Incarnation-Mission-ministères


Troisième étape : comment la foi chrétienne est-elle appelée à se traduire dans le monde ? A cette question, le présent exposé répond proposant une clarification des rapports entre Incarnation, mission et ministères.

On peut l’exprimer, au plus simple, de la manière suivante : à quelles conditions la seconde sera-t-elle en cohérence réelle avec la première ? Ou bien l’on peut choisir une formulation inversée : pour quelle raison et de quelle manière la foi est-elle susceptible d’appeler ceux qui la professent à intervenir dans le monde, à y être actifs ? Faut-il répondre que si les croyants sont appelés à agir au nom de leur foi, c’est en vertu et au titre d’une mission qui leur est confiée dans le cadre général de la Mission de l’Eglise ?

Cela signifierait que le point - disons : le concept - qui est à clarifier si l’on veut réfléchir sur le rapport entre foi et action dans le monde, est dès lors celui de mission. C’est précisément dans le but de procéder à une telle clarification que le présent exposé se propose de mettre ce concept en rapport avec deux autres :

- l’un, situé en deçà, celui d’ " Incarnation",

- et l’autre, situé au-delà : celui de "ministères".

A - L’INCARNATION DU FILS DE DIEU

On peut définir ainsi la mission de l’Eglise : elle consiste à servir la rencontre entre Dieu et les hommes, l’Alliance entre Dieu et les hommes et, par là, à oeuvrer tout ensemble pour le salut du monde et pour la gloire de Dieu.

Or, dire cela est évidemment dire qu’alors la mission de l’Eglise n’a d’autre sens que de poursuivre le mouvement, la dynamique de l’Incarnation rédemptrice. C’est en effet en envoyant son Verbe, son Fils, dans l’humanité, dans notre histoire, que Dieu a fait en sorte que soit scellée une alliance entre Lui et le monde. C’est en envoyant ce Fils prendre chair et s’incarner en la "réalité" historique de l’homme Jésus, que Dieu a résolu d’assurer le salut du monde. Si la mission de l’Eglise est d’apporter son concours à la réussite et à l’extension de cette alliance, à la réalisation et à l’accomplissement de ce salut, il est clair qu’alors elle est dépendante de l’Incarnation, étroitement commandée par elle.

Il nous faut donc commencer par reprendre conscience de ce qu’est l’Incarnation : de ce qu’est le mystère de l’Incarnation. C’est cela qui nous permettra, en un second temps, d’y voir plus clair sur ce que peut et doit être la mission de l’Eglise et dans l’Eglise.

I - RAPPEL HISTORIQUE

1 - Le Nouveau Testament
C’est dès le Nouveau Testament que sont posées les bases qui ont conduit à énoncer en termes d’Incarnation le "mystère" que la foi chrétienne professe s’être accompli en Jésus. L’expression du Prologue du quatrième évangile : "Le Verbe s’est fait chair, et il a demeuré parmi nous" (Jn 1,14), est évidemment tout à fait décisive à cet égard. Elle énonce très clairement que cette Parole (ce Verbe) par laquelle Dieu se révélait déjà dans l’ancienne Alliance ne se contente plus de passer par et à travers les paroles et les actions par définition transitoires d’envoyés et de prophètes appelés a se succéder indéfiniment les uns aux autres. Il faut comprendre que, désormais, cette Parole a pris densité et effectivité - corps et chair - au coeur même de la réalité de l’histoire, si fragile et limitée soit-elle. Elle y habite ; elle y demeure.

Ce qui est en cause, avec la foi chrétienne, c’est donc bel et bien, dès le départ, le degré de présence effective à notre histoire et à notre monde de cette Réalité pourtant par essence transcendante à ce monde et à cette histoire : Dieu lui-même ! Le Prologue de Jean le précise expressément en effet : celui qui, ainsi, s’est fait chair et a demeuré parmi nous, c’est "le Verbe (qui) était auprès de Dieu, le Verbe (qui est) Dieu" (Jn 1,1).

2 - Les premiers siècles chrétiens
On aurait tort de penser que, si évidemment affirmée par le Nouveau Testament, la présence de Dieu à notre monde en Jésus-Christ fut d’emblée reçue et tenue pour une donnée évidente de la foi ! Les premiers siècles chrétiens durent, au contraire, mener un grand combat pour faire reconnaître, jusque parmi ceux qui se prétendaient pourtant bien croyants, la vérité de l’Incarnation.

Argumentant en effet à partir de l’immatérialité, de l’immutabilité, de l’incorruptibilité de Dieu, tout un courant prétendit dès le IIème siècle que, venant en Jésus, le Verbe n’avait en réalité pris qu’une chair de pure "apparence". Ils reçurent le nom de docètes, du grec "dokein", qui veut dire "sembler, paraître". Plus tard, au IVème siècle, d’autres - les ariens, du nom d’Arius, leur chef de file - prétendirent que si le Verbe avait de fait réellement pris chair, c’est qu’en réalité il n’était pas vraiment Dieu. Il était seulement apparenté à Dieu, et donc, à vrai dire, créé lui-même, quoique d’un rang éminemment supérieur à celui de toutes les autres créatures : leur préexistant dès l’origine, il aurait joué un rôle "médiateur" dans leur création à toutes... D’autres encore, qui admettaient, eux, la véritable divinité du Verbe-Fils incarné en Jésus, affirmèrent qu’il n’avait pu s’associer un homme pleinement homme. Disciples du fameux Apollinaire (IVème siècle également), ils considéraient que, s’incarnant, le Verbe n’avait pris en réalité qu’une "chair" humaine, mais non pas une "âme" d’homme : en Jésus-Christ, quel besoin le Verbe aurait-il eu d’une telle âme, qui à la fois l’aurait tellement limité dans son action et aurait interdit une véritable unité de son être ? Ne valait-il pas mieux estimer que Jésus n’avait pas d’âme, et que le Logos lui en tenait lieu ?
On pourrait allonger la liste. C’est un fait, en tout cas, que la foi chrétienne eut beaucoup de peine à faire reconnaître la véritable incarnation du Fils de Dieu en Jésus ; mais c’est un fait aussi que c’est bel et bien ainsi qu’elle s’affirma et se spécifia comme telle, à travers la réflexion des Pères de l’Eglise et au moyen des tout premiers conciles oecuméniques : Nicée, 325 ; Constantinople, 381 ; Ephèse, 431 et Chalcédoine, 451.

