Familles et vocations


Anne et Jacques GAGEY,
Université Paris VII

La psychologie et la pastorale des vocations

Toute personnalité se tisse de ses relations affectives à son entourage et de ses rapports aux valeurs intellectuelles, morales, religieuses dont cet entourage est porteur. Ceux qui se laissent appeler au ministère sacerdotal n’échappent évidemment pas à la règle. C’est un fait connu de tous : dans l’éclosion et le mûrissement d’une "vocation", le vécu familial de l’intéressé compte pour beaucoup.

Ce fait est ambigu. C’est d’ailleurs pourquoi les formateurs des futurs prêtres savent devoir leur faire prendre du champ, parfois beaucoup de champ, par rapport à leur histoire première.

Ce fait est incontournable. I1 faut bien l’admettre, c’est parce que, dans cette histoire première, germe un quelque chose d’authentique, que cette "orientation" peut ultérieurement être reçue et façonnée par l’institution ecclésiale.

La pastorale des vocations est donc nécessairement, pour partie du moins, une pastorale des familles à vocations potentielles. Voilà pourquoi il est bien naturel que les responsables s’interrogent sur ce qui, dans la structure et le fonctionnement d’une famille, peut favoriser - et au minimum ne pas barrer - l’orientation d’un ou plusieurs de ses membres vers une vie consacrée, ou vers le ministère ordonné.

Pour rassembler les premiers éléments de réponse dans ce sens, rien de plus indiqué, semble-t-il, que d’interroger, non seulement les prêtres et les religieux eux-mêmes, mais aussi leurs parents. Témoins d’un cheminement dans lequel ils étaient, d’une manière ou d’une autre, compromis, ils semblent bien placés pour en dégager certaines lignes de force.

Le malheur est que ces témoignages, qui fourmillent d’intuitions, mettent en relief des données disparates. Ici c’est un événement clairement repérable qui paraît avoir été décisif, là au contraire une influence continue. D’un côté on soulignera le rôle important joué par un trait de caractère très précoce, d’une autre côté c’est une profonde transformation de la personnalité qui aurait rendu possible un engagement. Ici c’est la piété de la mère qui passe pour avoir fait "tilt". Ailleurs c’est l’influence du père ou une action tout à fait extérieure. Certaines vocations passent pour avoir été, en quelque sorte, "portées" naturellement par le milieu. D’autres se sont éveillées en réaction, parfois vive, contre une ambiance familiale peu appréciée. Il est bien difficile de voir clair dans tout cela ; il semble en tout cas impossible d’en tirer des leçons générales.

Le malheur est que l’on ne voit pas quelles investigations "objectives" substituer à ces témoignages incertains. Peut-on attendre du psychologue et du sociologue qu’ils apportent ici des éléments décisifs pour éclairer ce qui, dans le vécu des familles chrétiennes, pourrait contribuer heureusement à la genèse d’une vocation ? Pour leur part ils n’y prétendent pas.

- le psychologue sait trop bien qu’il n’est pas en mesure d’expliciter le cheminement d’une conscience qui se dispose au sacrement de l’ordre. Les secrets lui en échappent. D’ailleurs, cette conscience sait-elle bien elle-même ce qui la meut au plus profond ? Que dire dans ces conditions de l’impact des facteurs familiaux sur son voyage intérieur ?

- les efforts du sociologue ne sont guère plus heureux. Sans doute lui est-il possible de relever que tel type de constellation familiale a été statistiquement fécond dans un temps donné, dans une aire culturelle donnée. Ce fut le cas, dans la France du XIXème siècle, de la paysannerie et de ses familles nombreuses.
Mais d’une part la valeur explicative de telles corrélations, calculées dans l’après-coup sur des déterminants psycho-sociaux au fond assez grossiers, n’est pas lumineuse. D’autre part, et surtout, leur valeur prédictive pour demain est très faible. La leçon la plus claire de la sociologie des vocations est que cette plante rare pousse au total sur des terreaux très divers.

