Un chemin d’incarnation
Deuxième étape : que pouvons-nous faire ?
Notre qualité de chrétiens nous demande d’intervenir et nous qualifie pour le faire. Le Père Doré dessine ici le type de présence au monde auquel sont appelés les chrétiens.
En un premier exposé, nous venons donc de porter un regard sur le monde d’aujourd’hui. Il ne s’agissait là que d’une première étape. Elle aurait certes pu être développée bien davantage, et ses résultats être bien plus affinés ! Elle a au moins attiré l’attention sur un certain nombre de points essentiels, caractéristiques de "ces temps qui sont nôtres". Cela suffit amplement pour nous permettre de passer maintenant à une seconde étape : après celle du "Que pouvons-nous voir ?", celle du "Que pouvons-nous faire ?" A nous interroger ainsi, nous ne ferons d’ailleurs que prolonger ce qui apparaissait déjà dans notre première étape : combien de fois n’y avons-nous pas constaté que nombre de "pauvretés" s’aggravent encore du fait que s’avèrent si peu nombreux ceux qui sont résolus à lutter contre elles, à passer à l’acte pour les faire effectivement reculer.
Cette question "Que pouvons-nous faire ?", c’est en chrétiens que nous nous la posons ici. Il va s’agir de préciser autant que possible à quel titre, dans quel esprit, avec quels moyens et sous quelles formes notre qualité de chrétiens, à la fois, nous sollicite à intervenir, et nous qualifie pour le faire. Le plus simple, pour y parvenir, est de distinguer deux temps. Il conviendra d’abord de se donner quelques repères (A), mais ce sera pour, immédiatement après, définir une ligne d’action (B).
C’est d’une manière générale pour tous les chrétiens que vaudront, à chacun de ces deux temps, les points de vue qui seront présentés ici sur l’action chrétienne dans et pour le monde, sur l’incarnation de la foi chrétienne dans le monde. Il ne sera donc pas fait état spécifiquement, dans cet exposé, de la responsabilité et des tâches de ceux qui, dans l’Eglise, exercent un ministère ordonné. Leur situation et donc leur action dans le monde relèvent en effet de considérants particuliers, qui imposent, en conséquence, une réflexion spécifique.
A - SE DONNER DES POINTS DE REPERE
L’objectif est de parvenir à définir un type d’action qui permettra aux chrétiens d’incarner leur foi dans le monde, de telle sorte qu’ils prennent une part active à la lutte contre les "pauvretés" multiples qu’affrontent les hommes d’aujourd’hui. Il convient évidemment dans ce but de se donner quelques points de repères. On le fera en deux temps :
I - les conditions d’une action
II - les références de toute action
I - Les conditions d’une action
1) Renoncer à la lamentation sur le monde
Renoncer à la déploration généralisée ! C’est clair ou cela devrait l’être : on ne fera rien de bon si on se cantonne dans le dénigrement. Il faut aimer le monde ; il faut aimer les gens : c’est le b-a-BA ; tout commence par là. C’est aussi simple que cela ! Cela ne veut pas dire qu’il faille se boucher les yeux, abandonner tout discernement, toute critique, toute interpellation. Cela veut dire qu’il faut, à notre manière, adopter l’attitude que nous avons reconnue être celle de notre Dieu : malgré le péché du monde, il a tellement aimé le monde qu’il lui a donné son propre Fils.
2) Rejeter le "culpabilisme" ecclésial
De ce qui vient d’être dit, il n’y a pas à conclure - ce que font pourtant un bon nombre de gens aujourd’hui - que si nous pouvons voir tant de pauvretés dans le monde et si nous devons renoncer à en accuser ou accabler le monde, c’est du côté de l’Eglise qu’il faudrait chercher la culpabilité ! Du côté de l’Eglise : qui n’aurait pas été à la hauteur de ses responsabilités dans le monde et à l’égard du monde, qui n’aurait pas su se faire reconnaître, trouver les moyens, etc. L’Eglise, disons-le, a fait à peu près ce qu’elle a pu... et ce n’est pas si mal à tout prendre ! Il faut reconnaître sans vergogne que si elle n’a pas été entendue, la plupart du temps ce n’est pas sa faute. Il vaut mieux le dire : il y a finalement peu d’institutions pareillement soucieuses du bien de l’humanité et pareillement porteuses de richesses pour elle.
