoir. Mais c’est là notre dignité : nous ne sommes sujets de droit qu’en étant simultanément sujets de devoir. Un Dieu qui nous comblerait de ses dons sans requérir de nous que nous lui répondions en retour nous aliénerait : il nous traiterait comme des "objets" et non pas comme des "sujets". Cela ne signifie pas que Dieu aurait besoin de notre contre-don. Ce n’est pas lui qui a besoin de quoi que ce soit (pas même de notre "justice"), ont répété des Pères comme St Irénée ou St Augustin (3) : c’est nous qui avons besoin d’être "reconnus" par lui, d’être traités non comme des "esclaves", mais comme des sujets qui sont des fils libres. Dieu nous honore, il respecte notre dignité d’être créés "à son image" et de fils, en reconnaissant la responsabilité qui nous revient de lui rendre en retour. Ainsi toute grâce est-elle donnée comme une tâche à accomplir. Tout don de grâce dans les sacrements est appel, "vocation".

Cette vocation est tout entière exprimée dans ce que nous avons appelé avec quelque audace "le" sacrement fondamental, parce qu’il nous fait pleinement participer, par le Christ et l’Esprit, à la vie de Dieu : l’ensemble systémique formé par les trois sacrements de l’initiation chrétienne. Faits pleinement chrétiens par le baptême, la confirmation et l’eucharistie, nous sommes appelés à le devenir constamment : Paul conjugue l’indicatif du "nous sommes morts" avec le Christ par le baptême en Rm 6, 4-8 avec l’impératif d’un "mourez donc" quelques versets plus loin (Rm. 6, 12). La position structurelle de l’eucharistie le manifeste bien : elle est en effet en position terminale de l’initiation comme première eucharistie ; mais elle est aussi le seul des trois sacrements de l’initiation qui soit destiné à être réitéré, nous indiquant par là que ce que nous sommes devenus par l’initiation, nous avons à le "réaliser" au jour le jour. La vocation que font entendre les sacrements de l’initiation chrétienne est donc fondamentalement vocation à la sainteté, puisqu’ils sont des actes d’Eglise et que cette communion avec Dieu par le Christ est immédiatement créatrice d’une communion nouvelle entre nous, devenus "membres du corps du Christ" (Rm. 12), comme l’indiquent selon Paul aussi bien le baptême (Gal. 3, 26-28 ; Col. 3, 10-11) que l’eucharistie ("un seul pain, un seul corps" 1 Co. 10, 16) ; vocation, du même coup, à la mission, puisque nul ne peut reconnaître le Christ ressuscité et entrer en communion avec lui sans être dans l’obligeance de l’annoncer, comme le manifestent bien les récits des manifestations du Ressuscité avec leurs "allez dire...", "va dire...", ainsi que la dernière partie des rituels qui est un envoi en mission.

Cette vocation interne aux sacrements comme dons de Dieu est à entendre à un double plan : au plan collectif de l’Eglise d’abord, au plan individuel ensuite.

2.1. Au plan collectif

Tout sacrement est à la fois une attestation et une contestation de l’Eglise, terme qu’on entendra ici d’abord au sens de l’Eglise locale. Attestation, au sens où il constitue la manifestation de la nature même de l’Eglise : elle n’est pas autre chose que cette part de l’humanité qui se reconnaît "convoquée par " (ek-lèsia") le Christ et présidée par lui. Cela ne veut pas dire que l’on serait moins d’Eglise en dehors des rassemblements sacramentels, mais que c’est dans ces rassemblements (et exemplairement celui du dimanche, le "jour du Seigneur") que l’Eglise manifeste au mieux ce qu’elle est, à savoir "peuple de Dieu", fait d’hommes et femmes de tous les âges et conditions sociales, rassemblé et présidé comme son "corps" par le Christ Tête dont l’évêque ou le prêtre tient sacramentellement la place, et animé de la vie de Dieu par l’Esprit dont elle est le "temple". Contestation, au sens où l’Eglise n’est jamais à la hauteur du mystère qu’elle célèbre.

C’est précisément sur ce dernier plan que tout sacrement constitue un appel aux communautés d’Eglise. Par exemple, si le baptême d’enfants d’immigrés constitue bien leur accueil dans l’Eglise, il interpelle les communautés chrétiennes quant à leur souci humain et ecclésial d’accueil des immigrés, de leur sensibilité culturelle, de leurs problèmes d’intégration sociale ; faute de quoi, la communauté risque d’être le contre-signe du mystère qu’elle célèbre. Ou bien encore, la célébration de la confirmation d’adolescents pose aux communautés la question de leur prise en charge effective des jeunes, à travers l’aumônerie, le scoutisme, la JOC, etc... : si ces communautés chrétiennes ne sont pas "confirmantes" de la foi des plus jeunes, elles sont pastoralement en porte-à-faux par rapport au mystère qu’elles célèbrent dans la confirmation. De même, le fait de proposer à des personnes malades de recevoir le sacrement de l’onction qui va être célébré un prochain dimanche dans la paroisse pose à celle-ci la question de son attention aux malades, aux personnes âgées, aux handicapés : là encore, la sacrement interroge la communauté elle-même. Il en est ainsi pour chaque sacrement : l’Eglise concrète est-elle, elle-même, le signe vivant du mystère que l’on y célèbre ?