D’ailleurs l’Église le sait bien. Au cours des âges les futurs prêtres ne sont pas toujours sortis des mêmes "viviers" familiaux, et dans son souci constant de perpétuer le corps presbytéral, elle a, par conséquent, sans cesse dû adapter ses moyens de formation à des recrutements changeants. De surcroît il est patent qu’une pastorale volontariste n’a jamais eu qu’une efficacité aléatoire, même là où tout semblait devoir se présenter au mieux.

Une vocation est toujours un don, une grâce venue de plus loin, qui sait se jouer, si besoin est, des pesanteurs qu’on pourrait lui croire contraires. Inversement, des résistances insurmontables lui font obstacle, là même où l’appel passait pour devoir être aisément entendu.

Bref, sur les "facteurs familiaux" susceptibles de jouer positivement en faveur d’une vocation, on peut difficilement se prononcer de manière péremptoire. Ou alors on se contentera de quelques généralités de bon sens, mais leur évidence décroît au fur et à mesure que l’on s’efforce de les préciser : une vocation n’a pratiquement aucune chance d’éclore sans une éducation chrétienne préalable ; une telle vocation a très peu de chances de se faire sans un certain concours de la famille ; son couronnement a peu de chances de se produire dans les familles où n’existe pas un réel intérêt pour la propagation du message chrétien...

Cela suffit certes pour convaincre les "responsables de la pastorale des vocations" de la nécessité de rechercher activement le concours des familles et de les intéresser à la mission de l’Église. Cela ne dit ni quels sont les moyens à mettre en oeuvre, ni quelles sont les familles-cibles typiques, ni comment les modeler au mieux.

Une telle "pastorale" des vocations n’est pas pour autant chose absurde. Bien au contraire. C’est précisément là où font défaut les techniques assurées qu’il s’impose de construire des politiques.

Leur définition est alors du ressort des autorités ecclésiales qui ont, tant bien que mal, à exercer leur discernement dans le fouillis des intuitions et des réflexions qui ont cours à ce sujet. Pour leur permettre d’y voir plus clair, le psychologue a sans doute quelques pensées à mettre en circulation sur le thème, "à toutes fins utiles" comme on dit. Cependant les limites de sa contribution doivent être ici soulignées.

Le temps n’est plus où les psychologues rêvaient de percer les méandres de la vie psychique et d’en donner une "explication" globale. En revanche, une expérience clinique déjà longue leur permet d’en circonscrire les blocages, d’en repérer les nœuds, et ainsi de préciser certaines des dérives pathologiques qui guettent chacun, afin d’offrir un accompagnement à ceux qui souffrent, dans leurs efforts pour s’en sortir. C’est pourquoi d’ailleurs on commence à parler plus volontiers aujourd’hui de psychopathologues que de psychologues au sens strict (1).

Ce qui vient d’être dit, vaut naturellement pour le mouvement psychique, disons pour le mouvement psychique et spirituel, où prend corps une vocation. Le psychologue qui a d’avance renoncé à en dire toute la vérité peut cependant, et ce n’est pas rien, proposer une intelligence, qu’on pourrait dire "négative", de ce qui, dans le vécu familial d’un jeune, risque de faire obstacle à son engagement sacerdotal ou d’induire des distorsions dans sa manière de l’assumer.

Une telle intelligence est relative, il faut y insister :

- D’une part, il peut se faire qu’un tel engagement soit réellement vécu comme une aventure pleine de sens par une personne marquée par la souffrance psychique et son cortège de symptômes plus ou moins patents. Autrement dit, mais cet argument doit être manié avec précaution et un grand sens du discernement des esprits, il existe bien une "folie de la croix" sur laquelle la psychopathologie n’a pas à se prononcer.

- D’autre part, certains cheminements peuvent tourner, spirituellement, court, là-même où semblait régner le plus solide des équilibres psychiques.

- Enfin, l’expérience du psychopathologue est bien loin d’être systématique. Beaucoup de choses lui échappent et lui échapperont longtemps encore, y compris dans des domaines où il n’est pas sans compétence.

Néanmoins, sur deux désordres psychopathologiques d’origine familiale, qui peuvent nuire à l’engagement sacerdotal et à son accomplissement, on peut présenter un argument assez consistant, même s’il convient d’en user avec beaucoup de prudence.