On peut dire que, contre le docétisme (et le gnosticisme) qui fut la première hérésie chrétienne et contre l’arianisme qui fut la plus menaçante et risqua même de l’engloutir, la foi chrétienne s’affirma précisément comme confessant la véritable venue et présence du propre et vrai Fils de Dieu en ce monde, dans une vraie condition d’homme, et pour le vrai salut des hommes tels qu’ils sont.

II - IMPLICATIONS DOCTRINALES

Une telle foi comporte évidemment des implications doctrinales considérables. Sur deux points en particulier : concernant le monde et concernant Dieu lui-même.

1 - Concernant le monde
S’il est vrai qu’ainsi, en Jésus-Christ, Dieu s’est authentiquement engagé dans la condition humaine, s’il est véritablement entré dans l’histoire, s’il a - du même coup -fait sienne la "cause" du monde, alors, en aucune manière cette condition, cette histoire, ce monde ne sauraient être tenus pour sans importance ou, à plus forte raison, pour "mauvais". Tout au contraire, il faut poser et reconnaître une correspondance étroite et fondamentale entre d’une part ce qu’est et ce que peut le monde, et d’autre part ce que Dieu veut et fait pour lui.

C’est au point qu’il sera formellement impossible de considérer la corporalité, la sexualité et le fait d’avoir à les vivre comme telles, le monde, la matière et le travail par lequel il s’agit de les aménager, l’histoire, l’économie, la société et les diverses instances d’ordre politique dont leur gestion relève, etc., comme des domaines de la "vanité" qu’il faudrait dénoncer comme illusoires ou inimportants, à plus forte raison comme des lieux d’aliénation ou de perversité auxquels il faudrait, en conséquence, s’arracher. Il s’imposera, tout au contraire, de souligner l’unité du plan de Dieu : le corps est promis à la résurrection ; le monde, la société et l’histoire sont les lieux où se préparent et même s’anticipent des "cieux nouveaux" et une "terre nouvelle", fruits d’une résurrection qui est déjà à l’oeuvre dans notre histoire elle-même. Tant et si bien que si l’on peut, de la sorte, espérer un salut, celui-ci n’est pas à considérer comme un arrachement au monde, mais, à la fois comme un accomplissement de tout ce qu’il y a (et aura eu), dans le monde, de conforme à la dynamique induite en lui par l’Incarnation du propre Fils-Verbe de Dieu, et comme une dénonciation et une éradication totale et définitive de tout ce qu’il comporte (et aura comporté) de mises en échec de cette dynamique.

2 - Concernant Dieu
Le refus de tout dualisme qu’implique de soi la foi en l’Incarnation du propre Fils de Dieu n’entraîne pas seulement une vision fondamentalement "positive" du monde vers et dans lequel, par et en son Fils, Dieu est venu. Il en résulte aussi une compréhension tout à fait particulière et précise de Dieu lui-même, et de son mystère.

S’il est vrai qu’en Jésus-Christ, le Fils de Dieu s’est réellement lié à une réalité pleinement humaine, s’il s’est authentiquement engagé dans le destin de cet homme-là, alors il ne peut plus être question de considérer que Dieu serait d’autant plus Dieu qu’il serait, se voudrait et resterait plus étranger au monde, à l’histoire, et à tout ce qui n’est pas Lui-même. Il faut bien admettre, du même coup, que l’on n’a pas tout dit de Dieu quand on a dit qu’il est transcendant, tout-puissant, omniscient, etc. On se trouve, au contraire, dans l’obligation d’avoir à professer et à élaborer une conception de Dieu suivant laquelle c’est dans l’extrême proximité et non dans l’extrême distance par rapport à ce que sont l’homme et son monde, que Dieu se manifeste proprement comme Dieu. C’est dans le partage de la corporalité de l’homme qu’il fait la preuve de sa spiritualité, dans la soumission aux faiblesses humaines qu’il fait éclater sa puissance, dans l’assomption du péché du monde qu’il fait montre de sa sainteté et témoigne son amour, dans le passage par la mort humaine qu’il s’avère puissance de vie impérissable, etc.

III- EXPLOITATIONS THEOLOGIQUES

Réfléchissant sur les implications doctrinales, qui viennent d’être exposées, de la foi chrétienne à l’Incarnation, la théologie est en mesure de procéder à quelques explicitations riches de conséquences pour une réflexion sur les rapports entre foi et action dans le monde.

1 - Affirmation d’une distinction et d’une unité
La réalité humaine que s’associe le Verbe-Fils de Dieu par et dans son Incarnation est et reste intégralement humaine, marquée par toutes les caractéristiques propres à la condition des hommes. Jésus apparaît en effet soumis à toutes les nécessités qui affectent l’existence en ce monde : faim et soif, fatigue et tristesse, souffrance et mort.. Il est attaché à ses amis et à son peuple, au point qu’il peut pleurer son ami Lazare mort, et pleurer sur Jérusalem devant les épreuves qui l’attendent. Il s’éprend de compassion pour les miséreux et les exclus, pour les malades et les enfants et, d’une manière générale, pour les pauvres et les petits.

Pour autant, il n’apparaît aucunement réductible à son humanité, à une humanité en tous points semblable à la nôtre. Ayant manifesté par son enseignement, par ses "actions de puissance", et finalement par l’ensemble de son comportement, une "autorité" étonnante, une absence totale de compromission avec le péché, et finalement un type de lien tout à fait unique avec Dieu lui-même, il finit par traverser la mort, et par ressusciter. Et c’est ainsi que ses disciples en vinrent à reconnaître sa divinité : son appartenance à Dieu même.