Certes, l’Eglise doit s’interroger sans cesse sur sa communication avec le monde. En ce sens, elle a aussi à se laisser interpeller, voire à se remettre en cause sur un certain nombre de points. Mais, de grâce, ne l’accablons pas de nos critiques et de nos reproches, et ne nous culpabilisons pas nous-mêmes en tant que nous sommes ses membres. Evitons absolument ce que j’appelle "le culpabilisme ecclésial".
3) Etre ensemble à l’affût des meilleurs "possibles"
S’il nous faut renoncer à dénigrer aussi bien le monde que l’Eglise, c’est qu’il s’agit de permettre ou d’améliorer leur communication, leur rapport dans les deux sens : de l’un à l’autre, et inversement. Or cela suppose que nous soyons toujours soucieux de mettre à jour tout ce qui peut permettre une telle communication.
Au lieu de dénigrer, de déplorer, de déblatérer, nous devrions n’avoir de cesse que nous ayons discerné, dans le monde où nous sommes et vivons, ce qui est un "possible" de "meilleur" : ce qui est l’attente, l’accueil, le désir par rapport à quoi notre foi et l’Eglise pourraient faire leurs propositions.
Inversement, nous devrions nous ingénier à toujours rechercher ce que, de son immense trésor, quitte à le regarder d’une manière renouvelée, l’Eglise peut toujours tirer, tel le bon père de famille, comme "choses anciennes et choses nouvelles" susceptibles de répondre à la faim et la soif des hommes d’aujourd’hui.
Notons qu’il s’agit de "meilleurs possibles". Cela veut dire qu’il ne faut pas chercher un pur idéal : ce qui théoriquement, si nous n’étions pas dans ce fichu monde, serait à faire ou pourrait être fait... Non ! ce qu’il faut chercher, c’est le meilleur de ce qu’on peut faire : ce qui fera avancer, au moins un peu, dans la bonne direction. C’est tout... mais c’est déjà "considérable" (en tous les sens de ce terme). Notons aussi que c’est "ensemble" qu’il s’agit de se mettre en recherche : nous aurons l’occasion d’y revenir.
II - Les références de toute action
Une fois ainsi énoncées les conditions générales de l’agir sur lequel nous nous interrogeons dans cette seconde partie, il faut préciser les références de toute action qui, aux conditions dites, peut se proposer de répondre à la situation décrite, dans notre première partie, au titre de "ce que nous pouvons voir".
1) La figure de Jésus
Si nous voulons savoir, comme chrétiens, ce que nous avons à faire dans ce monde où nous vivons, et où nous voyons ce que nous avons dit, la meilleure référence c’est évidemment Jésus lui-même. Jésus qui, par sa parole et par ses actes, par sa vie et par l’ensemble de son destin, nous révèle ce que Dieu propose aux hommes et ce qu’il veut vraiment pour eux.
Certes, Jésus nous fait la preuve que Dieu aime le monde et qu’il se préoccupe de remédier à ses "pauvretés", à toutes ses pauvretés ; mais ces pauvretés que nous avons pour notre part reconnues, il ne les met pas toutes sur le même plan ; et il ne s’estime pas également et de la même manière chargé de toutes. Disons, par exemple, qu’il ne se préoccupe pas directement de faire reculer la pauvreté économique, même si son message invite très clairement à la pratique de la charité et de la justice. Il mise avant tout sur ce que nous avons appelé les pauvretés ou les misères "spirituelles". Nous avons là, assurément, une référence majeure, que nous ne devons jamais cesser de méditer, car elle peut être fort éclairante pour nous.
