La retraite ignatienne d’élection
A son tour, le Père Bernard Mendiboure, s.j., nous présente une pédagogie tournée vers le discernement : celle qui est issue de la spiritualité ignatienne.
Il est possible de distinguer deux niveaux de discernement spirituel dans la vie chrétienne. En premier lieu le discernement de tout baptisé qui désire vivre de Dieu : l’Esprit Saint en est le "Principe et Fondement" : "Discernez ce qui plaît au Seigneur et ne vous associez pas aux oeuvres stériles des ténèbres" dit l’épitre aux Ephésiens (5,10). A tout chrétien, l’Esprit Saint donne "cette vraie science et ce tact affiné qui donneront de discerner le meilleur" (Ph.1, 9-10). Ainsi tout croyant a-t-il la grâce qui lui permet de trouver en toutes circonstances, même les plus difficiles, la juste manière d’être et d’agir en fils de Dieu, à la suite de Jésus-Christ.
Mais il existe aussi parfois dans la vie des moments où s’offrent à la liberté chrétienne des choix moins habituels, plus inédits sous forme d’oppositions entre deux possibilités qui apparaissent d’égale valeur objective et entre lesquelles on ne saurait trancher en vérité sans une grâce plus particulière de Dieu : ainsi le "choix d’un état de vie", comme on dit traditionnellement, pourrait être une de ces oppositions : il exige la mise en oeuvre d’un discernement plus spécifique, (plus "subtil" diraient certains ?) que Paul ou Jean désignent sans doute sous le terme de "discernement des esprits" (1 Co.12,8 ; 1 Jn 4,1) et auquel St Ignace se réfère au cours des Exercices Spirituels, et plus particulièrement dans les "Règles pour un plus grand discernement des esprits" de la deuxième semaine (Ex.328).
Mais plutôt que de faire de la théorie sur un type de discernement dont l’exercice implique de toutes manières un "charisme" particulier de l’Esprit Saint (1 Co 12,10), je préfère décrire brièvement (et de façon bien allusive) comment il peut être concrètement mis en place, dans une retraite ignatienne dite "d’élection", ou "d’orientation de vie" telle qu’on peut l’accompagner dans un Centre spirituel ignatien aujourd’hui.
1 - Pour le retraitant, une condition préalable :
un grand désir de chercher et trouver la volonté de Dieu
L’expérience à laquelle je me réfère est celle d’un accompagnement de jeunes, garçons et filles de 25 à 30 ans, qui se posent la question, traditionnelle depuis que l’Eglise existe, du "choix d’un état de vie" : pour vivre leur vocation chrétienne, vont-ils se marier, devenir prêtre ou religieux ? Certes, toute retraite ignatienne, toute recherche de vocation ne se présentent pas sous la forme d’une alternative aussi tranchée, d’opposition aussi "binaire" : Ignace connaît d’ailleurs un type de retraite plus "léger", qu’il propose à des personnes dont l’intention est tout simplement de mener une vie chrétienne plus authentique, que ce soit dans le domaine de la prière, des sacrements ou de l’engagement au service des autres : une fois réconciliés avec Dieu, ils devront vivre résolument leur vocation chrétienne, et se "maintenir dans ce qu’ils auront gagné" (Ex.18)... On trouve aussi parmi les candidats aux retraites des personnes qui veulent plus que se maintenir dans ce qu’elles auront gagné, qui désirent "aimer davantage", tout en étant déjà engagées dans des situations qui les exclut en a priori de tout changement fondamental d’état de vie, puisqu’ils sont déjà mariés, prêtres ou religieux. A ceux-là, il est toujours possible de progresser, "d’amender et de réformer leur vie et leur état" (Ex.189) sur un point significatif, ce qui pourra être de grande conséquence sociale et ecclésiale.
Il reste que, lorsque saint Ignace parle de l’élection, moment qui constitue le coeur des Exercices, l’exemple qu’il cite pour en décrire le contenu est celui de "l’élection d’un état de vie" : elle concerne quelqu’un qui est libre de tout engagement du point de vue ecclésial ou matrimonial : il a le loisir de "prendre un bénéfice (ecclésiastique) ou se marier" (Ex.189). Nul doute que pour l’auteur des Exercices une telle alternative ne représente, au moins de façon exemplaire, le cas-type de toute élection fondamentale.
C’est dans des conditions plus ou moins semblables que se présente le jeune qui vient vivre une retraite dite d’élection ou d’orientation de vie. Son profil est celui de quelqu’un qui n’est pas encore engagé dans un état de vie définitif, incertain encore de son avenir : il pourrait tout aussi bien se marier que devenir moine (Lettre 6520 d’Ignace). Quelqu’un qui est encore jeune, et encore "indéterminé", dira Ignace dans un Directoire : "qu’il soit plutôt dans une certaine recherche intérieure, avec le désir de savoir ce qu’il doit faire de sa personne, et indéterminé" (ambiguo).
