Fondements théologiques d’une pastorale des vocations renouvelée


Le Père Louis-Marie Rénier, professeur à la Faculté de théologie d’Angers, estime que la nouveauté du contexte culturel pose, par rapport à la vocation, de nouvelles questions théologiques.

"La pastorale des vocations sert-elle à quelque chose ?"

Lorsqu’un Service comme le Service National des Vocations donne un tel titre à un numéro de sa propre revue, il n’est guère possible de douter qu’il ait, au moins en arrière-pensée, la certitude qu’à l’arrivée la réponse puisse n’être que positive. Le contraire supposerait des envies suicidaires, donnant à croire qu’il aurait plaisir à se laisser couper la branche sur laquelle il se trouve actuellement assis.
Et pourtant, ce titre peut apparaître ambigu à plus d’un. L’aspect "utilitariste" de la question ne va guère de pair avec la nécessité d’une certaine gratuité, sitôt que l’alliance de l’homme avec son Dieu se trouve engagée. On pourrait se demander si une pastorale des vocations n’aurait pas plus à ’SERVIR’ qu’à ’SERVIR A’, ou plutôt à SERVIR avant de SERVIR A. Ceci permettrait de savoir "qui elle sert" avant de rechercher "à quoi elle sert ?" Or, si ce qu’elle sert concerne "aujourd’hui et demain", nous serons provoqués à nous demander quelles logiques nouvelles sont à l’oeuvre dans le monde contemporain et comment il est possible de les servir demain.
En effet nombreux sont les sociologues aujourd’hui qui, analysant les pratiques des jeunes et des moins jeunes, proposent d’ouvrir l’avenir à "l’inédit" (1). Lors d’un colloque de sociologie religieuse en 1992, une des intervenantes invitait ses collègues à s’interroger sérieusement sur leur pratique sociologique. Elle pensait souhaitable que "plutôt que de se fonder sur des situations anciennes définies comme les normes à partir desquelles interpréter l’actualité", on puisse "prendre celle-ci comme référence première et chercher à dégager les cohérences nouvelles qui s’y dessinent."(2).
L’objet de cet article pourrait trouver intérêt à entendre cette invitation, d’autant plus qu’une certaine pratique de la théologie se situe aujourd’hui encore assez aisément dans cette crispation conservatrice. Ce qui se vit à notre époque semble de moins en moins apte à être saisi par les recherches routinières, tellement les changements et les évolutions se révèlent déterminants pour l’avenir. Il serait donc nécessaire de reprendre à nouveaux frais ce qui, hier, semblait aller de soi. Ne serait-ce pas ainsi que l’Eglise servirait au mieux le monde dans lequel elle se trouve engagée ? Et pour notre sujet, ne serait ce pas ainsi que la pastorale des vocations SERVIRAIT au mieux le monde dans lequel elle doit évoluer pour assurer sa fonction pastorale ?
Ainsi, se demander quels sont les fondements théologiques d’une pastorale des vocations, aujourd’hui et demain, suppose que nous nous situions dans une réflexion délibérément ouverte à l’avenir. Une pastorale des vocations cherchera-t-elle à réveiller et conforter des vocations selon une logique ancienne, ou cherchera-t-elle à les susciter et à les soutenir selon des logiques nouvelles ? Car c’est bien d’avenir qu’il s’agit, lorsque l’Eglise s’interroge sur les vocations qui, pour aujourd’hui et pour demain, sont nécessaires à sa mission au coeur du monde.
Nous essaierons donc, pour chacun de nos développements théologiques, de situer d’abord la fonction et les rôles nouveaux de la pastorale des vocations et ensuite de faire des propositions pour demain. Successivement, nous traiterons de l’objet même dont cette pastorale se trouve responsable (la vocation qu’est-ce à dire ?), nous nous inscrirons dans l’espace contemporain où aujourd’hui ces vocations évoluent, et enfin nous prendrons en compte quelques questions théologiques nées au cours de l’histoire. Nous pensons ainsi contribuer à situer théologiquement les fondements d’une possible pastorale des vocations.
Nous circonscrirons notre recherche à la situation française, tant il est vrai que de moins en moins aujourd’hui, il est facile de parler d’une manière universelle. D’autant que la question des vocations est l’une de celles qui varient le plus selon que la recherche se situe dans l’un ou l’autre continent. L’inscription dans un contexte précis, tant historique que géographique, s’avère toujours nécessaire.