2) Notre Tradition de foi
Si notre Tradition de foi représente pour nous une deuxième référence, c’est d’abord parce que c’est par elle que nous avons accès à la figure de Jésus. Cette Tradition chrétienne qui est la nôtre a deux mille ans. Elle est riche de témoignages où nous pouvons trouver, où nous devons chercher inspiration et éclairage. Dans la tradition globale de l’Eglise, une congrégation religieuse, un courant spirituel, un mouvement d’Eglise, etc., ont respectivement leur propre tradition : il y a là aussi une mine de richesses : fondateurs, Constitutions, statuts, textes d’orientation, etc. Aussi neuves que soient les questions auxquelles on se trouve affronté aujourd’hui, aussi inédites que puissent être les réponses à faire à ces questions, il n’est pas possible que la solution adoptée, les décisions prises soient justes et bonnes si elles n’ont pas été mûries au creuset de notre Tradition vivante, tout simplement parce que ce n’est pas en dehors d’elle que Dieu nous parle.
3) L’espace de la catholicité
Après le temps - la Tradition - regardons maintenant l’espace ! Pour faire face aux tâches qui nous incombent, nous ne sommes jamais seuls, et donc il nous faut situer les choses au plan de tout l’espace, de tout le "corps" auquel, de fait, nous appartenons. Pour nous, cet espace, ce corps, est ecclésial. C’est donc dans l’Eglise, en tant que nous sommes d’Eglise, que nous avons à situer nos actions, nos prévisions et nos révisions d’action. Et cela veut dire, à nouveau, que nos décisions, nos actions ne seront justes et bonnes que si elles respectent cette référence.
Or, dans l’Eglise, il y a une grande diversité de tâches et de ministères : certaines tâches relèvent des prêtres, d’autres des laïcs ; il y a aussi des religieux et des religieuses. Il s’impose évidemment d’en tenir compte lorsqu’il s’agit de définir une ligne d’action. Il y a d’autre part une hiérarchie : il n’est donc pas question de renoncer à s’en référer, au bon moment et sous la bonne forme, à l’autorité dont on dépend soi-même. Il y a enfin une grande diversité de charismes, et donc il ne faut pas nécessairement chercher à reproduire ou à concurrencer ce que font déjà très bien d’autres groupes, d’autres personnes, d’autres congrégations, d’autres mouvements ou groupes.
C’est au respect qu’elle accordera ou non à l’ensemble de ces références que notre action devra ou non son caractère chrétien, ecclésial, catholique.
N.B. : Faut-il l’ajouter : toutes ces "références" pour l’action doivent évidemment elles-mêmes jouer en "référence" au monde et à la société dans lesquels se vit et se joue la foi chrétienne, et dont nous avons commencé par parler dans notre première partie.
B - POUR DEFINIR UNE LIGNE D’ACTION
I - Les visées de l’agir
Avant de descendre plus encore dans le concret en parlant des "modalités" de l’action que l’on peut entreprendre ou réajuster, et après avoir examiné les "conditions" puis les "références" de cette action, il convient d’en préciser ce que j’appelle les "visées".
J’en retiendrai trois, fondamentales, et hors desquelles c’en serait fait du caractère chrétien de notre action.
1) Présenter des raisons de vivre ( -> espérance)
Quelle que soit l’activité précise, quelles que soient les actions concrètes que nous menons, si nous sommes portés par nos références, nous ne pouvons pas - étant ce que nous sommes et ayant les repères que nous avons - ne pas être sensibles à cette immense pauvreté première et fondamentale, que nous avons reconnue et que nous rencontrons partout : la recherche du sens de la vie.
C’est le fond des choses. Il nous faut toujours y penser. Pour bien d’autres pauvretés, il y aura toujours plus ou moins de gens susceptibles de faire face ; pour celle-ci on n’en voit pas beaucoup. La preuve est faite qu’un nombre croissant de nos contemporains, surtout de jeunes, ou bien ne trouvent pas à se nourrir et à s’abreuver dans ce domaine des raisons de vivre, ou bien vont s’adresser à des demi-solutions, à des leurres, à des idoles.