Le candidat à l’accompagnement ressemble un peu à cet homme - ce jeune homme, dit Matthieu (19-20) - qui vient trouver Jésus et lui demande : "Bon Maître, que dois-je faire pour recevoir en partage la vie éternelle ?" (Mc 10). Cet homme exprime un grand désir de vie, et de vie éternelle. Il n’est plus au début de sa recherche, puisque c’est depuis longtemps, dit-il, qu’il met en pratique les commandements de Dieu. Pour cette réponse, Jésus l’aima (Mc 10). C’est plutôt sur les moyens qu’il hésite et est "ambigu" : "Que dois-je faire ?".
De même, le candidat à la retraite d’élection a déjà une pratique et une expérience effective de la vie dans l’Esprit. Il s’est déjà livré aux combats de la vie et de la vie de prière. Il aura parfois fait une "retraite d’approfondissement de la foi" de cinq jours. Mais désormais, son désir est remis en question, il se trouve à la croisée des chemins. C’est à ce point qu’il vient demander l’aide d’un accompagnateur. Il reste à celui qui l’accueille à le renvoyer à la vérité de sa demande et de son désir : n’est-ce pas ce que fait Jésus en demandant d’entrée de jeu à son interlocuteur : "Pourquoi m’appelles-tu bon ? Nul n’est bon que Dieu seul". (Mc 10).
Pas d’accompagnement spirituel sans un grand désir du demandeur, mais pas n’importe quel désir : celui, comme le dit Ignace, "de chercher et trouver la volonté de Dieu dans la disposition de sa vie", afin "d’avoir la vie". C’est à ce désir que doit renvoyer l’accompagnateur : "qui est Dieu pour toi ?" ; "viens-tu chercher en moi un ’guru’ de plus, ou ton désir est-il de mettre Dieu en premier dans ta vie, ’pour avoir la vie’ ?" Car, Dieu seul est bon, et celui que seul nous devons appeler "Maître" (Mt 23,10).
2 - Finalité de l’accompagnement : favoriser une relation personnelle avec Dieu, à travers une démarche de type institutionnel et ecclésial
Une retraite ignatienne personnellement accompagnée, et plus particulièrement une retraite d’élection, se présente extérieurement comme une démarche de type "duel" ou "binaire". Deux personnes se rencontrent : l’accompagnateur et l’accompagné. Ainsi le retraitant viendra-t-il plusieurs fois par jour trouver celui qui lui propose des textes de prière ainsi que des méthodes pour prier. Mais ce n’est qu’en apparence que cette relation est binaire. Entre les deux personnes est présent non pas un "Tiers", comme on pourrait le croire, mais un "Premier" qui fonde leur relation, qui est le "Créateur et Seigneur" auquel s’adresse la prière du retraitant et que l’accompagnateur doit laisser "agir sans intermédiaire avec la créature" qui le prie (Ex.15). La relation entre celui qui accompagne et celui qui est accompagné n’est pas une relation informelle et banale mais a lieu entre deux croyants qui cherchent Dieu de façon différente : l’un en donnant, l’autre en recevant les Exercices. La relation entre eux n’est pas davantage privée, comme si l’accompagnateur accomplissait un office en son nom propre : il remplit au contraire une mission reçue de l’Eglise : celle de transmettre une Parole à travers une tradition, ici celle des Exercices Spirituels, auxquels il se réfère. Ainsi l’accompagnateur joue un rôle officiel, accomplit un "ministère".
Il n’en est pas tout à fait de même du côté des "demandeurs". Certes, la démarche qu’ils entreprennent n’a pas de dimension officielle, mais cela ne veut pas dire qu’elle soit davantage privée, au sens où elle ne regarderait personne d’autre qu’eux. Le signe en est qu’en général les jeunes ne viennent pas seuls, mais en compagnie d’un groupe de quinze à vingt "co-retraitants" par exemple, qui vivront communautairement durant huit jours. Ce n’est pas un individu isolé qui viendrait faire une retraite dans un lieu désertique. Un Centre spirituel est de son côté un lieu habité et communautaire. Certes la structure de l’accompagnement pourrait être valide sous certaines conditions entre deux personnes perdues dans le désert. Mais il est sans doute plus significatif, surtout pour des jeunes, que soit manifesté de façon sensible le caractère communautaire de leur démarche pourtant unique et personnalisée à l’extrême : le silence qui est de règle entre participants n’interdit pas pour autant toute communion ecclésiale.