Bien entendu, aucune communauté chrétienne, aucun individu chrétien ne peut prétendre être dans son dire, son faire et son être au niveau du mystère de Dieu : l’Eglise n’existe que comme tendue vers le Royaume, et Jésus est venu "appeler non pas les justes, mais les pécheurs". On ne saurait donc presser de manière unilatérale le type de questionnement pastoral que l’on vient de poser. Il n’en demeure pas moins que tout sacrement, parce qu’il est un don sauveur de Dieu, constitue un appel, différencié selon chacun, à la conversion concrète et à la mission pour la communauté chrétienne comme telle. C’est d’ailleurs l’un des accents principaux du célèbre document des évêques de France de Lourdes en 1971 Eglise, signe du salut au milieu des hommes : "Sacrement du Royaume, l’Eglise a comme mission première d’exister comme signe de ce royaume" (II, 1, 2).

 

2.2. Au plan personnel

Chaque sacrement appelle également chacun à réaliser ce qu’il signifie. Toute réception du don de Dieu comme don, rappelions-nous plus haut, requiert le contre-don de notre reconnaissance. Il en va d’ailleurs de la même manière avec les réalités humaines les plus fondamentales, comme l’amour, la fidélité ou le pardon : parce que, comme la grâce, elles ne relèvent pas du "calcul", on ne les reçoit qu’en les redonnant, en les rendant - en "rendant grâce" précisément. Un amour qui ne démultiplie pas les possibilités d’aimer n’a pas été (bien) reçu. C’est parce que j’ai été aimé que je peux aimer à mon tour ; c’est parce que j’ai bénéficié de la fidélité d’autrui que je peux, moi aussi, être fidèle ; c’est parce que j’ai fait l’expérience d’avoir été pardonné que je peux pardonner. Qui n’a jamais été aimé pour lui-même ou se représente ne l’avoir jamais été ne peut que se réfugier dans la violence. Celui auquel on ne fait jamais confiance est incapable de vivre en faisant confiance à autrui. Comme la fidélité, le pardon, la confiance, l’amour appartient à ces réalités dont nous ne sommes pas la source : nous n’en sommes jamais que les relais. La grâce de Dieu est éminemment de cet ordre : impossible de la recevoir comme grâce sans lui en rendre grâce et sans devenir un peu plus "gracieux" envers autrui à mon tour. Tout sacrement constitue un appel à vivre ce que nous y célébrons et recevons : appel à être envers autrui, par le partage, la miséricorde, le pardon, la confiance redonnée, comme Dieu est envers nous.

Bien entendu, ce n’est pas notre contre-don mais Dieu lui-même qui constitue la "mesure" du don qu’il nous fait dans un sacrement. C’est précisément pourquoi la validité d’un sacrement ne dépend pas des qualités, spirituelles ou humaines, du ministre qui le préside ou du sujet qui le reçoit : que ce soit Pierre ou Judas qui baptise, c’est toujours le Christ qui baptise, n’a cessé de souligner St Augustin contre les Donatistes. Cela n’empêche pas le même Augustin de déclarer, à propos du baptême, que "chacun reçoit selon sa foi". En effet, si le don de Dieu offert dans les sacrements n’est pas limité par les qualités du ministre ou du sujet qui le reçoit, en revanche la réception de ce don gratuit (donc la fécondité spirituelle du sacrement) dépend, elle, du contre-don du sujet : de sa foi, de sa conversion, de son potentiel spirituel, etc. On peut n’être chrétien que de nom, marqué certes du "caractère" baptismal irréitérable, mais sans que le baptême porte de fruits. On peut communier "sacramentellement" au corps du Christ, disait St Augustin, sans le faire "spirituellement", donc sans fécondité ; on peut même, avertissait st Paul, "manger et boire sa propre condamnation" (1 Co. 11, 29).

Chaque sacrement nous "oblige" envers Dieu. Il ne s’agit pas là d’une obligation, mais d’une obligeance. L’obligation est d’ordre juridique et est imposée de l’extérieur par la loi. L’obligeance, elle, relève de la structure même de l’échange symbolique, c’est-à-dire de ce type d’échange qui ne relève pas du calcul ou de la valeur et qui se joue dans les relations humaines les plus fondamentales, comme l’amour, la confiance, le pardon. Elle s’impose, elle aussi, à chacun, mais de l’intérieur, puisqu’elle fonde la possibilité même de recevoir le don gratuit de l’autre.

Jamais la grâce d’un sacrement ne peut se substituer à la responsabilité personnelle. "Profiter", par exemple, du sacrement de la réconciliation pour se dispenser de faire la démarche humaine de rapprochement qu’exigerait la conduite que l’on a eue envers telle ou telle personne serait pervertir le sacrement : celui-ci appelle, au contraire, cette démarche, soit avant (dans le meilleur des cas), soit après (comme fruit du sacrement). Dans cette logique, il est particulièrement heureux que des adultes nouvellement "initiés" au mystère du Christ par le baptême, l’onction et l’eucharistie soient appelés, quand cela est possible, à accompagner eux-mêmes des catéchumènes ; ou que de jeunes confirmés soient appelés à accompagner ceux, un peu plus jeunes, qui se préparent à recevoir le sacrement de confirmation.