On voit bien, à travers tout cela, ce qu’il en est au juste du mystère de l’Incarnation : si le Fils de Dieu s’est incarné en Jésus pour accomplir tout ensemble la révélation de Dieu et le salut du monde, et pour ainsi sceller l’Alliance de Dieu avec l’humanité, c’est à la fois sans rien perdre de sa divinité et en respectant intégralement le jeu et le statut propre de son humanité. L’unité rigoureuse de l’humain et du divin en Jésus s’accomplit de telle sorte que, dans la réalité pourtant étroitement unifiée de l’unique Jésus-Christ, elle respecte, maintient et même conforte la distinction de l’humain et du divin.

II y a évidemment là une leçon qu’il faut retenir pour le moment où il s’agira d’en venir à préciser plus directement ce que peut être, chez les croyants, le rapport de la foi et de l’action dans le monde. Là aussi, de ce qui sera pourtant à tenir dans l’unité, tout ne sera pas à mettre sur le même plan, ni, à plus forte raison, à confondre.

2 - Articulation d’un mouvement descendant et d’un mouvement ascendant.
Il serait insuffisant, cependant, de considérer de manière statique cette unité, dans une distinction maintenue, de l’humain et du divin en Jésus-Christ. Si en effet l’humanité de Jésus est unie à la divinité du Fils, ce n’est que parce que ce dernier est venu de Dieu, envoyé par le Père (dans leur Esprit commun) pour prendre chair en Marie et, de la naissance à la mort, investir toute la vie humaine de Jésus en sa consistance propre et en son devenir total.

On a pris l’habitude de parler ici d’un mouvement descendant, dans la mesure où tout procède, en l’occurrence, à partir du Verbe venant s’incarner en ce monde pour lui révéler Dieu et lui apporter le salut. Mais on doit aussi faire état, en retour, d’un mouvement ascendant. Venu et incarné dans l’humanité de Jésus, le Verbe induit en elle une dynamique de retour au Père, de remontée vers le Père. A travers toute l’existence terrestre et la mort même de Jésus, cette dynamique le conduira, par la Résurrection et l’Ascension, à la gloire céleste comme couronnement de sa fidélité historique-terrestre à la mission reçue du Père. Et cela même fera de lui "le premier-né d’une multitude de frères", la tête d’un Corps de sauvés.

Venant après l’affirmation d’une unité et d’une distinction nette entre humain et divin, cette seconde explicitation théologique, qui discerne dans le mystère du Fils incarné, révélateur et sauveur, un double mouvement, descendant et ascendant, est elle aussi à garder en mémoire pour le moment où il s’agira de passer plus directement à une réflexion sur le rapport entre foi chrétienne d’une part et présence, vie et action dans le monde d’autre part.

B - LA MISSION DE L’EGLISE

Forts des clarifications qu’apporte une réflexion sur le mystère du Verbe-Fils de Dieu dans son Incarnation et sur la vie dans/et pour le monde qui en résulte pour lui, il nous faut maintenant passer à l’Eglise. Comment est-elle appelée à poursuivre, au titre de sa mission propre, la dynamique d’incarnation que nous venons d’identifier dans le Christ qui est sa Tête ? Avant de présenter, dans une troisième partie de cet exposé (= C), une réponse qui puisse éclairer les différences de "statut" ou de "position" qui peuvent apparaître ici parmi les croyants, il va s’agir ici de considérer les choses du point de vue de l’Eglise vue dans son ensemble. Trois étapes bien distinctes permettront de le faire.

I - C’EST JESUS-CHRIST QUI EST AU CENTRE DU PLAN DE DIEU

1 - Le Médiateur
Jésus est au centre en ce sens que, conformément à ce qui vient d’être exposé, c’est effectivement par lui que tout se scelle, que tout se noue. Il est médiateur de la rencontre de Dieu avec les hommes, avec tous les hommes. En lui est définitivement déclaré et principiellement accompli le vouloir de révélation et de salut de Dieu. Il n’y a pas d’autre nom par lequel nous puissions être sauvés -mais par lui tous les hommes peuvent être sauvés.

2 - Le Père
Cependant, si Jésus est ainsi au centre, cela veut dire qu’il n’est pas au principe, au point de départ. Il n’y a pas d’autre Principe que le Père, qui est le seul à être la Source véritable. C’est lui qui envoie son Fils en Jésus, et c’est par conséquent à lui que Jésus retournera, après n’avoir fait, durant le temps de sa mission historique terrestre, qu’accomplir en paroles et en actes la volonté de Celui qu’en tout et partout, il reconnaît précisément pour son Père.
C’est le Royaume du Père que Jésus instaure par sa Pâque. Et, au terme de l’histoire, c’est au Père que le Christ restituera, l’ayant récapitulé en lui, le "Corps", constitué de tous les sauvés, dont, à travers l’histoire, il sera devenu la Tête, après avoir jugulé toutes les puissances du mal et les avoir "mises sous ses pieds".

3 - L’Esprit
Si Jésus est "au centre", ce n’est pas seulement parce qu’il n’est pas au principe ; c’est aussi qu’il n’est pas, non plus, au terme. Le terme ultime, le point d’aboutissement final, c’est évidemment le Père à qui, en tant que principe premier et ultime, tout doit de fait retourner, ainsi que cela vient d’être souligné.

Mais en attendant ce terme dernier, dans le temps intermédiaire entre d’une part la venue du Fils, c’est-à-dire l’Incarnation du Verbe en Jésus, et d’autre part la toute fin du monde, il y a le temps de l’Esprit, que le Christ a promis et qu’il envoie en effet au nom du Père : pour que nous soyons conduits vers la vérité tout entière, pour que nous recevions la vie et la recevions en abondance, pour que s’achève dans le monde toute justification.

