Dans un monde en progrès, la croissance des pauvretés


Première étape : comment évolue notre monde ? Le Père Joseph Doré nous trace ici une description des phénomènes les plus marquants de son devenir présent. Parmi eux, l’émergence d’une nouvelle pauvreté à l’échelon planétaire.

Cet exposé n’a de sens qu’en fonction d’un autre, qui le suivra. S’il se propose de dresser, en quelque sorte, un constat - "Que pouvons-nous voir ?"-, ce n’est que pour permettre de passer, en un second temps, à une proposition d’action : "Que pouvons-nous faire ?" L’objectif est d’aboutir à baliser un "chemin d’incarnation" de la foi chrétienne ; mais précisément, ce qu’on appelle "l’incarnation" renvoie de soi au lieu dans lequel il s’agit d’incarner cette foi. Ce lieu n’étant autre que le monde d’aujourd’hui, c’est par un regard sur celui-ci qu’il convenait de commencer.

De quel type de regard s’agira-t-il ? A cette question, la réponse ne sera pas : on sera aussi "neutre" que possible, car quelle neutralité est vraiment praticable à l’égard de ce dans quoi on est de toute manière soi-même engagé ? Disons plutôt simplement ceci : on s’efforcera d’être aussi "ouvert" - ou bien : aussi accueillant - que possible, mais sans aucune prétention ni à une objectivité parfaite ni à l’exhaustivité totale ! Avouons-le même sans ambages : le propos sera seulement d’appeler l’attention et d’aiguiser le regard. L’espérance est cependant que, même avec cette visée modeste, il sera possible d’être à la fois assez honnête et un peu utile !

Dans une telle intention, il semble indiqué de procéder en deux temps. Alors que le titre général de l’exposé parle d’un "monde en progrès", le premier temps (A) s’intitulera : "La croissance des pauvretés". C’est, bien sûr, intentionnel. On veut par là donner d’emblée acte à cette caractéristique de notre époque que, sous le nom de "progrès", beaucoup sont, non sans raison, portés à évaluer positivement. Mais on veut aussi sensibiliser sans retard à d’autres aspects, qui recommandent une approche moins globale et plus fine, de la situation : ces aspects qu’on appelle précisément "pauvretés".

Le second temps (B) ne se fera pas faute de mettre en valeur ce qui peut et doit faire contre-point à cette première approche qui ne manquera pas de laisser sur une impression à dominante... "négative" diront les uns, "pessimiste" diront les autres. Il ne déséquilibrera pas pour autant la balance dans l’autre sens...
Tel sera en effet son titre : "Dans un monde en évolution contrastée".

A - LA CROISSANCE DES PAUVRETES

Le mot "croissance" est en général indicié positivement. C’est à dessein qu’on l’applique ici à ce par quoi j’ai choisi d’inaugurer ce regard sur notre monde d’aujourd’hui : les pauvretés qu’on y constate ; car on peut penser que, sur ce point, notre regard est très loin d’être assez attentif.
Passant de ce qui peut être considéré comme le plus immédiat à ce dont la perception requiert qu’on élargisse quelque peu son horizon, je distinguerai :

I - Les besoins vitaux "primaires",
II - Les "désirs" fondamentaux,
III - Les impératifs "planétaires".

Il est sans doute inutile d’y insister, mais je tiens au moins à en prévenir d’un mot : sur chaque point signalé, il sera évidemment impossible d’entrer dans le détail ! Je fais ici le pari qu’il sera justement plus utile de proposer un relevé assez large, et donc nécessairement ultra-rapide en chacun de ses points, que de ne faire que s’attarder longuement sur un trop petit nombre d’entre eux.

I - des besoins vitaux primaires plus accentués

On ne se situe pas ici à l’échelle de l’humanité en général - cela viendra plus tard -, mais au niveau des hommes considérés chacun en particulier. Or, s’agissant des besoins vitaux "primaires" que l’on peut de fait constater chez eux, cette approche paraît bien rendre souhaitable une distinction simple, mais suggestive, entre besoins "individuels-universels" et besoins "personnels-particuliers".