Si la démarche entre celui qui donne et celui qui reçoit les Exercices est de type personnel et même interpersonnel, elle se situe donc d’abord dans une relation de type ecclésial et même institutionnel. Ainsi c’est souvent par le biais d’une institution que les jeunes ont connu la proposition de retraite, tel un Service des Vocations. Mais il ne faut pas oublier non plus que l’invitation provient en l’occurence d’un Centre Spirituel ignatien, institution bien repérable ecclésialement et socialement. Il existe un "marché" potentiel de jeunes chrétiens en recherche, travaillés de désirs forts et généreux et qui ne savent comment vérifier la vérité de leur désir : à cela correspond la proposition publique d’un Centre ignatien qui semble connaître un chemin pour trouver des réponses aux questions qu’ils se posent. Ceux qui en ont déjà éprouvé les bienfaits en attestent la validité, une rumeur se crée, la confiance naît : c’est cette attente et cette confiance que cherchent à honorer les propositions d’un Centre Spirituel.
Du côté des accompagnateurs, la proposition est faite par une équipe, et non par un individu isolé : l’équipe du Centre qui programme, bien sûr, mais plus spécialement l’équipe de ceux qui seront les accompagnateurs spirituels de chaque jeune : ainsi, une équipe de cinq accompagnateurs pour vingt accompagnés. Chacun d’eux recevra chaque jour successivement quatre ou cinq retraitants... A leur tour, les accompagnateurs forment une "Eglise provisoire". Tout en respectant scrupuleusement le secret du cheminement de chacun de leurs accompagnés, ils se retrouvent régulièrement pour partager leur travail d’accompagnement : doutes, difficultés, joies, découvertes : ils échangent sur un point de méthode des Exercices qui leur pose question. Ils pratiquent au fond une "formation permanente" sur le tas, qui devra se poursuivre après la retraite. Cette mise en commun est aussi une garantie que ce qu’ils proposent à d’autres, ils essaient eux-mêmes de le mettre en pratique en écoutant la Parole de Dieu, celle du prochain, et en exprimant la leur. Il s’agit là d’une forme de "supervision" au sens large, même s’il est souhaitable que chaque accompagnateur puisse aussi bénéficier d’une supervision personnelle au sens strict (1). L’accompagnateur devient ainsi accompagné.
Surtout ces rencontres signifient que ce qu’ils transmettent, les accompagnateurs n’en sont pas propriétaires. Ils l’ont d’abord reçu : ils s’inscrivent dans une tradition dont ils ne sont ni l’origine ni les maîtres, dont ils doivent vivre de façon permanente pour lui être fidèles. On ne s’institue pas accompagnateur. "Pour moi, j’ai reçu ce qu’à mon tour je vous ai transmis" dit Paul en évoquant la tradition eucharistique (1 Co 11,23). N’est-il pas d’ailleurs symbolique que la célébration eucharistique, où l’Eglise transmet ce qu’elle a reçu du Seigneur, soit le centre quotidien de la retraite ?
Quant à Jésus, lui, le Maître, ne témoigne-t-il pas, dans son accompagnement du jeune homme riche, qu’il s’inscrit lui-même dans une tradition, celle de son peuple, celle de la Loi et de la Première Alliance, dans laquelle il a été formé, et qu’il porte à la perfection de la Nouvelle ? N’est-ce pas cela qui l’autorise à renvoyer son accompagné à la tradition vivante d’Israël : "Si tu veux entrer dans la vie, observe les commandements" (Mt.19,17) ?
3 - L’enjeu de l’élection : entendre la Parole de Dieu et la mettre en pratique.. afin d’avoir la vie
Jésus ne se contente pas de rappeler à son interlocuteur le "passage obligé de la Loi". A cet homme déjà accompli dans l’ordre de la Première Alliance et à sa demande ("Que me manque-t-il encore ?") il propose une justice nouvelle : suivre le Christ pauvre, véritable et à vrai dire unique "passage obligé" pour aller vers le Père (Jn 14,6). "Si tu veux être parfait...viens, suis-moi" (Mt 19,21). Pour cela une étape intermédiaire doit être franchie, car on ne peut cumuler deux richesses, servir deux maîtres. "Va, vends ce que tu possèdes, et donne-le aux pauvres, et tu auras un trésor caché dans le ciel". A cet endroit précis, Jésus lève une résistance, dénonce une préférence pour la richesse ancienne. Il provoque une "agitation des esprits" (Ex.6), révèle une absence "d’indifférence", ou de "préférence" pour la richesse nouvelle qu’est le Christ : "à cette Parole, le jeune homme riche s’en alla tout triste car il avait de grands biens". L’interlocuteur n’a pas entendu la Parole qu’il sollicitait pour avoir la vie, ou du moins il n’a pas voulu la mettre en pratique, ce qui revient au même. Dans sa rencontre avec le jeune homme riche, Jésus nous révèle ce qu’est la finalité de l’accompagnement : aider quelqu’un à entrer dans la vie en écoutant la Parole de Dieu et en la mettant en pratique, et ainsi "avoir la vie".