4 - Entre deux missions
De sorte que tel est l’éclairage que la foi en l’Incarnation nous apparaît maintenant porter sur "la mission". Il faut considérer qu’une première mission, la plus fondamentale, est le fait du Verbe, du Fils de Dieu lui-même, que le Père envoie dans le monde pour s’unir l’homme Jésus, assumer et vivre par et en lui une vraie vie et un vrai destin d’homme, mort comprise, puis connaître la résurrection et la remontée dans la gloire du Père, d’où il était venu.

Mais il faut considérer que cette mission est en réalité au service d’une autre  : celle de l’Esprit. C’est en effet finalement pour que soit envoyé dans le monde et dans nos coeurs leur Esprit commun, que le Père a envoyé son Fils en Jésus. De sorte qu’au mouvement de "descente" du Verbe dans l’humanité en lequel se traduisait la mission du Fils, et qui induisait déjà, en Jésus lui-même, un mouvement ascendant de "réponse" au Père, correspond dans le monde et dans les coeurs des hommes un mouvement de remontée vers le Père qu’annonce, anime et soutient la mission incessante de l’Esprit.

II - C’EST L’EGLISE QUI ASSURE LA SUITE ET LA PERMANENCE DES DEUX "MISSIONS" DIVINES

1 - L’Eglise
Une fois Jésus parti, ressuscité, "remonté" au ciel, Dieu n’en continue pas moins à signifier au monde son vouloir salvifique et à faire bénéficier le monde du salut qu’il a bien voulu lui offrir en et par Jésus-Christ. Car Jésus s’est suscité des disciples, qu’il a envoyés à leur tour en mission - comme lui-même l’avait été par le Père - pour qu’ils continuent sa prédication parmi les hommes et fassent bénéficier les hommes de son oeuvre de révélation et de salut.

Autour de ces disciples, à travers les temps et les lieux, a grandi un peuple de croyants, appelé l’Eglise, qui est lui aussi en mission dans le monde, et dont chaque membre est lui-même en mission là où il est, pour témoigner de l’oeuvre accomplie une fois pour toutes en Jésus-Christ et diffusée en tous les points du monde et du temps par l’Esprit. Si bien que l’on peut dire que c’est toute l’Eglise, et en elle tous les chrétiens qui sont en "état" de mission, au point que l’Eglise et chacun de ses membres n’existent que comme missionnaires... Encore qu’il ne faille pas perdre de vue que s’il en va ainsi, cette mission globale n’existe pas autrement que par la mission du Fils et que pour la mission de l’Esprit. Cela n’est évidemment pas sans conséquences pour la manière dont l’Eglise est appelée à concevoir son action et son être-dans-le-monde, et par conséquent tant pour ses modes propres de réalisation que pour le mode d’existence et le type de présence au monde de tous ses membres dans leur diversité.

2 - Dans le monde
Ce qui précède a au moins pour première conséquence que l’Eglise doit être dans le monde ! A vrai dire d’ailleurs, elle y est bel et bien, qu’elle en ait conscience et qu’elle le veuille, ou non. Elle n’existerait même pas, et ses membres non plus, si elle n’était pas dans le monde : ne faut-il pas vivre de quelque chose, assurer sa subsistance, habiter quelque part ? Reconnaissons-le : il y a parfois bien des naïvetés dans l’Eglise, parmi ceux qui prétendent, en son sein, n’être pas "du monde".

Mais cela est loin de suffire. L’Eglise ne doit pas être dans le monde simplement parce qu’elle ne peut pas faire autrement, et en se proposant constamment de limiter le plus possible ses points de contacts avec le monde. Elle doit y être pleinement, résolument, à part entière. Et elle doit y être avec amour et par amour. La référence demeure ici l’Incarnation du Verbe-Fils, et elle est claire : il a vraiment habité "parmi nous" (dans le monde, "dans la chair") ; il a épousé la condition humaine comme telle ; il a vraiment été homme parmi les hommes de ce monde. Ce n’est pas en étant moins homme que les autres hommes, que Jésus s’est révélé être l’Incarnation du Verbe de Dieu et le salut du monde. C’est en faisant sa demeure parmi nous, c’est en s’insérant pour de vrai dans notre histoire telle qu’elle était., telle qu’elle est. Sans faux-semblants, sans jouer le jeu d’une simple "apparence" sans bénéficier d’aucun régime d’exception par rapport à ce qu’est la condition commune des hommes.

3 - Pour le salut du monde
On l’a rappelé : l’incarnation, l’insertion dans le monde, la présence au monde n’étaient pas pour Jésus-Christ une fin en soi. Tout cela n’avait de sens pour lui, Verbe incarné, que dans la mesure où cela lui permettait d’annoncer la parole du salut et d’accomplir l’oeuvre du salut. Il en va de même, mutatis mutandis, pour l’Eglise. Si elle aussi doit être présente au monde, c’est, elle aussi, pour témoigner du salut du monde : pour annoncer ce salut et pour y oeuvrer.

Tout doit être mesuré, et à tous les niveaux, à cette aune-là dans l’Eglise : les paroles et les actes, les pratiques et les institutions elles-mêmes. Il ne s’agit pour l’Eglise ni d’exercer un pouvoir, ni d’accumuler des avoirs ni même de communiquer un savoir, si mystérieux et si précieux soit-il. Il s’agit de cultiver le type de relation au monde, de "commerce" avec lui, d’inter-vention en lui qui soit susceptible de permettre aux hommes d’aujourd’hui d’accéder à la révélation et au salut que Dieu leur propose.

4 - Dans le respect du monde
Si dans ce monde où elle doit donc être ainsi insérée, l’Eglise apparaît dès lors appelée à exercer une présence tout à fait spécifique, il n’en résulte pas seulement qu’elle n’a directement et comme telle à s’occuper que du salut du monde et de ce qui le permet ou lui est lié.