1) Les besoins individuels-universels
Il s’agit là de besoins qui valent, quasiment identiques, pour absolument tout homme. La différence avec l’autre catégorie - celle que je présenterai en 2 - est la suivante : bien que les premiers vaillent pour chaque homme, ils n’ont pas besoin d’être particularisés à chacun, tandis que ceux qui viendront après comportent de soi un élément de personnalisation très important.
Une énumération pourrait suffire, tant il est clair que nous sommes, là, face à de l’indiscutable.

a) Manger à sa faim
Ethiopie, Bangladesh, Bolivie... : c’est par centaines de milliers, par millions, qu’on peut compter, dans ces régions, les affamés de la terre. Encore faut-il ne pas oublier l’existence de gens qui ont faim dans notre hexagone même, tout près de nous. Des statistiques récentes indiquent que leur nombre est en progression constante.

b) Sauvegarder sa santé
Se nourrir ne suffit pas ; il faut encore préserver sa vie de toutes les agressions, microbiennes ou autres... Les campagnes de l’O.M.S., l’éducation à l’hygiène, le développement de la prévention et de l’assistance médicales, nous ont sensibilisés à l’importance des problèmes de la santé. Mais d’une part, ce n’est encore qu’une fraction de privilégiés qui bénéficient pleinement des progrès médicaux. Déjà dans notre propre société, mais à plus forte raison à l’échelle de la planète, où l’on peut voir encore des populations entières décimées par les épidémies et par les diverses conséquences de la malnutrition. D’autre part, c’est un fait que, surtout au niveau du personnel d’assistance et d’infirmerie, les professions de santé connaissent un recul spectaculaire en ce qui concerne la motivation et la disponibilité, pour ne pas parler du dévouement. Et cela n’est pas sans incidence sur la manière dont est déjà, et dont sera plus tard, apportée la réponse aux besoins primaires concernant la santé.

c) Avoir une "existence sociale" minimale
L’homme ne vit pas seulement en mangeant à sa faim, en sauvegardant sa santé. Il lui faut, par exemple, aussi un toit. Mais, pour ne pas nous attarder trop, passons plutôt à un autre besoin, vital lui aussi, mais bien plus souvent méconnu encore : le besoin de relations avec d’autres, avec les autres. Car, de nouveau, il s’agit bien d’un besoin individuel-universel.

Tout homme a besoin et mérite d’être traité comme un homme. Sinon, à la lettre, son existence même est en péril, quand bien même il pourrait manger à sa faim et sauvegarder sa santé. Cela commence à se vérifier dès le début de la vie humaine, et cela reste vrai tout au long de l’existence, jusqu’au moment de la mort. Je crois essentiel de compter au nombre des besoins individuels primaires cette pauvreté criante qui se déclare, quels que soient les races et les lieux, quand, pour un être humain, tout se passe au fond comme s’il n’avait pas sa place, comme s’il ne recevait pas sa place, parmi ses semblables.

2) Les besoins personnels-particuliers
J’appelle ainsi des besoins qui, certes, sont primaires eux aussi, et dont la non-satisfaction met également dans un état de pauvreté caractérisée, mais dont l’exaucement suppose absolument la prise en compte de la personnalité même de celui qui les éprouve  : la prise en compte et le respect de cette personnalité dans ce qu’elle a de plus particulier, de plus concret, de plus singulier, de plus propre. Là est effectivement la différence avec les besoins primaires-universels.

Pour satisfaire les besoins primaires universels de la faim, de la santé, de l’existence sociale "minimale", et pour évacuer ces formes de pauvreté, il n’est pas nécessaire de "faire dans le détail". Pour la faim, on peut se contenter d’envoyer du lait en poudre ou de la farine de blé par tonnes, sans détailler bénéficiaire par bénéficiaire. Idem, en faisant les transpositions qui s’imposent, pour lutter contre une épidémie : on répand du DDT, sur des hectares et des hectares, et le problème se trouve réglé (1). Avec la liste, que j’établis maintenant, de ce que j’appelle des "besoins personnels-particuliers", il en va tout autrement. Avec ce type de besoins-là en effet, on ne peut absolument pas procéder par masses. Il faut, à chaque fois, tenir un compte très précis de la personnalité même de celui qui est en cause, et cela fait une différence considérable. Si cette différence mérite absolument d’être respectée, c’est que les modalités de l’exaucement du besoin qui permettra d’évacuer la pauvreté corrélative ne peuvent pas être du même ordre que lorsqu’il s’agit de la première catégorie de besoins.