1 A propos ! la vocation, qu’est-ce à dire ?

Une telle question pourrait apparaître audacieuse à plus d’un. Les articles et les livres ne manquent pas pour déterminer ce qu’un tel mot veut dire et pour en éclairer l’évolution de sens, spécialement à travers les textes du concile Vatican II. Alors à quoi bon ajouter encore ce qui ne pourrait être qu’inutile répétition. Tel n’est point notre projet. Nous nous permettons simplement cette interrogation dans la mesure où nous croyons que si la situation d’actualité que nous vivons doit pouvoir servir de "référence première", elle pose la question des vocations de nouvelle manière entraînant par voie de conséquence ceux qui en sont chargés à envisager une pastorale différente d’hier.
Ainsi donc, il ne s’agit pas tant de rédéfinir ce qu’est la vocation que de la situer à nouveaux frais, aujourd’hui. Pour ce faire, nous pouvons regarder et analyser, à titre d’exemple, comment, dans un passé immédiat, la nouveauté de l’ecclésiologie de Vatican II dans son insistance sur le Peuple de Dieu, a de fait ouvert un champ neuf à la réalité vocationnelle à l’aube des années 1970. On peut ainsi se demander pourquoi, tandis que l’ensemble du peuple de Dieu, se retrouvait "participant à la fonction sacerdotale du Christ" (L.G.34), les vocations spécifiques tant religieuses que presbytérales voyaient leur nombre chuter de manière décisive. Bon nombre d’adversaires du concile Vatican II lui ont fait, à ce sujet, un procès, l’accusant d’avoir été le provocateur de cette chute décisive. Ce serait faire fi de l’histoire que de porter crédit à ce genre d’accusations. Les courbes sont régulièrement en baisse depuis la guerre et ce ne peut donc pas être le concile comme tel qui en soit responsable. Les raisons sont nombreuses. Elles jouent toutes les harmonies psychologiques, sociales, politiques, économiques et culturelles : ainsi la diminution de la reconnaissance sociale, l’éclatement et l’anonymat urbains, la relativisation et la spécialisation du savoir, la nouvelle situation de la sexualité... Mais une question demeure posée : est-ce qu’une ecclésiologie nouvelle ne va pas, ne doit pas provoquer une réelle nouveauté dans les appels et les vocations ?
En effet, le concile et la pratique des Services des Vocations ont fait éclater la terminologie vocationnelle. Quelle chance en effet de pouvoir lire que dans l’Eglise "commune est la dignité des membres du fait de leur régénération dans le Christ...commune la vocation à la perfection" (Lumen Gentium. 32) ! Quelle chance de savoir que tous sont appelés à l’union avec le Christ (L. G. 3), à "faire partie du Peuple de Dieu" (L. G. 13), conscient qu’ils sont de "devoir rendre témoignage de l’espérance qui est en eux" (Education Chrétienne 2) ! Certes et heureusement, nombreux sont les passages conciliaires qui soulignent les vocations spécifiques, tant des clercs (L. G. 41, 82 ; Presbyterorum Ordinis 11), que des religieux (Perfectæ Caritatis), faisant un devoir pour toute la communauté chrétienne de "cultiver les vocations sacerdotales" (E. C. 2 ; P. O. 11), ceci au coeur même de la famille "qui est un premier séminaire" (E. C. 2). Il reste pourtant que, même si le concile n’a pas réussi à éliminer totalement l’opposition clercs-laïcs, il a manifesté avec une grande netteté qu’il n’y a pas deux sortes de chrétiens, invitant les ministres ordonnés à se souvenir qu’ils sont avec tous des baptisés.
Nous devons nous rendre à l’évidence : cet élargissement conciliaire, une chance pour faire respirer l’Eglise à des dimensions plus effectivement ecclésiales, n’a pas été suivi du renouveau institutionnel qu’aurait appelé une pastorale des vocations postconciliaire. La nécessaire revalorisation de la mission de tous les baptisés aurait dû être accompagnée de la mise en valeur des ministères pour une Eglise de baptisés au coeur du monde. Ce déficit institutionnel semble se situer à deux niveaux :

Tout d’abord, en même temps qu’au sortir du concile, les Services des Vocations mettaient en oeuvre des structures d’appels et de propositions pour tous les baptisés, situant ainsi de fait la réalité vocationnelle au niveau baptismal, ils insistaient moins, voire même omettaient, dans leurs propositions concrètes, les vocations ministérielles nécessaires à la vie baptismale. Cette lacune qui, depuis, a été comblée, sans d’ailleurs que cela n’en change le résultat, fut peut-être, consciemment ou non, l’une des raisons de la chute des vocations spécifiques. Pourquoi "faire particulier" là où on peut "faire général" avec autant de qualité ?