Or, nous avons, nous, un sens à annoncer, des valeurs de vie à indiquer, des raisons de vivre à présenter. Il serait, je crois, inconscient, irresponsable, criminel même, de ne pas tenter, de notre mieux et par tous les moyens, de les proposer à qui voudrait bien les accueillir.
Pour cela, il ne faut pas chercher midi à quatorze heures.. . Il faut et il suffit, si j’ose dire, d’aider son interlocuteur à faire un petit bout de chemin pour aller un peu plus loin : en redonnant espoir, envie de vivre, espérance que cela pourra continuer et se développer. C’est tout. Et, une nouvelle fois, c’est "considérable"... Il vaut vraiment la peine d’aider son semblable à mieux vivre, de l’aider à reconnaître que pourrait peut-être s’ouvrir sur de nouveaux "possibles" le chemin qu’il était tenté de croire perdu dans le vide, les broussailles, ou l’errance.
2) Aider à faire confiance ( -> foi)
Reconnaître que la vie va peut-être quelque part et vaut d’être vécue, se reconnaître des raisons de la vivre : cela suppose qu’on fasse confiance. Un seul exemple suffira. N’importe quel enfant d’aujourd’hui est marqué par deux angoisses : "Est-ce que papa et maman vont toujours rester avec nous ? = Est-ce que je peux faire confiance à papa et maman ?",
et : "Est-ce que je vais trouver du travail plus tard ? = Est-ce que je peux faire confiance à cette société qui m’oblige à aller à l’école pour me préparer à mon avenir ?".
Dans les deux cas le problème est bel et bien celui de la confiance... Or le vrai problème, avec la confiance, ce n’est pas qu’on doive faire confiance, c’est qu’on le puisse ! Est-ce que je peux vraiment faire confiance ? Est-ce que je peux me marier avec cette fille, est-ce que je peux vraiment lui faire cette confiance-là ? Est-ce que je peux vraiment m’engager dans cette profession, sur ce contrat, etc. ? Tout se passe, en fait, comme si l’humanité était malade, inhibée de ce côté-là : comme si on n’arrivait plus vraiment à faire confiance.
Dès lors, la question s’impose : qui va (ré)apprendre aux hommes à faire confiance, et avec quels moyens ? Ici, la foi chrétienne ose répondre : "Oui, on peut faire confiance. On peut même complètement ’retourner’ sa vie sur un acte de confiance. Parce qu’il existe un Dieu vivant, qui nous aime, qui porte nos vies. On peut lui faire confiance à la vie et à la mort, à cause et au nom de Jésus. Oui, on peut vraiment faire confiance !"
Sincèrement, vous ne pensez pas qu’il vaut la peine de s’employer, alors, à aider les hommes à trouver les chemins de la confiance ? Et, notez-le bien, cela est à faire, d’abord, tout simplement. C’est en tissant des relations toutes simples, des relations fiables avec ceux qui nous entourent, que nous ferons progresser les choses. Qui aura pu nous faire confiance, dans la vie, déjà pour des choses quotidiennes, ne pourra plus dire qu’il est impossible de faire confiance ... et peut-être pourra-t-il devenir peu à peu accueillant à l’idée que c’est beaucoup plus radicalement encore que, comme le propose précisément la foi chrétienne, on peut bâtir sa vie sur une confiance faite et donnée...
3) Appeler à la "communication" ( -> amour)
Nul homme n’est seul. Trouver un sens à la vie (cf.(l), ci-dessus), faire confiance à d’autres (cf. (2)) : cela ne peut pas se faire sans les autres. Or, là non plus, il n’y a aucune évidence. Il faut donc une nouvelle fois apporter -autant que faire se peut - une aide. Concrètement, cela veut dire qu’il faut appeler à la rencontre, à la communication, en la rendant possible. En mettant celui que l’on rencontre, et qui cherche, en communication, en contact avec d’autres. En l’aidant à tisser un réseau de relations.