J’énumère un certain nombre de besoins de cette seconde catégorie. Je montre leur particularité tout simplement en les classant selon les diverses couches de population par rapport auxquelles ils se définissent.

a) Les jeunes
Il y a des besoins propres à la jeunesse et, plus précisément, propres à chaque jeune. Ces besoins, il n’est pas question de les traiter "en gros", par masses : parce qu’ils relèvent de l’éducation dans tous les sens du terme, et que la première chose à prendre en compte en éducation, c’est toujours "John" lui-même, dans sa personnalité la plus propre.
Or, pour faire de cette manière un travail d’éducation ainsi comprise, il faut bien reconnaître que les bras manquent, que les ouvriers sont peu nombreux. Il y a chez les jeunes un immense besoin de "présence" et d’assistance, un immense besoin d’être écouté, d’être interpellé, d’être "interlocuté". Cela se vérifie dans le monde d’aujourd’hui plus encore que dans celui d’hier.

Parce qu’il y a désormais moins de choses qui vont de soi dans notre société, le besoin est d’autant plus grand, pour chaque jeune d’aujourd’hui, d’être aidé à voir clair en ce qui le concerne lui, et en ce qui lui convient à lui. Et parce que précisément les interlocuteurs assez disponibles et assez compétents à la fois tendent à se raréfier, on voit ici se répandre parmi les jeunes un grand champ de pauvreté !

b) Les éprouvés
Je passe à ceux que j’appelle "les éprouvés". La liste serait longue, de ceux qui pourraient entrer dans cette catégorie. On y mettrait aussi bien les handicapés physiques et mentaux que les chômeurs, les époux que leurs conjoints ont abandonnés, et tous ceux que le décès d’un proche ou un échec quelconque a marqués. L’épreuve, ça existe ! Là encore se manifeste un besoin vital, qui peut être criant. Et dont l’exaucement ne peut être, par définition, que très personnalisé.

Mais qui se présente, dans notre société, pour aider ceux qui sont, ainsi, dans l’épreuve, et que l’épreuve rend si pauvres et si démunis ? Qui sont-ils ceux qui se rendent disponibles pour ce genre de "travail" ? Combien et où sont-ils ? Dans ces cas-là, les médecins, qui font leur métier, ne peuvent guère donner que des calmants, des somnifères et de bonnes paroles. Les psychanalystes, quant à eux, ne sont pas à la portée de tous, et ils n’y peuvent pas toujours grand-chose ! Enfin, les vrais amis sont à la fois très rares et toujours très occupés... Alors ? Alors, qui se présentera, pour être le recours et le secours de l’éprouvé dans sa pauvreté la plus radicale, la plus personnelle, la plus intime ?

c) Les vieillards
Catégorie spécialement digne d’intérêt parce que nombreuse, et même de plus en plus nombreuse, dans notre société. Qui dira la solitude, l’abandon, la détresse de tant d’entre eux ?
Ici encore, il manque et il manquera sans doute de plus en plus de bras -je veux dire : de coeurs - pour faire face. De sorte qu’il y a toutes les chances de voir, dans ce domaine aussi, s’étendre parmi nous un grand champ de pauvreté.

d) Les marginaux et les "exclus" de tous ordres
Cela va de l’étranger au prisonnier, criminel ou non, et cela englobe tous ceux qui, de la part de toute une portion de notre société, ne peuvent être l’objet d’aucun autre sentiment que le rejet pur et simple. Une telle attitude ne construit évidemment rien en eux et pour eux, et ils restent enfermés dans leur indigence, dans leur "manque-à-être". Pauvreté qu’ils ressentent d’autant plus douloureusement qu’elle apparaît définitive : positivement voulue par les autres et finalement admise par eux-mêmes comme un inéluctable.