Toutes proportions gardées, il se passe quelque chose d’équivalent au cours d’une retraite "d’élection" : à travers l’épaisseur d’un parcours (dont Ignace parle à l’annotation 4), en proposant des procédures et des règles pour bien prier et discerner, l’intention de l’accompagnateur est d’aider le retraitant à bien écouter la Parole de Dieu et à lui obéir en ses "motions". Ainsi pourra-t-il discerner le chemin concret que prendra pour lui l’appel à suivre le Christ : mariage, ministère ordonné, vie religieuse ou tout autre "choix de vie". Pour y réussir, "il faut, dit Ignace, que l’oeil de notre intention soit simple" (Ex.169), celui de l’accompagné comme celui de l’accompagnateur. L’intention de vivre une authentique relation à Dieu qui "seul est Bon". Il s’agira toujours de choisir un chemin qui ait pour origine et pour fin une secrète préférence pour notre "Dieu qu’il nous faut aimer de tout notre coeur, de toute notre âme, et de tout notre esprit" (Dt. 6,5 ; Mt. 22,37). Cette préférence implique une indifférence qui est le premier "maître-mot" de la spiritualité ignatienne, et la condition de tout choix libre. C’est cette attitude fondamentale qui manquait au jeune homme riche et fait que son accompagnement par le Christ s’interrompt et qu’il part tout triste.
"Le désir de Dieu en l’homme le rend ’indifférent’ à toutes les choses créées. Non parce qu’il ne ferait pas les différences, mais parce que, en les faisant, il choisit en fonction de ce ’ Tout Autre’, et non en fonction de la comparaison objective des deux termes de la différence. Comme quand on aime". (2)
L’indifférence est le terrain sur lequel pourra jouer un véritable discernement, l’autre mot-clé du vocabulaire ignatien. Elle est non seulement une attitude préalable au discernement, mais déjà son "principe" et son "milieu". L’homme y prend de la distance avec les pulsions et impulsions qui procèdent de son amour-propre et le nourrissent. Il discerne en lui deux esprits dont l’un conduit à l’ouverture de la vie et l’autre à la fermeture de la mort :
"Les Exercices Spirituels mettent en jeu l’esprit selon lequel l’homme, engagé dans la quête de son histoire, tente de réaliser le désir qui l’habite : l’esprit d’une ouverture à Dieu qui le fonde comme sujet parlant dans un corps, ou l’esprit d’une affirmation de soi qui l’identifie à l’image idéalisée de lui-même." (3)
Garder les yeux fixés sur les grands biens imaginaires qu’on croit "avoir" empêche de recevoir la vie qu’on prétend pourtant préférer comme le plus grand bien. S’ouvrir à l’Esprit qui conduit à une décision pour mieux louer, respecter et servir Dieu, ouvre la voie de la liberté et de la joie. C’est ce qu’éprouvent la plupart du temps, au terme de la retraite, les jeunes venus pour "chercher et trouver Dieu dans la disposition de leur vie", cela quel que soit le chemin concret et particulier qui s’avère être celui de leur vocation à suivre le Christ : mariage, ministère ou tout autre choix de vie.
Choisir est une grâce
En conclusion, il nous faut confesser que "choisir est une grâce". Certes la liberté humaine est requise pour une intense activité dans une retraite d’élection, mais cette activité est passive en fin de compte. La grâce de Dieu nous précède et elle "peut davantage" : "Ce n’est pas vous qui m’avez choisi, c’est moi qui vous ai choisis et établis pour que vous alliez et portiez du fruit et que votre fruit demeure" (Jn 15,16). Ce n’est qu’au cours du dernier repas avec Jésus que les disciples ont eu la révélation de cette parole. Ce n’est qu’au terme de la retraite que cette profonde vérité illumine le coeur de "celui qui a choisi" et qui pourtant "est choisi". Quand on dit que les jeunes aujourd’hui ont du mal à choisir, c’est sans doute à cause de l’éventail plus large qu’autrefois des possibilités (au moins théoriques) qu’offre à leur liberté le monde moderne. Mais, accompagnateurs de "retraites d’élection" nous sommes témoins que ces jeunes continuent à entendre l’appel du Christ et à choisir de le suivre, et que cette appel et cette "élection" sont toujours actuels.
Bernard Mendiboure,s.j.
Notes
1) "Supervision" : rencontre avec un Tiers pour lui faire part de son travail d’accompagnateur, des réactions qu’il suscite en soi, et ainsi vérifier sa pratique. [ Retour au Texte ]
2) Denis Vasse : "Session sur les Exercices 1990" [ Retour au Texte ]
3) idem [ Retour au Texte ]