Il en résulte aussi qu’elle doit reconnaître au monde la compétence qui lui revient pour les affaires du monde. Elle doit, autrement dit, respecter l’autonomie du monde aussi bien dans l’ordre du savoir scientifique que dans celui du pouvoir politique : pas d’ingérence, pas d’immixtion, pas de contrôle indu. A cela, deux ou trois précisions doivent toutefois être ajoutées :

a) L’Eglise doit sans cesse rappeler que si, certes, il n’y a pas à confondre le monde et Dieu, en Jésus-Christ Dieu n’en a pas moins conclu avec le monde l’alliance la plus étroite, et avec l’humanité l’unité la plus stricte (dans une distinction maintenue). De sorte que les chrétiens, et plus largement tous les hommes, doivent être sans cesse rappelés au principe de leurs devoirs à l’égard du monde. A savoir : au principe chrétien fondamental selon lequel il n’y a pas moyen d’aimer Dieu (qu’on ne voit pas) si l’on n’aime pas le monde (où l’on vit) dans lequel il a envoyé son propre Fils, et le prochain (que l’on voit) dont Jésus, Verbe fait chair, a fait son propre frère.

b) Ce qui vient d’être dit concerne seulement l’affirmation d’un principe. S’il est assurément loin d’être négligeable comme tel, ce principe n’est pas destiné à rester "dés-incarné", même s’il importe d’observer que le passage à son application relève à chaque fois de la décision concrète - qui doit donc être respectée et soutenue - de ceux auxquels il est adressé. Il est cependant des cas exceptionnels où l’instance ecclésiale concernée peut et même doit entrer elle-même dans les précisions, prendre des positions aussi nettes et précises que possible et, en ce sens, intervenir donc assez nettement sur le terrain même des "affaires du monde". Deux cas surtout méritent ici mention :

    • soit quand "le monde", par ce qu’il dit ou par ce qu’il fait, empêche de fait l’Eglise d’accomplir sa mission propre au service de la Révélation de Dieu aux hommes pour leur salut ;
    • soit quand "le monde" porte gravement atteinte à des valeurs fondamentales de l’homme même (injustices, violences, et oppressions graves), car non seulement la révélation et le salut qui définissent directement la mission de l’Eglise ne sauraient valoir que pour des êtres libres, respectés dans les dimensions fondamentales de leur être, mais déjà la qualité d’enfant de Dieu qui est propre à tout homme ne peut souffrir aucune atteinte aux yeux des croyants.

III - CE SONT LES MINISTRES QUI, DANS L’EGLISE, TEMOIGNENT DE l’INITIATIVE DE SALUT DE DIEU EN JESUS-CHRIST

1 - L’initiative gratuite de Dieu
Que Dieu veuille le salut du monde par Jésus-Christ dans l’Eglise, c’est à tous les croyants qu’il revient, en paroles et en actes, de l’attester autant qu’il leur est possible. Mais que, de ce salut, Dieu ait seul l’initiative toute gratuite, c’est par le fait qu’il y a dans l’Eglise des ministres, que cela se signifie.

Les ministres ne s’instituent pas eux-mêmes tels. Ils sont choisis et envoyés pour l’être ; et c’est cela seul qui, les qualifiant et les habilitant, leur donne de l’être en vérité. Parce qu’on n’est appelé et envoyé que par un autre, les ministres signifient, par leur appel et leur envoi mêmes, que la révélation et le salut dont ils témoignent viennent bien, en effet, d’un Autre. C’est par eux - et là est justement leur spécificité -qu’il est réellement manifesté dans le monde que la révélation et le salut ne lui viennent que de l’initiative, toute de gratuité et de bienveillance, de Dieu. Du Dieu qui les envoie à la suite de Jésus comme II avait envoyé Jésus lui-même, et comme celui-ci avait à son tour choisi et envoyé ses propres disciples, les Apôtres.

2 - Les Sacrements
De ce salut dont ils attestent donc la gratuité, les ministres ne font pas que proclamer l’annonce. Ils en effectuent aussi le don, ici et aujourd’hui, à qui veut bien faire la démarche de s’y ouvrir et de l’accueillir dans sa vie par la foi.

C’est ici, bien sûr, que prennent place et signification les sacrements, que confèrent les ministres ordonnés. C’est en effet premièrement et finalement pour les donner aux hommes, que ces ministres sont "ordonnés" et envoyés : pour transmettre aux hommes le don de la Grâce, le don de l’Esprit que Dieu a voulu leur envoyer en envoyant dans l’histoire son Fils unique, Jésus-Christ.

3 - L’envoi dans le monde
Les sacrements n’ont toutefois pas leur fin en soi ! Ceux à qui ils sont conférés les reçoivent pour retourner au monde, pour y oeuvrer à leur tour, à la place qui est la leur, à l’annonce de la révélation et à l’avancée du salut en ce monde, parmi les hommes.

Tout cela, les chrétiens sont appelés à le faire par toutes leurs tâches, en donnant à celles-ci la signification d’un vrai service des hommes. Ils témoignent du même coup de l’amour que porte au monde et du salut que veut pour le monde le Dieu dans lequel ils croient et qui leur demande, au nom même de leur foi, d’aimer le monde et de servir leurs frères.

C - DU TEMOIGNAGE DANS LE MONDE AUX MINISTERES ORDONNES DE L’EGLISE

II résulte clairement de ce qui précède que, à la suite du Christ, l’Eglise, et en elle tous ses membres, sont intéressés au monde, désireux d’oeuvrer pour lui, et d’ailleurs envoyés pour le faire ... Mais s’il en va ainsi - et cela résulte tout aussi clairement de ce qui précède -, c’est premièrement et ultimement pour que progresse dans le monde l’accueil de la révélation et du salut que le Père a voulus pour lui par la mission de son Fils et l’envoi de leur Esprit commun.