II - Des désirs fondamentaux de plus en plus pressants

Les "désirs fondamentaux" vers lesquels je me tourne maintenant prolongent la sphère des besoins vitaux que nous venons de quitter, mais ils nous font passer du "primaire" au "fondamental", c’est-à-dire qu’ils nous font descendre plus profondément encore dans la structure de l’être humain, dans ce qui fait l’homme homme. En effet, ces désirs ne mettent plus seulement en jeu un aspect de l’existence de l’homme : son âge, un domaine de sa vie ou un secteur de son activité par exemple. Ils ne concernent pas non plus seulement une catégorie d’hommes, fût-elle très nombreuse. Ils concernent et ils expriment l’humanité même de l’homme, ce sans quoi l’homme, quel qu’il soit, ne serait pas homme - du moins : véritablement reconnu et réalisé comme tel.

En ce sens, ils ne sont jamais exauçables par l’acquisition de quelque chose qui les éteindrait en les comblant, ou qui les comblerait en les éteignant. Ils ne sont jamais "comblables" définitivement (du moins durant le temps de l’existence terrestre !). Ils poussent toujours l’homme en avant de lui-même parce que, s’ils sont "aspiration à un plus", c’est d’un "plus-être", et non d’un "plus-avoir" qu’il s’agit.

1) La soif d’affirmation de soi, et plus encore de reconnaissance par autrui
C’est le premier de ces désirs qui paraît à retenir. Il est universel. Du petit enfant au vieillard, nous avons tous besoin d’être nous-mêmes ; pour cela, de nous affirmer comme tels ; et, pour cela, d’être admis, accueillis, suscités même, comme tels par le regard et l’attitude des autres.
Etre perdu dans la foule anonyme, ou bien ne connaître que "l’existence sociale minimale" que j’évoquais il y a un instant, ne pas être regardé, écouté, entendu, reconnu, ne pas être aimé dans ce qu’on est, c’est, en quelque sorte, être condamné à n’accéder jamais à soi-même. C’est être en péril de ne pas pouvoir se reconnaître et, même, de ne pas pouvoir s’aimer soi-même.
Le risque est alors le repliement, la fermeture, la marginalité plus ou moins accentuée, qui n’arrangent évidemment rien...
Je vois là une grande pauvreté, et qui va croissant, dans notre société aujourd’hui : les mal-entendus, les mal-reconnus, les mal-aimés vont se multipliant parmi nous. Qui prend le temps et qui a le désir de répondre à leur désir de reconnaissance ?

2) La quête de repères éthiques, de valeurs de vie, la recherche d’un sens (possible) de la vie.
Tout le monde le note, et c’est flagrant : "le sens de la vie se perd". Qu’est-ce qui est important dans la vie aujourd’hui ? Pourquoi faire ceci plutôt que cela ? Où va-t-on ? Qu’est-ce qui nous attend ? A qui faire confiance vraiment ? La question est partout, même si on essaye souvent de soigneusement l’éviter pour ne pas avoir à l’affronter. Nous touchons sans doute là à l’une des pauvretés les plus radicales de notre temps, parce qu’on ne peut quand même pas vivre longtemps sans recevoir (et se donner) des réponses à ce niveau-là.
Une nouvelle fois cependant, comment ne pas s’interroger : pour répondre à ce désir fondamental du sens de la vie, qui donc est compétent ? Qui a quelque chose à dire ? Qui est crédible ? Qui a quelque chose à montrer, à faire voir ?