Cela suppose que nous nous comprenions et que nous nous situions nous-mêmes comme des "relais", comme des "médiateurs" de rencontre : que nous accueillions sans cesse ceux qui viennent vers nous et que nous les renvoyions sans cesse ailleurs, vers d’autres, contribuant ainsi, incessamment, à tisser, entre toujours plus d’hommes et de femmes, des liens de rencontre et de dialogue, de reconnaissance, de service et d’amour.
II - Les modalités de l’action
Comme il se devait, les visées restaient très générales. Passer aux modalités de l’action nous permettra d’avancer dans les précisions, d’indiquer comment il sera possible d’incarner concrètement ces visées dans un type d’action précis. Je distinguerai ici : les moyens, les domaines, les dimensions.
1 ) Les moyens
Quels moyens prendre pour aboutir à faire ce qui nous importe, compte tenu de ce que sont nos "références" ? Quels moyens prendre pour, à la fois, présenter des raisons de vivre, aider à faire confiance, et appeler à la communication, puisque telles sont les "visées" que nous nous sommes reconnues ? En gros, on est face à trois possibilités :
soit le professionnel-syndical, qui se définit évidemment par un engagement et un travail dans la "sécularité", et où se déploie aussi tout le champ du politique ;
soit le socio-caritatif, qui peut également comporter un engagement de type professionnel et/ou une activité de type associatif ;
soit l’ecclésio-pastoral, qui implique une mise à la disposition de l’Eglise pour des tâches proprement pastorales.
Ces trois possibilités sont de fait pratiquées par les chrétiens dans des proportions qui ont varié, varient et peuvent encore varier selon les vocations et les missions, les fonctions et les charismes qui sont les leurs. Les uns misent l’essentiel sur le champ professionnel et développent leur action surtout sur leur lieu de travail et en lien étroit avec lui.
D’autres, sans négliger pour autant leurs responsabilités et solidarités professionnelles, choisissent de s’investir plutôt au plan socio-caritatif (Secours Catholique, ACAT ou Amnesty International, mouvements en faveur des handicapés, ADT-Quart Monde, SOS-Amitié, etc.) ou dans des associations locales (animation culturelle d’un quartier, d’une association de locataires, d’un club sportif ; conduite d’une action pour la sauvegarde de l’environnement, pour la reconnaissance d’une oeuvre "d’utilité publique", etc.). Certains estiment devoir être actifs au plan politique comme tel (municipalité, département, région, parti, députation, etc.). D’autres enfin se rendent plutôt disponibles pour des services directement liés à la vie ecclésiale comme telle, et cela va des permanences d’accueil en paroisse, ou de la participation à tel "conseil pastoral" ou "financier", à la catéchèse en lycée, à la visite des prisons ou à l’animation liturgique...
Ce qu’il est en toute hypothèse très important de mettre en valeur ici précisément pour proportionner ces différents engagements les uns par rapport aux autres, c’est que, quel que soit le choix fait, il semble qu’on puisse dire ceci :
il doit pouvoir vraiment être justifié du point de vue de ce qui a été appelé ici les "références" et les "visées" ;
il ne doit être aucunement absolutisé, c’est-à-dire qu’il doit se concevoir comme n’ayant son sens que parce que, non seulement il en tolère, mais il en rend possibles, et il en reconnaît comme nécessaires d’autres, différents de lui, à côté de lui ;
il doit se concevoir comme essentiellement révisable si les circonstances ont changé, si les besoins se sont modifiés, si les urgences se sont déplacées.
N.B. Ce n’est pas le lieu d’y insister ici, mais on doit au moins signaler qu’il ne saurait être question d’oublier que la prière a aussi sa place dans l’action... même si, bien évidemment, ce n’est pas seulement à titre de "moyen" !