Est-ce à dire qu’en conséquence l’Eglise et les chrétiens se désintéressent - si l’on peut dire -, du monde "en tant que monde", des hommes "en tant que (simplement !) "hommes", comme si, en somme, l’Eglise n’était en réalité au service que de sa propre croissance ?

Affronter cette question nous permettra d’y voir un peu plus clair sur le rapport entre foi chrétienne et action dans le monde, en nous donnant occasion de mieux préciser les différentes vocations et fonctions, les différents charismes et statuts dans l’Eglise. Car, pourrait-on dire pour reprendre un type de formulation déjà utilisé ci-dessus pour chacun des titres des trois étapes que comportait la deuxième partie de cet exposé :
"C’est de fait selon une grande diversité de services que l’Eglise accomplit sa mission dans le monde."

I - LE PRINCIPE CHRISTOLOGIQUE

Dès lors qu’il s’agit d’articuler d’une part ce qui concerne le monde et d’autre part ce qui concerne l’Eglise comme chargée, dans et pour le monde, de l’annonce de la Révélation et de la croissance du salut, la référence christologique s’impose.. En particulier doivent pouvoir apporter un éclairage décisif les "explicitations théologiques" auxquelles ont abouti ci-dessus nos réflexions sur le mystère de l’Incarnation.

1 - La réalité propre du monde
Sera tout d’abord éclairante l’affirmation simultanée d’une unité et d’une distinction. De même que, tout en maintenant la distinction de l’humain et du divin en Jésus-Christ, la foi chrétienne confesse en lui une étroite unité des deux, de même on doit pouvoir dire que ce n’est ni en négligeant le monde ni en tentant de l’absorber en elle, que l’Eglise est appelée à se rapporter au monde, à faire "alliance" avec lui, à agir en et pour lui, à le "servir".

Tout au contraire, il lui incombe de faire en sorte qu’au moins une partie significative de ses membres, et donc certains aspects de sa propre activité, s’intéressent au monde, tel qu’il est et le valorisent comme tel, dans sa réalité propre, puisqu’aussi bien Dieu lui-même, qui l’a créé, l’aime, et que c’est bien à lui, pour lui et en lui, qu’il a envoyé son propre Fils.

2 - Dans la réalité du monde, une dynamique d’accomplissement
Pour autant, il ne s’agira pas pour l’Eglise de s’épuiser dans un service du monde dont la nature et les formes se définiraient par rapport à ses seules attentes et possibilités purement immanentes à lui-même. Non seulement parce que la distinction doit être incessamment maintenue au sein de l’alliance et de l’union, et parce que, donc, la dimension "divine" ne peut pas davantage être négligée que la dimension "humaine". Mais aussi en raison de l’autre aspect mis en valeur dans la réflexion sur l’Incarnation du Verbe-Fils de Dieu - à savoir : l’articulation, sur le mouvement descendant de venue de Dieu vers/dans le monde, d’un mouvement ascendant de remontée et de passage vers Dieu et vers "tout ce qu’il a préparé pour ceux qu’il aime".

Don gratuit de Dieu au monde par son Christ et son Eglise, la révélation et le salut sont appelés à inscrire et à induire dans le monde une dynamique qui en déploie et en oriente les potentialités propres de telle sorte qu’elles puissent concourir à la réussite du plan divin. Or ce plan n’est pas de négation ni de mépris par rapport au monde, mais d’accomplissement. Accomplissement certes purificateur de ce qui, dans le monde, aura dévié par rapport au plan de Dieu ; accomplissement dont, certes aussi, la réalisation déborde(ra) infiniment les potentialités du monde comme tel ; mais accomplissement véritable néanmoins, qui exaucera radicalement les attentes et les espérances, dans le moment même où, pourtant, il n’y répondra qu’en les débordant.

II - L’ACTION ET LE TEMOIGNAGE DANS ET POUR LE MONDE

1 - Les laïcs et la profanité du monde
Il est des chrétiens que leurs conditions, leur situation même de vie font vivre pleinement engagés dans le monde comme tel : ceux que, hommes et femmes, on appelle "les laïcs".

Tant au plan domestique et familial qu’au plan économique, social et politique, c’est selon la profanité du monde qu’ils vivent dans le monde."Même chrétiens" donc (si l’on peut dire !), ces laïcs ont à respecter et respectent de fait l’autonomie et les lois propres des divers champs de l’existence et de l’activité humaines dans lesquels ils sont engagés. Sans les arracher aucunement à tous ces champs, leur foi peut au contraire les sensibiliser davantage à tel ou tel d’entre eux. Elle peut les conduire soit à rejoindre et à prolonger, soit à contester ou à critiquer la conception générale que s’en font et les activités qu’y mènent ceux qui ne partagent pas leur foi. Cette même foi peut aussi les amener à une vue du monde et des hommes plus positive que celle de nombre de leurs compagnons et partenaires. Foi en un Dieu créateur, elle professe en effet que le monde et l’homme sont radicalement bons car, voulus par Dieu, ils n’ont pas été fondamentalement corrompus par toutes les défaillances et perversités humaines. Foi en Jésus-Christ sauveur, elle professe que, dans sa Pâque et dans le salut qu’elle ouvre, tous les aspects plus négatifs de l’existence humaine personnelle et collective peuvent ou pourront être surmontés.

En tout cela, ces chrétiens laïcs accomplissent dans le monde et pour lui une oeuvre que le Dieu créateur peut toujours considérer comme "bonne, très bonne" dans la mesure précisément où, à la fois comme aménagement du monde et comme transformation de la société, elle s’inscrit dans la dynamique de sa propre intervention créatrice. Pour être bonne en ce sens, cette oeuvre n’a pas besoin de contribuer directement à l’annonce de la foi et à la "construction" sacramentelle de l’Eglise ! Il lui suffit de s’accomplir comme un vrai service des hommes, tant au plan individuel qu’au plan collectif. On se montre le digne croyant du Père qui est aux cieux mais qui a envoyé son Fils sur terre quand "comme eux", on s’emploie à améliorer la vie et les conditions de vie des hommes.