- Le premier argument concerne un éventuel dérapage dans l’éducation chrétienne des tout petits, du fait d’un mauvais rapport à leur mère.

- Le second argument concerne les difficultés rencontrées à l’adolescence dans les identifications et contre-identifications au père.

Vocation et attachement de l’enfant à sa mère

Le bébé, c’est un fait, est marqué par une grande intimité affective avec sa mère. On peut aller jusqu’à dire qu’il est "sous influence" de sa mère. Il en perçoit la position et les dispositions à son endroit bien avant d’être en mesure d’entrer avec elle dans un échange verbal. Son seul désir est d’en être aimé sans limite. Sourires, pleurs, gestes, il veut tout, il fait tout ce qui devrait, à ce qu’il croit, lui valoir cet amour. Les échanges langagiers eux-mêmes, quand ils viendront sur le devant de la scène, resteront longtemps encore des échanges essentiellement affectifs. Ce qu’il en apprend, par leur contenu littéral, lui importe moins que cette sorte d’adhésion au dire maternel dont il escompte caresses, tendresse, présence.

Ce fait majeur pèse sur la pédagogie première. Il en résulte en effet une sur valorisation de ce qui lui est appris/donné par sa mère, soit sous forme d’habitudes, soit sous forme de représentations mentales. Bref, les premiers pas dans l’existence ne se font pas dans le cadre d’une relation transparente et parfaitement maîtrisée, mais dans une inévitable ambiguïté.

Cela vaut bien sûr pour l’éducation religieuse des tout-petits. La conscience ne s’ouvre pas spontanément aux valeurs spirituelles. Cette ouverture plonge ses racines dans le dialogue de l’enfant avec sa mère. Il est donc parfaitement justifié que les mères de famille soient encouragées à ce dialogue qui joue un rôle majeur dans la transmission de la foi. Autrement dit, rien n’interdit, bien au contraire tout conseille, que, jusqu’à l’âge de raison, la mise en place des premières figures fondatrices de la foi et des habitudes classiques de la piété prenne résolument appui sur la relation affective intense du jeune enfant avec sa mère. Mais il n’en reste pas moins vrai que le donné religieux, dont l’enfant se trouve de la sorte imprégné devra se détacher ultérieurement de cette ambiance affective très forte, pour prendre consistance en lui-même.

Rien d’étonnant à cela. Un même recul critique s’imposera pour les autres aspects de la tradition familiale que le bébé suce avec le lait de sa mère ; et ce sera la tâche de l’école, en tant qu’instance extra-familiale, de le faciliter. Pour ce qui est du donné religieux, cette prise de distance relève, elle aussi, d’instances extra-familiales, en l’occurrence la catéchèse, d’une part, la vie liturgique et sacramentelle d’autre part.

Cependant, du fait que le donné religieux touche à des fibres plus profondes que les autres aspects de la tradition familiale, la présence maternelle au sein de la conscience religieuse de l’enfant est plus durable - heureusement plus durable. On se trouve alors devant un paradoxe. Il faut tout à la fois encourager cette connivence de l’enfant avec la piété maternelle et ne pas négliger le risque que celle-ci se fasse envahissante.

Le risque est triple :

- si la mère se retire prématurément, elle ne soutient pas assez les premiers pas de son enfant dans l’univers de la foi ;

- si elle se fait trop présente, elle peut prêter le flanc à une rupture brutale ;

- enfin, elle peut ne pas déjouer suffisamment la tendance de son enfant à se maintenir dans un assujettissement malencontreux à son égard.

Les responsables de la pastorale des vocations seront spontanément sensibles aux deux premiers risques, avec leur conséquence d’étouffer de possibles vocations. Le psychopathologue, pour sa part, est spontanément plus attentif au troisième, qui touche à l’inévitable ambiguïté de l’attachement de l’enfant pour sa mère. Il y voit en effet un risque de distorsions à venir dans la manière dont certains engagements seront assumés. Précisons ce point.