2) Les domaines
Engagement socio-professionnel, activité socio-caritative, service ecclésio-pastoral : on n’a pas tout dit des modalités de l’action quand on a dit cela. Il faut encore préciser le domaine dans lequel, selon le type d’existence et d’engagement retenu, on va s’investir. Ici je ne puis que me limiter à quelques suggestions sur des points qui méritent en toute hypothèse l’attention et l’engagement des chrétiens, quels que soient tant leur statut familial et professionnel que leur place et leur responsabilité ecclésiales.
- Il y a certainement les jeunes. On a souvent dit que c’est vraiment un domaine prioritaire. Peut-être les chrétiens sont-ils à nouveau invités à considérer l’importance qu’il y a pour eux à s’investir, à continuer de s’investir dans l’éducation de la jeunesse, spécialement, bien sûr, dans son éducation chrétienne.
Il y a aussi les malades et, plus largement les nécessiteux. Là encore, il y a une grande tradition chrétienne. J’ai dit que, dans notre société, on assistait ici à un net fléchissement du point de vue du nombre, de la disponibilité, du dévouement. Relisons souvent le chapitre 25 de saint Matthieu...
Il y a aussi les tâches diverses d’animation pastorale. Le tissu, rural et urbain, de nos diocèses est en train de se réorganiser assez profondément. Le "quadrillage" pastoral assuré par les prêtres n’est plus véritablement ce qu’il était. En plus des actions près des jeunes, près des malades, etc. il y a probablement pour les chrétiens possibilité, sinon nécessité, de développer des investissements d’ordre pastoral, ou ecclésial : catéchèse, célébration liturgique, Action Catholique, etc. N’y a-t-il pas, là aussi, beaucoup de choses à faire, qui offrent d’énormes possibilités d’action chrétienne ?
3) Les dimensions
Une fois qu’on a choisi son style d’investissement, son domaine d’insertion, la question qui se pose est celle de l’ampleur, de la dimension de ce qu’on peut faire. On peut avoir le sentiment que ce que l’on fait est bien peu de chose... C’est sans doute vrai, mais ce n’est pas vrai "n’importe comment" ! Plusieurs réflexions peuvent être faites à ce sujet, semble-t-il.
D’abord il faut bien réaliser que "on n’est toujours que là où l’on est", et qu’il ne sert à rien de rêver d’être ailleurs -sauf à y partir. Il faut vraiment être là où l’on est, tant qu’on y est, et y faire son travail : c’est tout !
Ensuite, il faut se dire que d’autres sont ailleurs et y font tout ce que nous ne pouvons pas y faire, nous ; et il faut pouvoir se réjouir qu’il en aille ainsi.
Encore : il faut jouer le temps, le sérieux, la durée, la fidélité. Les petits moyens font les grands travaux. S’il s’agit d’aider les gens à se trouver eux-mêmes, de les reconnaître, de les écouter, de leur porter attention, cela ne peut se faire qu’au coup par coup, qu’une personne après l’autre. Les grands coups, vous savez, c’est rare... !
Enfin, il y a une question qu’il faut refuser de poser : "Est-ce que mon action va contribuer à convertir le monde, à ’faire croire’ les hommes ?" Certes, nous souhaitons que "son Règne vienne", que "son Nom soit sanctifié" et que "sa Volonté soit faite" ; nous nous démenons de notre mieux pour qu’il en aille bien ainsi... Mais nous travaillons gratuitement, et en faisant confiance. Le reste - que les hommes effectivement croient, qu’ils se mettent à l’oeuvre à leur tour, qu’ils passent à l’action - c’est le secret de leur liberté, et de la libre grâce de Dieu.
III- L’esprit de notre action
C’est très simple : l’esprit de notre action, je le caractériserai par référence aux voeux de la vie religieuse : pauvreté, chasteté, obéissance. Au terme de ce second exposé, je me situerai ainsi en parallèle étroit avec ce que je disais à la fin du premier, lorsqu’il d’agissait d’épingler les "résistances" qui s’affrontent de fait, dans notre monde, au jeu fructueux de tous les dynamismes susceptibles de faire reculer toutes les "pauvretés" que nous y rencontrons.