Si le Père des cieux fait en effet pleuvoir sur les bons et les méchants et si Jésus déclare prématurée la séparation du bon grain et de l’ivraie, il ne saurait être question pour les chrétiens de sélectionner des catégories d’hommes qu’ils excluraient parce qu’indignes de leurs services - et donc même les imperfections et le péché du monde ne sont pas pour eux une raison de se désintéresser ni, à plus forte raison, de s’extraire du monde. Bref : un amour fondamental pour tout homme et une estime radicale pour le monde, traduits l’un et l’autre dans un véritable service qui les incarne, sont indissociables de la foi au Dieu créateur et sauveur du monde et au Fils incarné et agissant dans le monde. Et, notons-le bien, pour voir ainsi les choses et pour en tirer les conséquences au plan de leur action, les chrétiens n’ont besoin ni d’un enseignement particulier ni d’une mission spéciale, ni d’un "mandat" d’aucune sorte. Leur foi suffit à les éclairer, et leur baptême et leur confirmation à les habiliter !

2 - Le témoignage chrétien dans le monde
Normalement, s’ils sont chrétiens, les laïcs dont vient d’être évoquée l’action dans la profanité du monde, ont aussi - ou doivent aussi avoir - la préoccupation de voir se répandre dans le monde la foi qui les anime et le salut qu’ils professent à l’oeuvre dans leur vie. S’ouvre ainsi pour eux, et sans préjudice pour le précédent, un nouveau champ de responsabilité et, dans une certaine mesure au moins, d’activités. Comment pourraient-ils en effet à la fois estimer leur propre foi et les hommes qu’ils prétendent servir et aimer, si, pour quelque raison que ce soit, ils excluaient de s’employer, autant qu’il dépend d’eux, à rendre possible leur rencontre ? Si problème il y a ici, il ne peut être que de savoir comment ils pourront honorer cette autre forme de leur responsabilité de croyants et non pas si une telle responsabilité leur incombe.

On a coutume d’appeler témoignage l’activité ou la forme particulière de leurs activités dans le monde par laquelle les croyants s’emploient, toujours au sein du monde où leurs convictions ne sont pas partagées par tous, à faire apparaître tel ou tel aspect, à en manifester l’intérêt et, s’il plaît à Dieu et aux partenaires, à faire montre de leur crédibilité... Mais qu’entend-on précisément par témoignage ? Allant au plus simple et au plus immédiat, on peut répondre que le témoignage commence de s’expliciter comme chrétien lorsque, ayant dans tel lieu et milieu, tel type de présence et de comportement, on en vient :

    • d’abord, comme (et dès que) c’est possible, à dire sa propre identité de chrétien,
    • et ensuite (et à partir de là), à éclairer pourquoi et comment c’est au titre même de cette identité que l’on a précisément choisi ce type de présence, adopté ce genre de comportement.

A partir de là, en effet, on n’apparaît plus travailler "à son propre compte", ou ne se comporter comme on le fait pour des raisons qui tiennent ou à l’éducation ou au tempérament ou au conditionnement. On commence d’apparaître comme se réclamant "d’autre chose", comme rattaché à un certain "groupe", rapporté à certaines "valeurs" non évidentes, animé par un certain type d’"esprit" et, finalement, comme référé à "un Autre".

Et c’est ainsi que, au-delà de sa responsabilité et de sa "mission" de croyant et de baptisé par rapport au monde comme monde, mais en cohérence étroite avec elles, et de leur sein même, on se trouve de fait en exercer d’autres, qui commencent d’être explicitement reconnaissables comme chrétiennes. On peut ne pas savoir ce qui, de là, résultera pour la croissance de la foi et de l’Eglise, peu importe ! On aura été logique avec sa foi en se contentant d’attirer ainsi l’attention sur elle et d’ouvrir une porte vers elle. Le reste est l’affaire de la liberté de l’interlocuteur et partenaire, et de la libre grâce de Dieu.

Naturellement, plus l’activité (ou le style d’activité) à partir de laquelle on en viendra au témoignage sera évangélique et, en ce sens, chrétienne, plus le témoignage sera lui-même chrétien, et plus grande aussi sera la chance de faire reconnaître et progresser la foi et l’Eglise chrétiennes. Il en ira bien sûr d’autant plus ainsi que sera plus marqué l’aspect de service désintéressé du plus pauvre et du plus démuni dans tel ou tel ordre, qu’il s’agisse de proches ou de lointains, de petits gestes ou de la participation à telle organisation humanitaire, à telle activité syndicale ou associative, à telle responsabilité politique, etc.

3 - La consécration à Dieu dans le monde
Parmi les chrétiens qui vivent leur foi au sein d’une action menée dans le monde selon la sécularité du monde, il en est pour lesquels le témoignage chrétien n’est pas seulement lié à l’identité baptismale (et à la confirmation), mais correspond à un choix de vie plus particulier. C’est le cas des religieux / religieuses "apostoliques", et aussi des membres des "Instituts séculiers". La différence entre les deux tient évidemment au fait que si les premiers sont religieux, les autres restent laïcs ; mais ils ont en commun, selon des modalités certes différentes (et qui varient encore avec les divers ordres et les divers instituts), à la fois de vivre dans le monde et non pas dans un monastère ou un couvent, et d’y mener une vie "consacrée", c’est-à-dire caractérisée par la pratique des conseils évangéliques : pauvreté, chasteté, obéissance.