D’autre part la pastorale des vocations se heurtait alors à un autre type de dysfonctionnement. En même temps que l’on insistait, à bon droit, théologiquement, avec maladresse institutionnellement, sur la nécessité d’un élargissement du terme "vocation", l’on maintenait la même conception antéconciliaire de l’appel. Depuis le concile de Trente, la vocation presbytérale et la vocation religieuse se sont retrouvées à fonctionner de manière identique quant à la compréhension de la vocation. Il s’agissait dans les deux cas d’entendre l’appel "au coeur de soi", ce qui faisait dire que "l’on avait ou non la vocation". L’insistance, mise à bon droit sur l’appel venant de Dieu, risquait de faire oublier que cette vocation ne pouvait venir en direct de Lui mais avait nécessité de passer par des médiations. Certes, il était possible de reconnaître à ces "appelés" la volonté de répondre aux besoins des hommes de leur temps, percevant de cette manière la volonté de Dieu sur eux. Mais ce fonctionnement quelque peu "égocentré" de la vocation entraîna de fait, d’une part , une diminution de l’importance accordée à l’appel de l’évêque (étant entendu que dans une telle perspective, il n’était guère question de devoir restituer au Peuple de Dieu l’initiative des appels), et d’autre part, une confusion entre la vocation religieuse et la vocation presbytérale, faisant du prêtre, en beaucoup de ses droits et de ses devoirs, un homme religieux.
Or cette conception individuelle, intimiste même de la vocation, est demeurée de manière étonnante après le concile. En effet, tandis que la vocation baptismale redevenait première au concile Vatican II, l’on aurait pu s’attendre à ce que la vocation presbytérale surgisse davantage des nécessités et des besoins du Peuple de Dieu. Il n’en fut rien. L’on aurait pu croire que "l’appel" s’exprime plus manifestement au coeur des situations diversifiées des années 1970-1980, cet appel étant "institutionnalisé" en dernier ressort par l’évêque. L’on aurait pu juger qu’il était nécessaire d’inventer des modes de formation plus adaptés à la diversité des "appelés" (3). Or force nous est de constater que la seule réalité d’appel qui soit demeurée en vigueur depuis le concile est toujours, de fait, antéconciliaire. Elle est représentée seulement par "des jeunes", répondant à un "j’embauche" général, venu de l’évêque ou de ses collaborateurs, ayant de bonnes raisons de croire qu’ils ont la vocation et entrant au séminaire, seul lieu actuel de formation pour préparer au ministère ordonné presbytéral.
Une telle situation amène, oblige les services responsables à ne penser les possibles vocations que dans le champ restreint de la jeunesse et selon le mode de "l’appel général" auprès de ceux qui "voulant bien répondre à l’appel de Dieu", découvriraient en eux "la vocation presbytérale". Mais nous pensons que l’élargissement, voulu par le concile, de la mission "vocationnelle" de tous les baptisés au sein de l’Eglise, aurait pu hier, pourrait encore aujourd’hui et demain, provoquer à une proposition auprès d’une clientèle de tous âges, concernée puisque baptisée, et à des appels nécessairement particularisés, signifiés par l’évêque, en fonction des besoins pour aujourd’hui.

2 des vocations pour aujourd’hui liées à "l’actualité mondaine"