Cette ambiguïté est inévitable, il ne s’agit pas d’en venir à bout, mais de la gérer, disons, avec sagesse. Cela demande que la mère soit incitée à vivre son rapport à son enfant dans une attitude faite tout à la fois d’accueil heureux et de détachement en pointillé : cet enfant est le sien, mais il ne lui appartient pas ; ce qu’elle lui donne physiquement est destiné à lui permettre de devenir distinct d’elle ; ce qu’elle lui donne spirituellement est destiné à l’inscrire dans une histoire spirituelle qui la déborde.

Le baptême, en inscrivant le nouveau baptisé dans une histoire humano-divine qui englobe et transcende l’épopée familiale, tend à y contribuer. Sa préparation, sa célébration, orientent les attitudes profondes de la mère à l’égard de ce petit d’homme sorti de son sein. Elle en a accepté la grâce, elle l’a porté en elle, et elle en portera longtemps encore la responsabilité, mais il n’est pas pour autant SA chose, il n’est pas SA gloire.
Ainsi le baptême confirme et relativise tout à la fois la maternité, en la mettant au service d’une destinée qui lui échappe.

A ce "cadrage" de sa maternité par le rite, la mère souscrit d’ailleurs volontiers. Elle consonne quasi naturellement avec la promesse que le baptême solennise sur son enfant ; de même elle consonne avec la fête de Noël, fête par excellence de la maternité comblée : c’est avec émotion qu’elle y entend que ce petit n’est pas seulement le produit éphémère, autant que surprenant, d’un élan du désir sexuel, mais qu’il entre dans l’existence d’une façon qui le porte très au-delà des vicissitudes de la chair.

Encore faut-il que cette émotion ordonne bien la mère à l’unique puissance dont toute paternité, et toute maternité tirent leur nom, et pas à la jouissance de sa puissance propre. Cela va et ne va pas de soi. Il faut en même temps relativiser le narcissisme des mères et le consacrer, mobiliser chez elles une très grande disponibilité à servir le devenir de leurs enfants et éviter qu’elles ne se projettent en eux ; comment leur donner à comprendre que cet avenir, consacré ou non, sera de toute manière religieux et donc motif d’une égale action de grâce ? On le sait, il n’est pas bon d’encourager une mère à "avoir la vocation pour son fils", il est pourtant souhaitable de la rendre disponible à un éventuel engagement de l’un de ses fils vers le sacerdoce, et donc d’en valoriser la possibilité. La tâche est rude.

D’autant plus rude que ces intentions de la pastorale des vocations interfèrent avec des attentes inconscientes qui risquent d’en perturber l’effectuation. C’est que toute mère est habitée peu ou prou par une honte fantasmatique inconsciente de sa maternité. L’audace de s’être laissée féconder à travers un mouvement de désir toujours vécu comme ayant été ambigu, la laisse incertaine. Qu’elle le sache ou non, elle en appelle toujours aux eaux du baptême pour être lavée de cette ambiguïté réelle OU supposée, réelle ET supposée. C’est d’ailleurs bien l’un des fruits du baptême de marquer cette maternité d’un caractère spirituel qu’elle avait déjà et qu’elle n’avait pas tout à fait encore. Le risque existe néanmoins qu’une mère ne comprenne pas assez que cette marque est une grâce et qu’elle veuille, à tort, la mériter par des vœux secrets.

- Ou bien, alors elle s’interdira d’imaginer pour le "fruit de sa chair" une destinée "trop haute" et, dans ce cas, l’acceptation qu’il devienne prêtre sera vécue sous un mode "sacrificiel". on "donne" son fils à Dieu pour réparer une faute secrète, mais dans la crainte que ce destin lui soit trop dur, et exige de lui trop de renoncements. On le verra alors s’avancer vers l’ordination comme vers un sacrifice.

- Ou bien, à l’inverse, elle le vouera à "réparer" son origine "pécheresse" par une vie tout entière inscrite sous le signe du seul Esprit. Ici la perspective qu’il devienne prêtre est envisagée dans un élan exalté : c’est lui LE bon fils, doté de tous les mérites. Il sera le pilier spirituel de la famille ! Son ordination est attendue comme une ascension.