3) L’aspiration au (bon) temps
Qu’on puisse retenir une telle aspiration comme un "désir fondamental" de plus en plus pressant aujourd’hui pourra étonner. Pourtant, n’est-il pas frappant de constater combien nous manquons de temps dans la vie moderne ? Nous savons de moins en moins nous arrêter et "prendre le temps" : le temps, déjà, d’être avec les autres, de les écouter et, par là, de les reconnaître (ce qui nous renvoie à notre (1) ci-dessus) ; mais aussi le temps d’être avec nous-même, de prendre conscience de ce que nous sommes et de ce que nous cherchons exactement, le temps de méditer sur ce que nous devenons et voulons vraiment (ce qui nous renvoie, cette fois, à notre (2)). Le temps de faire les choses comme elles le méritent, posément, avec attention, en les laissant retentir en nous-même ; le temps de savourer ce qui est bon et beau : le bon vin et le beau coucher de soleil, le temps qu’il fait, et l’amour ou l’amitié de ceux qui nous aiment.
Nous sommes en manque de temps, pauvres de temps, et c’est une grande pauvreté, spécialement caractéristique de l’homme moderne. Que faut-il faire et que faudra-t-il faire pour ré-appprendre aux gens le poids, le prix, la saveur, la valeur du temps qui passe... et qui nous fait passer ?... Mais qui, à condition qu’on le "prenne" et qu’alors on écoute ce qui se dit en nous-même, conditionne l’exaucement éventuel ou possible des autres "désirs fondamentaux" dont nous venons justement de reconnaître que celui-ci est solidaire : la recherche de la reconnaissance d’autrui (cf.(l)) et la quête d’un sens de la vie (cf.(2)).

III - Des Impératifs planétaires qui n’ont Jamais été aussi urgents

Par rapport aux points jusqu’à maintenant retenus, on change totalement d’échelle. On passe à quelque chose qui vaut pour absolument toute l’humanité, sans distinction d’aucune sorte en son sein. Il s’agit de réalités sur lesquelles tout le monde s’accorde ou devrait s’accorder. Au point que quiconque refuse ici son assentiment a clairement tort aux yeux de tous. Il peut certes y avoir des manières différentes de définir la façon de respecter ces réalités ; mais, sur le fond, elles sont claires et nettes. Elles ont même comme telles un caractère d’évidence, et il est stupéfiant que, étant évidentes, elles soient finalement si peu respectées. En être privé, c’est non seulement connaître une pauvreté fondamentale, mais c’est aussi, et plus encore, être embarqué dans un processus qui fera naître beaucoup d’autres pauvretés pour des millions, voire des milliards d’hommes. On peut véritablement employer, à leur propos, à la fois le terme "impératifs" et le qualificatif "planétaire".

1) La paix
Il est à peine nécessaire, n’est-ce pas, d’y insister. Par ce qu’elle remet en cause au niveau des relations entre les peuples, par les massacres qu’elle comporte, par les cortèges de désastres qu’elle entraîne, y compris parmi les populations civiles, la guerre est à proscrire absolument. Paul VI l’a dit avec insistance dans son discours à l’O.N.U. : "Jamais plus la guerre !".

Or, il y a toujours la guerre ! Nous en avons tous connu de près ou de loin deux ou trois, au moins dans leurs conséquences : la guerre de 1914-18 peut-être pour certains d’entre nous (?) ; la guerre de 1939-45 en tout cas ; et la guerre d’Algérie, car c’en était bien une ! Avec la "guerre du Golfe", nous avons même tous été remis devant le spectre : nous allions retrouver les "pauvretés", et l’on ne pensait pas seulement à la pénurie de sucre et d’essence.. .Autrement dit : "nous avons eu chaud"...

Finalement cependant, pour nous en tout cas, le monstre a été tant bien que mal jugulé. Mais c’est toujours l’heure des règlements de compte au Koweït et en Irak. Et dans plusieurs pays d’Afrique noire, d’Amérique Latine ou de l’Asie du Sud-Est, c’est toujours l’heure des massacres, celle de la désorganisation totale du pays et de la famine pour des populations entières. Bref, si nous avions besoin d’un rappel de ce que la paix est un impératif planétaire absolu dont le non-respect jette dans les plus grandes pauvretés, nous avons eu cette preuve à suffisance. Et nous venons de l’avoir encore.