Cette possibilité d’une double invention concernant une "clientèle de tous âges" et "des appels particularisés" devrait pouvoir s’articuler avec la prise en compte de la réalité contemporaine actuelle, autrement dit ce que certains sociologues appellent "l’actualité mondaine"(4). Or, un tel souci ne fait que rejoindre l’un des points centraux de la Bonne Nouvelle, celui d’aimer profondément ce monde auquel l’homme appartient, puisque c’est là que Dieu a fait irruption "se faisant chair" en son fils Jésus.
Une pastorale des vocations, au nom du mystère de l’Incarnation, ne devrait donc pas tant s’escrimer à répondre à des questions dont le principal souci serait de faire perdurer ce qui fut hier, que de chercher à comprendre les questions d’aujourd’hui, même si, de fait, ces dernières se révèlent encore sans réponse. Le rôle de ces chercheurs, au coeur même de leur foi, serait alors de croire que, parce qu’assurément accompagnés de l’Esprit, ils peuvent prendre en compte ce qui fait l’originalité de l’aujourd’hui. Cet aujourd’hui en effet est le lieu même où pourra se découvrir et l’appel de Dieu au ministère presbytéral, et la manière de mettre en oeuvre cette vocation.
Ainsi, à titre d’exemple, il est sans doute moins fécond de se demander : "pourquoi y a-t-il moins de vocations aujourd’hui qu’hier ?" plutôt que "pourquoi donc, y avait-il plus de vocations hier qu’aujourd’hui ?". La première question risque de mobiliser pour un type d’action qui nous fasse retrouver la situation du passé, à travers les essais d’analyse du déficit vocationnel actuel. La seconde question permet d’en resituer les causes dans le contexte du temps, et incite à mieux analyser la réalité d’aujourd’hui pour elle-même. On ne recopie jamais une époque. Ainsi, un essai de réponse à cette seconde question permet de percevoir qu’après le concile de Trente, les raisons du nombre important des prêtres étaient bien sûr liées à la réalité de l’Eglise du moment, mais aussi et surtout aux réalités sociales et culturelles globales. Les responsables des vocations des 17e-18e siècles, autrement dit les prêtres des séminaires, cherchaient davantage à ce que les futurs prêtres deviennent chrétiens plutôt que des chrétiens deviennent prêtres. Les vocations existaient en grand nombre à cette époque et il n’était point besoin de se préoccuper de la relève, car le statut social reconnu de la situation sacerdotale suffisait à faire susciter le désir d’entrer au séminaire. Par contre, avoir la vocation n’était pas toujours, loin s’en faut, synonyme d’exigence baptismale.
Nous ne sommes plus dans la même situation, à telle preuve, qu’à côté des prêtres de séminaires, la nécessité de services des vocations s’est faite progressivement sentir...Or l’on sait bien que l’existence même d’un service des vocations à une époque donnée risque d’être le signe manifeste d’une crise des vocations. Changement donc, depuis trois siècles au niveau des vocations et des raisons de leur grand nombre ou non ! Pourtant qu’y a-t-il de modifié réellement aujourd’hui au niveau des structures d’appel ? On parle toujours à l’ensemble de la population chrétienne que l’on croit encore en situation de chrétienté, on fait toujours appel à la générosité des jeunes comme à celle de leurs parents et de leur entourage, on les invite toujours à se former seulement au séminaire... etc...
Comment ne pas prendre en compte aujourd’hui le phénomène de sécularisation qui amène de fait à reconnaître le caractère minoritaire de l’Eglise ? S’il est vrai qu’une "nouvelle évangélisation" est possible, comment d’abord ne pas l’inscrire dans l’acceptation première d’une "perte réelle", mort véritable à la toute puissance, et lieu pascal même du renouveau possible ecclésial ?
Comment ne pas chercher à se mettre à l’écoute de ce qui définit la société d’aujourd’hui ?... un exode rural qui disloque les communautés où se perpétuait la tradition, un secteur tertiaire qui devient dominant, des technologies qui risquent de mettre l’homme sous la domination de la machine, des classes moyennes désormais aussi nombreuses que la classe ouvrière, un savoir tous azimuts, un avoir puissant, seules chances pour bien se situer au sein de la compétition mondiale, une société plus consumériste qu’épargnante, bousculant bon nombre de modèles familiaux. Et du côté des jeunes, un âge qui de fait devient un groupe social en lui-même, une capacité de vivre dans le ponctuel et dans l’ici et maintenant, une confiance absolue en l’expérience personnelle, une recherche du bonheur individuel et mondain, une valorisation des croyances parallèles entraînant une relativisation du christianisme, lui-même devenant une religion parmi d’autres, une parole sur Dieu fort diversifiée...etc...