Bien entendu, il existe mille autres manières pour les baptisés et confirmés de répondre à la grâce des sacrements reçus. Il est significatif que toute célébration sacramentelle se termine par des rites d’envoi qui rappellent à chacun l’obligeance dans laquelle il se trouve de traduire dans sa vie spirituelle, missionnaire et éthique sa reconnaissance envers Dieu : communier au même corps du Christ rompu pour l’unité de tous engage chacun au partage, partage qui a alors une valeur non seulement morale mais théologale comme "sacrifice spirituel" à la gloire de Dieu (cf. Héb. 13, 15-16) ; le sacrement de mariage appelle les époux à vivre un amour capable d’aller jusqu’au don de soi pour l’autre, puisqu’il est le sacrement de l’amour fidèle du Christ pour son Eglise ou, plus largement, de Dieu pour les hommes (cf. Ep. 5, 21-33) ; et ainsi de suite, pour chaque sacrement ...

III - Toute vocation a une dimension sacramentelle

Si tout sacrement a, ainsi, une dimension "vocationnelle", toute vocation a une dimension sacramentelle. Cela est évident pour les ministères ordonnés. Encore convient-il de préciser. La dimension sacramentelle du ministère épiscopal, presbytéral ou diaconal est liée à ce que la "vocation" est toujours un don de Dieu ("charisme") qui appelle à travers l’Eglise. Dans l’Antiquité, l’Eglise appelait, notamment à l’épiscopat et au presbytérat, à travers une élection faite par le peuple chrétien, et l’on considérait cette élection humaine comme un choix par l’Esprit Saint ; pourtant cette élection ne suffisait pas pour faire d’un baptisé un évêque ou un prêtre : il y fallait le "sceau" officiel de l’Eglise, sceau qui était conféré par le rite d’ordination lui-même, au cours duquel était demandée, accompagnée par l’imposition des mains, la venue de l’Esprit Saint sur l’ordinand. Cela manifestait bien que, comme le dit une ancienne prière d’ordination antiochienne, c’est toujours "la grâce de Dieu qui choisit". La vocation se situait au croisement d’un choix humain et d’une épiclèse sacramentelle ; mais c’est bien cette dernière qui, en définitive, la "donnait", ou qui donnait X ou Y comme évêque, prêtre ou diacre à telle Eglise.

Cet exemple est instructif. Pourrait-il en effet en aller autrement pour les multiples autres formes de vocation dans l’Eglise ? De fait, l’appel de Madame X pour faire le catéchisme, de Monsieur Y pour participer au Secours Catholique ou au CCFD, ou de Z pour faire partie du conseil pastoral de la paroisse ou du secteur leur est adressé, directement ou indirectement, par la communauté chrétienne à travers un prêtre ou un laïc responsable, voire, pour le conseil pastoral, une élection. Or, dans la mesure où il s’agit bien d’un appel à participer à la mission de l’Eglise, et pas simplement d’une invitation à "s’occuper des autres", un tel appel trouve sa véritable dimension en étant relié aux sacrements de l’initiation naguère reçus par chacune de ces personnes : ce sont eux qui constituent le fondement même de leur "vocation".

Les multiples vocations sont dès lors à comprendre comme autant de "signes" ou de témoignages rendus au Christ. Sans être elles-mêmes toutes d’ordre strictement sacramentel, elles ont toutes une dimension de "sacramentalité", manifestant concrètement aux yeux de la foi la présence du Ressuscité qui continue, par l’Esprit, de susciter, comme l’exprime Ep. 4, 16, les "articulations" dont son "corps" a besoin pour "réaliser sa croissance" dans le monde. Il est clair que cette dimension sacramentelle des divers ministères et services dans l’Eglise ne signifie aucunement que ceux-ci devraient être centrés sur la liturgie. Elle signifie, par contre, qu’aucune "vocation’" ne peut être coupée de sa source sacramentelle, et qu’aucune non plus ne peut être assumée sans engager quelque chose de la "sacramentalité" de l’Eglise pour le monde.

Louis-Marie Chauvet

Notes :

(1) Elle l’achève en ce sens que, là où le sacrement de la réconciliation vise le pardon des péchés, elle a pour effet de remédier spirituellement à l’état de faiblesse ou de mollesse spirituelle que les péchés répétés créent en nous (ce que la théologie scolastique appelle les "séquelles" du péché) [ Retour au Texte ]

(2) cf. J.M. Tillard, Devant Dieu et pour le monde. Le projet des religieux, Cerf 1974 [ Retour au Texte ]

(3) Irénée, Contre les hérésies IV, 17-18 ; Augustin, Cité de Dieu X, 5-6 [ Retour au Texte ]