2) La justice
Ici, on pourrait aligner les chiffres et les statistiques ; il n’en est évidemment pas question. Contentons-nous de noter le déséquilibre croissant entre les hommes, les uns possédant à la fois la richesse et les moyens de la richesse, et les autres à la fois le dénuement et l’engrenage du dénuement. Inégalités flagrantes, et donc société à deux ou trois vitesses, dans notre Occident lui-même et en France en particulier ; écart considérable et croissant entre les pays du Sud, au plan de la planète tout entière.
Bien évidemment, comme l’absence de paix, l’absence de justice est à la fois le signe d’une pauvreté fondamentale et la cause d’un nombre considérable de pauvretés.

3) La sauvegarde de l’environnement
Marque, lui aussi, d’une très grande pauvreté et source, lui aussi, de très nombreuses autres pauvretés : tel apparaît le non-respect d’un troisième impératif planétaire, la sauvegarde de l’environnement. Détérioration de la couche d’ozone, déforestations massives, avancée du désert, pollution des mers et des nappes souterraines, péril nucléaire, etc. Les prises de conscience ont tout juste commencé. Elles progressent trop lentement. C’est regrettable car, à terme, il en va, ni plus ni moins, des conditions de vie sur la planète et de la survie de l’humanité.

B - DANS UN MONDE EN EVOLUTION CONTRASTEE

Jusqu’à maintenant, c’est donc seulement de "pauvretés" qu’il a été question. Et si l’on a fait état d’une "croissance", c’est - mais ce n’était paradoxal qu’en apparence ! - en l’appliquant précisément aux pauvretés. J’ai dit qu’il y avait là une intention réfléchie : celle d’attirer le regard d’emblée sur des aspects de la réalité du monde d’aujourd’hui que l’on a toujours tendance à laisser de côté, justement parce qu’y prêter attention risquerait par trop de nous déranger.
La question qui se pose, cependant, lorsqu’à la fois on a eu l’honnêteté et on a pris le risque de procéder ainsi, est bel et bien celle de savoir de quels moyens on peut disposer, alors, pour faire face à la situation constatée... Et naturellement, avant d’aller chercher ailleurs - si toutefois "ailleurs" il peut y avoir -, c’est bien d’abord ce même monde où l’on a enregistré tant de pauvretés, que l’on doit interroger sur ce qu’il pourrait receler de moyens d’y faire face et d’y obvier.
Or, si une nouvelle fois on cherche à être honnête, il faut bien reconnaître qu’à cette question, la réponse ne peut être autre que l’évolution du monde lui-même : elle ne peut être, elle aussi, que "contrastée" !
D’un côté (= I), il n’est pas question de nier que des "dynamiques générales" fécondes traversent et animent ce monde, où par ailleurs s’étendent donc tant de pauvretés ; mais, d’un autre côté (= II), il n’est pas niable non plus qu’à ces dynamiques et à leurs fécondités s’opposent de fait de fortes résistances. Se vérifiant à la fois au plan collectif et au plan individuel, ces dernières ne sont certes pas nouvelles dans l’humanité ; elles n’en sont pas moins d’autant plus à prendre en compte que l’âge où nous sommes les a nettement exacerbées.

I - Des dynamiques générales fécondes

C’est un fait : le monde présent voit s’exercer en son sein des dynamiques dont, pour la plupart d’entre elles au moins, les siècles passés n’ont pas connu l’équivalent. J’en retiendrai trois. S’il convient de circonscrire avec une suffisante exactitude le champ de fécondité possible de chacune d’elles, il s’impose aussi de ne pas le réduire. Outre qu’il s’explique par la nécessité de faire vite ici encore, le fait de les présenter pourtant rapidement se justifie de deux manières : puisqu’elles sont l’objet d’une reconnaissance générale, on pourrait presque se contenter de les énumérer ; il est par ailleurs évident que je reviendrai sur elles, par la suite, lorsqu’il s’agira de définir une ligne d’action.