Il faudrait reprendre chacun de ces traits pour percevoir quelles répercussions ils pourraient avoir sur la pastorale des vocations. Ce n’est sans doute pas pour rien que certaines enquêtes soulignent que le milieu culturel actuel d’où viennent les prêtres se réduit ou presque aux professions libérales et aux cadres. Beaucoup venaient hier du milieu rural. On parlait même de "zones à prêtres". Ceci, nous le savons, a disparu, mais que faisons-nous de ces découvertes ? Si elles ont de l’importance, si elles rejoignent cette volonté d’incarnation concrète, ouverture pour le croyant à confesser que le salut est annoncé ici et maintenant, le Verbe s’étant définitivement fait chair, elles doivent pouvoir modifier notre manière d’aborder les réalités et interpeller le mode même des appels et des vocations.
Si perdure la vision intimiste de la vocation, qui était celle de ces derniers siècles, nul doute que l’appel à des jeunes en général, par la médiation de leur évêque, ("j’embauche"), appel lié au volontarisme et au don de soi, ne soit quasiment voué à l’échec, si l’on en croit ce qu’en disent certains spécialistes des sciences humaines. Comme par extraordinaire, certains traits de notre société aujourd’hui, même s’ils sont à évangéliser, pourraient donner un espace-médiation où l’appel serait possible. Ainsi la valorisation de l’épanouissement ici et maintenant, ainsi le goût de l’expérience personnelle, mis d’ailleurs en valeur par de nombreux mouvements chrétiens, depuis la J.O.C. jusqu’au Scoutisme, pourraient-ils être des matériaux pris en compte et même privilégiés par les responsables de la Pastorale des Vocations voulant aider des jeunes ou moins jeunes à "entendre l’appel de Dieu". Ceci supposerait de rendre réellement au Peuple de Dieu, c’est-à-dire à tous les baptisés, l’initiative de ces appels : telle ou telle personne de la communauté chrétienne, parce que responsable à sa mesure de la mission de l’Eglise, s’adresse à celui ou à ceux qui lui sembleraient susceptibles de servir la communauté. Certes le discernement avec d’autres baptisés demeure nécessaire pour favoriser une saine et sainte lecture de l’action de Dieu au sein de l’Eglise et de l’existence de l’appelé. Le rôle de l’évêque lui-même en est changé. Soucieux de multiplier les médiations vocationnelles, en même temps que responsable de l’appel dernier, il n’hésite pas, lorsque le besoin s’en fait sentir, d’appeler lui-même sur l’indication de frères chrétiens tel ou tel qui n’y aurait jamais pensé, du fait de son âge ou de sa charge professionnelle. Il faudrait alors inventer d’autres types de formation qui se dérouleraient en "séminaires" sans forcément que cela soit dans les séminaires, puisqu’aussi bien seraient appelées d’autres personnes que les seuls jeunes de 18 à 30 ans. Certes, la situation étant ce qu’elle est au niveau du céliba, il ne serait possible, tout au moins pour l’instant, que d’appeler des célibataires ou des veufs ! (5). Qu’à cela ne tienne ! Nous pensons en effet que ce qui pourrait le plus faire bouger la pratique actuelle serait que, globalement dans l’Eglise, du jeu soit introduit dans le fonctionnement univoque de l’appel au ministère presbytéral. Modifier effectivement la façon d’appeler, transformer réellement la compréhension de la vocation presbytérale, élargir de fait la clientèle concernée, voici bien trois chantiers ouverts pour la Pastorale des Vocations, chantiers qui trouvent leur légitimité théologique dans la prise en compte réelle de la nouveauté du monde d’aujourd’hui. On ne peut longtemps s’appuyer sur l’extraordinaire nouveauté que le christianisme nous délivre à travers l’incarnation du Fils de Dieu, sans se laisser travailler par l’Aujourd’hui même de Dieu.

3 nouvelles questions théologiques

La vocation, appel de Dieu pour et par son Eglise, s’entend poser aujourd’hui de nouvelles questions théologiques, comme ce fut le cas déjà hier.
Il est de la mission des responsables de la Pastorale des Vocations de chercher à tout mettre en oeuvre pour que toute question nouvelle qui se pose, touchant d’une certaine façon à la vie, à la mission et à l’avenir de l’Eglise, puisse être exposée à ses responsables, traitée avec eux et par eux, pour que la vie, la mission et l’avenir de cette Eglise soient réellement pris en compte. Nous en retiendrons trois :

- l’une, à titre d’exemple, qui fut gérée durant le premier millénaire et au début du second : celle des ordinations absolues.

- les deux autres qui, dans la situation de pénurie actuelle des vocations, se posent avec force : Quelles tâches et quels rôles pour les prêtres demain ? Quelles Eucharisties pour quelles communautés ?