Le choix de vivre la pauvreté au sein d’un monde où l’argent est roi, et alors que l’on aurait soi-même la possibilité d’y mener une carrière attachée au gain, atteste que, au-delà du nécessaire, l’avoir n’est rien sans le don, que l’important est de l’ordre du détachement de soi et de l’ordre de la générosité pour autrui, et qu’il ne sert à rien d’amasser en ce monde, quand à tout moment on peut se voir "redemander son âme". Le propos de chasteté atteste que, si légitimes et profonds qu’ils soient, les attachements humains ne peuvent pas attenter à la disponibilité fondamentale que l’on doit à tout frère en humanité, et que la condition corporelle présente est à vivre en fonction de l’espérance du Royaume et de sa béatitude. Quand à la vie dans l’obéissance, non seulement elle marque qu’il faut savoir renoncer à sa volonté propre, mais que l’existence est radicalement sous le signe d’une altérité que l’on est convié à reconnaître comme plus grande que soi, et qu’il s’agit toujours de servir.

C’est cependant avec la pratique régulière et assidue de la prière - qui, dans les ordres religieux contemplatifs vient par définition conditionner et finaliser tous les autres aspects de l’existence consacrée - que la consécration à Dieu trouve son point culminant et sa forme achevée. En même temps que, si elle sait se traduire de manière assez parlante, elle peut devenir par elle-même un témoignage pour le monde, cette forme suprême de "consécration" vient couronner tout l’effort fait d’autre part dans le monde pour l’ouvrir, par le témoignage, au salut et à la foi. Action de grâces pour l’oeuvre déjà réalisée, et en croissance, de Dieu dans le monde, elle est aussi intercession pour l’envoi dans les coeurs de l’Esprit qui, les "conduisant vers la vérité tout entière", fera progresser en eux "toute sanctification". Elle est enfin pure louange au Dieu dont l’amour miséricordieux prend soin du monde, et le conduit pour son bien au-delà de tout ce qu’il peut voir et savoir.

III - LA MINISTERIALITE DANS L’EGLISE

Sans vouloir revenir ici sur ce qui a déjà été dit ci-dessus à propos des ministères, on est maintenant en mesure de le préciser quelque peu à partir de ce qui vient d’être dit.

C’est à dessein, on s’en doute, que le mot "ministérialité" est ici employé : il veut en effet couvrir un assez large éventail de fonctions qui sont de fait apparentées, quand bien même des distinctions précises sont à bien mettre entre elles. Le point commun à toutes ces fonctions, et qui les différencie de ce qui vient d’être présenté (en II) au titre de l’action et du témoignage dans le monde, c’est qu’avec elles, il s’agit d’activités exercées directement dans et pour l’Eglise considérée comme telle. C’est en ce sens précis qu’il faut comprendre le terme de "ministérialité", quitte à introduire maintenant, dans le vaste champ qu’il circonscrit, les distinctions qui s’imposent.

1 - Il y a d’abord tout un ensemble de "services"
Services de l’Eglise et dans l’Eglise, accomplis pour sa vie propre et pour sa "bonne marche" à tous les niveaux. Purement occasionnels ou plus durables, ils vont de la distribution des convocations pour telle ou telle réunion à la participation au conseil financier ou "pastoral" d’une paroisse, en passant par exemple par l’animation musicale de certains offices liturgiques.

Simplement précieux parfois, ils peuvent aussi éventuellement être assez indispensables. Ils n’exigent toutefois aucune mission particulière. A plus forte raison ne relèvent-ils à aucune charge ministérielle, même s’ils peuvent le cas échéant se situer dans la proximité immédiate de l’exercice effectif de tel ou tel ministère.

2-Il y a ensuite des ministères "confiés"
Confiés à des laïcs qui restent laïcs, ces ministères les députent es qualités à des activités et fonctions précises dont la ministéralité se marque à plusieurs traits spécifiques :

- ils sont confiés par et dans une Eglise locale et donc par ses responsables hiérarchiques ;

- ils sont appelés à s’inscrire dans une certaine durée (on ne sortirait pas, sinon, du domaine des "services") ;

- ils s’exercent dans des domaines vitaux pour l’Eglise, si vitaux même qu’elle n’existerait pas sans eux : catéchèse, liturgie, diaconie des malades et des pauvres... ;

- ils confèrent une vraie responsabilité, et ne sont donc pas seulement le complément ou la suppléance d’un autre ministère auquel, dans le domaine concerné, reviendrait en réalité toute l’importance.

3 -Il y a enfin les "ministères ordonnés"
Il s’agit du diaconat, du presbytérat et de l’épiscopat : il en a déjà été parlé ci-dessus. Pour faire bref, on peut dire que c’est par eux que se signifie effectivement - sacramentellement - le mystère du Christ dans tous les domaines que lui reconnaît l’épître aux Ephésiens : hauteur, profondeur, longueur, largeur :

- la hauteur, puisqu’ils signifient la prévenance absolue et la toute gratuite initiative de Dieu ;

- la profondeur, puisqu’ils vont jusqu’à la consécration du pain et du vin en Corps et Sang du Christ et jusqu’au pardon des péchés et à la réconciliation ;

- la longueur dans le temps, parce qu’avec eux s’assure et se maintient la succession apostolique ;

- la largeur dans l’espace, parce que se traduit par et en eux la communion de l’Eglise locale autour de l’évêque et, par ce dernier, le lien à l’Eglise universelle.

Ainsi, par les ministères au sens strict, le mystère de révélation et de salut qui s’est accompli dans le Christ et se transmet et s’étend par l’Esprit, prend-il corps dans le monde par et en l’Eglise.

Il est temps de mettre un terme à cette réflexion sur les rapports entre foi chrétienne et action dans le monde. On voit bien que tout son effort n’a été que de montrer à la fois le lien nécessaire et la nécessaire distinction des deux, conformément à la volonté de Dieu qui n’est venu vers les hommes que pour que ceux-ci viennent, en retour, à Lui. On voit bien aussi, et par là même, que la référence a été d’un bout à l’autre ce qu’elle doit toujours être en régime chrétien - à savoir : christologique.

Joseph Doré