1) La connaissance scientifique et les horizons qu’elle ouvre
Il y a bien là, certes, une des caractéristiques majeures de l’époque qui est la nôtre. La recherche scientifique et la connaissance à laquelle, en tous domaines, elle a donné accès, ont quelque chose de proprement prodigieux. Des explorations ont maintenant été faites, des profondeurs les plus intimes de la matière jusqu’à des dimensions de plus en plus reculées du cosmos, en passant par toutes les complexités du phénomène humain lui-même et de l’ensemble de ses productions ou aspects.

Tout cela a libéré les hommes de nombreux obscurantismes et de toutes les limitations ou même captivités, intellectuelles mais aussi psychologiques ou autres, qui en dépendaient. Assurément, c’est considérable ; mais cela ne suffit pas, comme tel, à transformer les conditions mêmes de la vie des hommes dans le monde et au sein de leurs sociétés respectives. Pour avoir un impact de ce genre, il faut que la science passe le relais à la technique. Si cette dernière reste incessamment dépendante de la science, elle n’en représente pas moins une dynamique spécifique, et spécialement opératoire, de notre époque.

2) La maîtrise technique et les possibilités qu’elle offre
C’est un grand chapitre qu’il faudrait ouvrir ici. Il ne saurait évidemment être question de le faire ; il faut cependant au moins signaler d’un mot tout ce que la technique et les techniques ont transformé, tant au plan de l’amélioration des tâches ménagères qu’à celui du déploiement, en tous domaines, de l’industrie (lourde ou légère), ou à celui, prodigieux, des différents secteurs de la médecine et de la chirurgie. Reste que la technique ne décide de rien à elle seule. N’est-ce pas à sa logique automatique propre et stricte que nous devons, par exemple, la grave et croissante pollution de notre environnement ?
Elle est en particulier incapable, comme telle, aussi bien de gérer, articuler et hiérarchiser ses effets, que de les répartir, disons au moins convenablement, entre tous ceux qui sont, ou seraient susceptibles d’être concernés par eux. Ces opérations relèvent en effet, finalement, d’un autre ordre que celui de la technique : celui des valeurs... Mais il se trouve aussi que, précisément, on s’intéresse avec grande insistance à ces dernières aujourd’hui.

3) Un intérêt renouvelé pour un certain nombre de valeurs
L’attention de notre époque se porte d’autant plus du côté des valeurs que, pour beaucoup de nos contemporains, dans notre société du moins, et à la différence de ce qui se vérifiait jusqu’à une période récente, rien ne va plus de soi en ce domaine. Ainsi voit-on naître des comités d’éthique, se multiplier des initiatives privées ou officielles pour défendre les droits de l’homme, et s’employer à la promotion de la justice et de la paix tant des associations privées ou des instances syndicales, que des organisations politiques ou non-gouvernementales, nationales ou internationales.
Encore n’y a-t-il pas que les valeurs éthiques : il en est aussi d’ordre esthétique et d’ordre religieux. Elles aussi connaissent, dans nombre de milieux, un regain d’intérêt. Soulignons au moins - avant de revenir, en tout cas, sur les secondes - qu’elles appellent respectivement à cultiver : d’un côté le sens de la gratuité et de l’accueil, et de l’autre le sens de la confiance et du service. Or, à ce titre, elles sont susceptibles de porter beaucoup de fruits, aussi au plan des rapports sociaux. Elles sont donc capables d’améliorer à tous égards la condition des hommes.
Il faut pourtant contraster ce constat, car le jeu potentiellement bénéfique de tous les dynamismes que nous venons de repérer est hélas susceptible d’être contre-carré, sinon souvent mis en échec, par des résistances dont, sous peine de s’aveugler, il faut bien aussi savoir faire état.

II- Des résistances individuelles et collectives exacerbées

Il s’agit ici, non plus de dynamiques ou de dynamismes, mais de freins, et qui sont bel et bien, eux aussi, à l’oeuvre dans ce monde. Ces résistances ou ces freins sont tous, sinon de toujours, du moins très anciens dans l’humanité. Et ils s’exercent en l’homme même. Non pas, toutefois, seulement au plan individuel car, avant tout par les énormes moyens de communication modernes, ils ont mille manières de prendre de l’importance et du poids à tous les niveaux de structuration et de fonctionnement de la société humaine.