3.1 - La question des ordinations absolues (6)

En 451, le 6ème Canon du concile de Chalcédoine, ne se contente pas de condamner toute forme d’ordinations absolues, c’est-à-dire toute ordination dans laquelle le candidat ne serait lié à aucune communauté concrète, mais il la déclare invalide :
"Nul ne peut de manière absolue ’être ordonné’ ni prêtre ni diacre, si on ne lui indique pas une communauté locale, soit en ville, soit à la campagne, soit dans un martyrium (cimetière où un martyr est vénéré) ou dans un monastère". Dans ce cas, "Le Saint Concile décrète que leur ordination est de valeur nulle et non avenue, et qu’ils ne peuvent dès lors exercer leur fonction en aucune occasion" (7).
C’est dire combien la dimension ecclésiale est l’élément déterminant de l’ordination. La communauté sait qu’elle a droit, par grâce, à un président. Elle même en prend l’initiative, toujours avec les dirigeants en fonction. Ce qui est en jeu réside dans la relation de réciprocité entre la communauté et le ministère. Ce dernier est déterminé ecclésialement et non pas comme une qualification ontologique de la personne du ministre, sans lien avec le contexte ecclésial constitutif.
Ceci dura tout le premier millénaire. Nous en avons des traces avec l’histoire de Paulin de Nole qui fut ordonné à Barcelone de manière absolue et qui écrivit "j’étais là anéanti, sous le coup, à dire vrai prêtre seulement pour Notre Seigneur, mais sans aucune communauté" (8). Isidore de Séville appelle ceux qui ont été ordonnés de manière absolue "des gens sans tête" "ni chevaux ni hommes" (9). Des papes comme Léon le grand, des juristes comme Burchard de Worms, Yves de Chartres, des textes comme le décret de Gratien, divers synodes occidentaux, et des théologiens du 12ème siècle, comme Hugues de Saint Victor, appuient la déclaration de non validité des ordinations absolues par Chalcédoine.
Or, aux XIIe-XIIIe siècles, deux conciles vont infléchir cette orientation, les 3e et 4e conciles de Latran. Le "titulus ecclésiae", au nom duquel on était ordonné, était l’élément essentiel de l’ordination. Certes, l’ordination demeure abstraitement l’institution d’un chrétien comme ministre d’une région diocésaine, même si l’insertion concrète est encore non définie. Par contre disparaît l’intervention de la communauté qui constituait à l’origine un élément essentiel de l’ordinatio". "On a ou on éprouve la vocation sacerdotale, on se présente (le lien ecclésial n’est pas entièrement perdu), on est formé comme prêtre et enfin ordonné" (10).
La taille de cet article ne permet pas d’en dire beaucoup plus, mais il est possible de s’apercevoir que l’Eglise n’a pas hésité, au cours de l’histoire, à proposer des types de fonctionnements différents, voire ici contraires. Ceci a certes des raisons fort diversifiées, théologiques, mais aussi "féodales" et juridiques. Devant faire face à des situations ministérielles différentes qui s’inscrivaient donc dans une société féodale, l’Eglise a proposé une autre "manière d’être prêtre". Le glissement opéré contribuera par la suite à une sacerdotalisation ontologique de la prêtrise, plus d’abord "un état de vie personnel" qu’un service ministériel de la communauté.

3.2 - Quelles tâches et quels rôles pour les prêtres demain ?