Car quand bien même on a - ou on aurait - mis en oeuvre tous les dynamismes possibles, qu’ils se déploient dans le monde lui-même ou qu’ils soient d’ordre purement ecclésial, encore faut-il que le jeu n’en soit pas trop contrecarré par les obstacles qu’ils ne manquent pas de rencontrer dans les hommes eux-mêmes, dans notre propre coeur.
1) Pauvreté
Il semble que le propos de pauvreté nous permet, en résistant radicalement à l’appétit de l’argent, de dénoncer par le fait même tous les absolus que les hommes se fabriquent, toutes les idoles sur lesquelles on prétend mettre la main pour s’assurer et se sécuriser soi-même au détriment des autres, de tous les autres. On n’est pas libéré mais enchaîné par ce qu’on possède. La seule chose qui libère et qui enrichit, ce n’est pas ce qu’on possède, c’est de se donner soi-même. Le témoignage à rendre sur ce point dans un monde où les richesses sont si mal réparties, n’a rien perdu de son actualité ni même de son urgence.
2) Chasteté
Il semble ensuite que le propos de chasteté nous invite non plus seulement au désintéressement par rapport aux choses que l’on possède, mais à la gratuité dans les rapports avec les autres, avec tous les autres. Nous n’excluons personne de notre disponibilité, de notre amour, même si notre vocation et notre activité nous mettent d’abord en contact de responsabilité par rapport à telles ou telles personnes déterminées.
Et ceux que nous rencontrons et aimons, nous ne les rencontrons pas pour nous-même, mais pour eux-mêmes, même si nous y gagnons, en retour, une joie sans pareille. Face à tous les dérèglements du rapport à l’autre que nous avons rappelés, il est capital que, bien au-delà d’ailleurs du domaine sexuel proprement dit, soit revalorisée une attitude de chasteté, c’est-à-dire du respect par rapport à tout autre être humain.
3) Obéissance
Il semble ensuite que le propos d’obéissance nous conduit à renoncer à toute "volonté de puissance". Un Autre nous conduit, d’autres nous envoient. Nous ne travaillons pas à notre compte. Il n’y a qu’un seul Seigneur et Maître - et encore s’est-il fait lui-même serviteur. C’est à Lui seul - Jésus crucifié ! - qu’appartiennent la gloire, l’honneur et la puissance.
Au regard du sien - qui n’en est d’ailleurs pas un - tous les autres pouvoirs sont finalement dérisoires s’ils ne se conçoivent pas eux-mêmes comme des services. Et c’est pourquoi nous avons fait choix de Le servir, Lui et les autres, en Son nom. Le maître-mot est celui de "Service" !
Un mot suffira pour conclure.
Tout comme le regard jeté, dans un premier exposé, sur le monde qui est le nôtre aujourd’hui, la proposition faite, dans cet exposé-ci, d’un chemin d’incarnation de la foi, est bien loin d’avoir été à la fois étayée et développée dans tous ses tenants et aboutissants ! Aussi bien ne s’agissait-il que de proposer "un chemin".
Un chemin sur lequel des haltes sont possibles, qui peuvent être utilisées tant pour des forages sur place que pour des explorations latérales de reconnaissance. Un chemin sur lequel, aussi, plusieurs allures sont envisageables, et au terme duquel on est bien certain de n’être jamais parvenus.
L’essentiel est sans doute de souligner qu’il importe avant tout non seulement de prendre le départ, mais de ne le faire qu’en s’étant au préalable donné de suffisants "repères" (cf. A).
Quant au déroulement de la suite de l’itinéraire, sa "définition" (cf. B) exigera une "négociation" constante avec l’environnement dans lequel il s’agit de fait de le tracer : ce monde qui est certes "en progrès", mais qui connaît une "évolution (fort) contrastée".
Joseph Doré