1) L’appétit de l’argent
Dieu sait si l’argent est objet de convoitise aujourd’hui ! Tout le monde en veut, et "ne pense qu’à ça". C’est devenu comme une obsession, et tout se passe comme si l’on imaginait que, lorsqu’on en aura "assez", on aura tout, on "pourra" tout. Or, voyez comme sont souvent tristes, désoeuvrés et atteints par le "mal de vivre" ceux qui "ont de l’argent", comme on dit ! L’argent, il en faut certes ; mais s’il a une valeur, il n’est pas une valeur. Il n’a de valeur que quand il est gagné, vraiment gagné, ou que quand il est donné, vraiment donné. Autrement, "c’est rien" : c’est une idole.
S’y attacher, se laisser séduire par lui, c’est s’exposer à l’indigence du coeur et au vide de l’existence. Mais c’est aussi entrer dans une logique où, en même temps qu’à soi-même, c’est aux autres, à tous les autres, qu’on attente. Il y a dans notre société une logique et un système d’accumulation de l’argent par les uns, qui entraîne quasi-automatiquement la paupérisation croissante des autres. La loi vaut, rappelons-le, entre les individus et entre les catégories sociales comme entre les nations.

2) Le dérèglement du sexe
Même chose, quoiqu’avec les transpositions qui s’imposent évidemment, pour le "dérèglement du sexe". Là où la sexualité est vécue autrement que comme rapport à l’autre et don de soi à l’autre dans l’amour, elle apparaît vite comme un leurre, et elle renvoie alors, aussi, au vide de l’existence.
Parce qu’on l’oublie trop souvent aujourd’hui, il n’y a pas seulement une grande pauvreté, mais une grande indigence et même une grande misère de la sexualité chez beaucoup de nos contemporains. Cela n’apparaît-il pas nettement dans cette affligeante image de l’amour que donnent et reflètent si souvent opinion publique et médias ? Là encore, les conséquences ne jouent pas seulement à l’échelle individuelle mais à un plan beaucoup plus général : tout un système d’exploitation n’est-il pas né de ce dérèglement du sexe dont, dans certains milieux du moins, les effets vont croissant ?

3) L’engrenage de la puissance
Il ne faudrait pas pousser beaucoup pour pouvoir dire, à propos de la puissance, sinon les mêmes choses, du moins des choses équivalentes à celles que je viens de dire pour l’argent et le sexe ! Par "puissance", j’entends ici d’abord la puissance politique, mais aussi la puissance policière et la puissance militaire. Le meilleur exemple sans doute nous a été donné à ce sujet avec ce qui s’est passé du côté des Pays de l’Est. L’écroulement total et si subit de la puissance politique, policière, militaire, auquel nous avons assisté, nous met face à une pauvreté, à des pauvretés de tous genres derrière ce rideau de fer qui paraissait pourtant si solide. Des pauvretés que nous étions très loin, même, de seulement soupçonner.
Preuve aveuglante que la puissance est bien pauvre elle aussi, et qu’elle est même dérisoire quand elle n’est - quelle que soit sa forme - que puissance.

Il est temps de mettre un terme à ce "constat" sur "notre monde". Répétons qu’il n’a pu être ni exhaustif ni tout à fait "objectif. Et qu’en particulier c’est intentionnellement que, sans négliger certes les dynamismes de transformation, il a voulu, dans le monde d’aujourd’hui, orienter le regard principalement sur les "pauvretés". Parce qu’à la fois elles vont croissant et l’on a toujours tendance à les sous-estimer, il s’impose de les regarder en face... même si ce n’est pas seulement en fonction d’elles, certes, que pourra et devra se définir une ligne d’action.

Joseph Doré.
Prêtre, directeur de l’UER de théologie et de sciences religieuses de Paris

--------------- Notes ------------------
(1) Ce qu’on dit là concerne les besoins personnels-universels dans l’ordre de la santé. Il est clair que l’exercice de la médecine suppose une personnalisation du diagnostic et de la thérapeutique, du traitement et des soins. [ Retour au Texte ]