Nous l’avons dit, c’est d’abord chaque membre de la communauté qui est en situation de service et de mission. Tous doivent annoncer la Bonne Nouvelle du Christ et contribuer ainsi à l’édification de la communauté. Aucun n’est exclu des dons de l’Esprit. Quant aux services et aux ministères, ils sont nombreux et variés, différents selon les situations. Si certains exercent un service particulier, c’est sur la base de l’appartenance de tous, et donc des ministres, au même corps (cf. 1 Cor.12, 27-31). Ainsi se trouve dégagé un groupe responsable de l’ensemble de l’Eglise pour servir la mission et la responsabilité de tous. Cette relation entre l’ensemble de la communauté (tous) et ce groupe des ministres (quelques-uns) appartient donc à la nature même de l’Eglise du Christ.
C’est ainsi que peut se signifier la fonction du ministère presbytéral. Comme le dit le décret "Presbyterorum Ordinis" : "les prêtres, comme coopérateurs des évêques, ont pour première fonction d’annoncer l’Evangile de Dieu à tous les hommes" (4) et d’autre part sont ministres des sacrements et de l’Eucharistie. Mais à une fonction sont toujours dévolus des rôles et des tâches. Si la première ne change pas, parce que profondément inscrite dans l’héritage apostolique pour qui le ministère de présidence n’est pas établi par la communauté, mais est un don de Dieu à son Eglise (d’où la nécessité symbolique de l’appel dernier par l’évêque), les rôles et les tâches risquent de se modifier selon les temps et selon les lieux. S’il appartient à la fonction presbytérale d’assurer le ministère de la Parole et d’éveiller à la communion, il n’est pas dit que ce sera toujours de la même façon. Ce fut déjà le cas dans le passé. Demain, la situation nouvelle de pénurie de prêtres demandera une réflexion sérieuse quant à la répartition des rôles et des tâches dans l’Eglise (11)
Cette réalité neuve qui se profile à l’horizon 2000, ne peut laisser insensibles ni ceux qui sont responsables de la pastorale des vocations, ni ceux qui ont charge de former les personnes que l’évêque appellera à l’ordination presbytérale. Car, il n’est pas possible aujourd’hui, encore moins qu’hier de ne pas se demander : prêtres pour qui, prêtres comment, prêtres pour quoi faire ? Aux responsables d’avancer dans les réponses à cette question. De notre poste de théologien, engagé que nous sommes aussi dans un travail pastoral de type liturgique et sacramentel, nous osons penser que certains prêtres de demain, parmi d’autres figures ministérielles, devront jouer davantage le rôle de veilleur, d’épiscope, tant le terrain dont ils auront la charge sera plus large et plus diversifié. Le droit canon parle de "modérateur", mais ce rôle reste encore flou et insuffisamment expérimenté pour que nous puissions en déterminer les tâches et les contours. Ceci veut donc dire que c’est à ce travail de détermination de rôles et de tâches que sont désormais appelés tous ceux qui, de près ou de loin, se trouvent affrontés de par leur responsabilité pastorale, à la question des vocations presbytérales.

3.3 - Quelles Eucharisties pour quelles communautés ?

Chacun connaît bien la phrase du Père de Lubac "L’Eglise fait l’Eucharistie, mais l’Eucharistie fait l’Eglise". C’est dire l’importance de l’Eucharistie et du rassemblement dominical dans la construction de la réalité ecclésiale. L’histoire nous montrerait le constant souci qu’a eu l’Eglise catholique que tous les dimanches puisse être célébrée, dans chaque Eglise locale d’abord, autour de son évêque, puis dans les divers lieux liés à la juridiction de l’évêque, une eucharistie dominicale. Ce rassemblement a tellement d’importance, que, là où ne peut se vivre l’Eucharistie, pour diverses raisons, dont celle du manque de prêtres, l’Eglise conseille fortement que des A.D.A.P. soient mises en place (ainsi en Europe) et que soient vécues des célébrations de la Parole (ainsi en Afrique et en Amérique Latine). Pour autant, on ne peut se réjouir de l’absence de l’Eucharistie, que l’on dit liturgiquement "source et sommet de la vie de l’Eglise" (S.C.10)
Ceci montre assez toute l’attention que l’Eglise porte à la réalité eucharistique, et , par le fait même, à l’existence des personnes à qui elle donne la possibilité d’assurer cette présidence eucharistique. Alors, plutôt que de pleurer sur le manque de prêtres, tous les baptisés n’ont-ils pas à s’interroger et à interroger leurs responsables pour insister sur la nécessité de leur présence et de leur existence. De ce fait, les responsables de la pastorale des vocations n’auraient-ils pas à travailler de façon prophétique et courageuse (respectueux de la tradition, et habités d’une saine théologie des ministères) une manière originale pour notre temps de "faire des prêtres" (12) qui puissent présider à la construction de l’Eglise en un lieu donné, annoncer l’Evangile, et ce faisant, présider l’Eucharistie. S’il est vrai que toute communauté a droit à l’Eucharistie, il est urgent d’oeuvrer pour que l’Eglise puisse donner à tous ses fidèles la nourriture dont elle a besoin pour vivre son baptême (13).

Conclusion

Nous avons successivement construit notre développement autour d’une triple réflexion théologique :

une réflexion ecclésiologique : l’élargissement de la terminologie vocationnelle dûe au concile Vatican II, mettant en valeur la préséance de la vocation baptismale sur la vocation ministérielle, nous faisait proposer aux agents de la pastorale des vocations, un élargissement de la clientèle susceptible d’être appelée pour révéler le don de Dieu à l’homme, et une particularisation dans les appels à adresser.

une réflexion christologique : le sérieux donné au mystère de l’incarnation, situant le "mondain contemporain" au coeur même de notre réflexion théologique, nous amenait à penser qu’un travail resterait à faire pour que la prise en compte d’un certain nombre de traits de la société de cette fin du 20eme siècle puissent servir de matériaux concrets évangéliques en vue de l’appel à la vocation baptismale en général et à la vocation presbytérale en particulier. Ce regard précis permettrait en outre d’appeler des personnes qui ne seraient pas immédiatement dans nos eaux ecclésiales. Cette recherche provoquerait nous semblait-il à de nouvelles manières d’appeler.

une recherche ministérielle : plusieurs questions théologiques, les ordinations absolues, les rôles à prévoir pour les prêtres de demain, le droit du peuple de Dieu à l’Eucharistie, nous invitaient, pour chacune d’elles, à l’invention et à la recherche.

Autant de pistes qui montrent que, si les questions affluent, les réponses ne sont pas définitives. mais nous pouvons espérer que l’énorme bouillonnement qui s’opère dans le monde, et la situation nouvelle qui se donne à voir dans l’Eglise de France, permettra, à tous ceux qui le désirent dans le Peuple de Dieu, d’oeuvrer à la recherche et de participer à la mise en place d’une nouvelle pastorale des vocations pour demain.
En définitive, n’espérons point trop que la crise disparaisse totalement. Un Service des Vocations n’est-il pas toujours nécessaire non pas tant pour servir à quelque chose, mais pour SERVIR réellement l’Eglise au coeur du monde, lui donnant à renouveler et à percevoir, pour chaque temps et chaque lieu les vocations particularisées dont l’Eglise a besoin. Et, si nous avons ciblé sur les vocations presbytérales, nul doute qu’un travail semblable pourrait être fait pour les vocations religieuses. Mais on n’aurait alors, ni totalement les mêmes accents théologiques, ni totalement les mêmes conclusions, tant il est vrai que la vocation religieuse n’est pas la vocation presbytérale.

L.-M. Rénier

Notes

1) Sous la direction de Michelat-Lambert "Crépuscule des religions chez les jeunes "L’Harmattan - Logiques sociales p. 18 [ Retour au Texte ]

2) L. Voye dans "Crépuscule des religions chez les jeunes ?" op.cit. p. 259 [ Retour au Texte ]

3) Il y a bien sûr quelques essais comme les G.F.O., les G.F.U., mais nous croyons savoir que certains responsables dans l’Eglise ne perçoivent pas ces expériences comme des expériences d’avenir ! [ Retour au Texte ]

4) Michelat-Lambert, op.cit. : cette expression est utilisée par les sociologues pour dire que les jeunes veulent vivre dans ce monde, ici et maintenant. [ Retour au Texte ]

5) Même si cette question demeure ouverte. Par exemple certains pasteurs protestants mariés qui demandent à poursuivre leur ministère de la parole comme prêtres de l’Eglise catholique [ Retour au Texte ]

6) Nous empruntons largement notre documentation au livre de Edward Schillebeeckx "Le ministère dans l’Eglise", Cerf 1981 [ Retour au Texte ]

7) P.G. 104, 558 [ Retour au Texte ]

8) Paulin Epist. I ad Severum c.10 : C SEL 29, 9 [ Retour au Texte ]

9) Isidore De ecclesiasticis officiis II,3 : PL 83, 779 [ Retour au Texte ]

10) Schillebeeckx op. cit. p.86 [ Retour au Texte ]

11) Même si l’article de B. Sesboué dans les Etudes de sept. 1992 "Les animateurs pastoraux laïcs, une prospective théologique" se trouve à l’heure actuelle en débat, jusq’entre les évêques français, il demeure qu’il aborde là des questions fondamentales qu’on ne pourra pas longtemps esquiver. [ Retour au Texte ]

12) On objecte souvent : "mais cela existe bien en Afrique". Nous nous permettons de ne pas accepter cette objection. L’action ne peut pas être motivée par la ressemblance dans le manque. La question du droit à l’Eucharistie se pose de la même manière en Afrique qu’en France. Par contre les moyens à prendre sont sans doute différents. [ Retour au Texte ]

13) Ceci ne veut pas dire qu’il n’y ait pas d’autres figures du pastorat. Celui que nous avons décrit suppose des prêtres pour des communautés au service du monde pour le Royaume. Il en est aussi au moins un autre : des prêtres au coeur du monde pour une communauté à venir ! [ Retour au Texte ]