Ces mouvements contrastés de la culpabilité travaillent toujours quelque part la maternité, même s’il est de bon ton de les tenir cachés. Il n’est pas facile de les débrouiller. Et pourtant il le faut. En effet, seule une mère gérant "suffisamment bien" sa culpabilité apprend adéquatement à son enfant les notions, les gestes, les symboles, les histoires, les cantiques, les rites, les prières chargées de joie, de regrets, de reconnaissance, d’espérances qui, ensemble, constituent peu à peu le terreau de son éveil à la foi. Seule une telle mère, et c’est le point important pour ce qui nous occupe ici, évite d’enfermer son fils dans le destin d’un Eliacin, avec les conséquences psychopathologiques désastreuses que l’on devine.

Une pastorale des vocations doit être attentive à tout cela. Elle peut méditer et donner à méditer sans fin la totale disponibilité et la parfaite discrétion de Marie comme le paradigme par excellence de l’attitude juste. Mais la pédagogie des mères de famille chrétiennes ne saurait être son seul objet. On peut attendre beaucoup de leur humble et généreuse disponibilité, cela ne les rend pas capables de tout. C’est pourquoi il importe de les relayer dans l’éveil religieux des enfants. Ces derniers doivent en effet accepter peu à peu d’engager leur vie et leur foi hors des douceurs du lien affectif premier. Ils y résistent. Ils veulent demeurer assujettis. Le psychologue a peu à dire sur les moyens propres à surmonter efficacement ces résistances. I1 sait seulement qu’il est particulièrement difficile de métaboliser les premières représentations religieuses reçues, parce que la transmission de la foi reste à tous les âges de la vie pour une large part une transmission par icônes, à l’inverse de ce qu’il en est, par exemple, de la transmission du savoir, transmission essentiellement conceptuelle.

Identifications de l’adolescent au père et vocation

Telles sont donc, aux yeux du psychologue, les menaces qui pèsent sur une vocation, du fait que l’éducation chrétienne première est nécessairement enracinée dans un rapport affectif intense à la mère.

Elles sont réelles mais évitables et d’ailleurs, dans la majorité des cas, heureusement évitées. Le psychologue ne les évoque donc pas comme une malédiction dont il aurait le douteux privilège de découvrir les ravages. Et s’il espère en favoriser une compréhension plus fine, afin que les dangers en soient mieux surmontés, il est conscient de se mouvoir ici sur un terrain déjà bien connu.

Il n’en va pas tout à fait de même en ce qui concerne les écueils sur lesquels, pendant l’adolescence, risque de buter une vocation prise dans le jeu des identifications et contre-identifications au père. Ces risques semblent en effet plus réels que les précédents et cependant moins bien perçus.

L’enfant n’arrive pas à l’adolescence sans avoir déjà eu à rencontrer la position religieuse de son père et à s’interroger à son sujet. Comment ce père se situe-t-il par rapport à la foi, par rapport à la piété ? Comment intériorise-t-il ses pratiques religieuses objectives ? Quelle est la consistance des rapports qu’il noue à leur occasion avec le monde ecclésiastique ? Ces questions travaillent le fils dans une interférence constante avec ses autres expériences de la vie de la foi (au sein de la paroisse, des mouvements de jeunes...) et il est bien difficile de démêler a priori leur impact sur le modèlement d’une disposition au sacerdoce. C’est dans chaque cas particulier, et dans l’après-coup seulement, qu’il peut éventuellement en être discerné quelque chose de significatif.

On peut sûrement avancer qu’un certain écart entre ses deux parents sur la problématique religieuse peut être pour l’adolescent une occasion de la réfléchir d’une façon personnelle. Dans le même sens on peut penser que l’enfant gagne à se trouver mis face à une piété paternelle virile qui, distincte, sans l’être trop, de la piété maternelle, en prendra pédagogiquement le relais. Sans doute le risque demeure-t-il qu’un écart trop faible risque de le laisser par trop dans le giron maternel, tandis qu’un divorce majeur lui ouvrira un espace de liberté qu’il ne saura cependant pas trop comment habiter. Mais des propos aussi vagues, et au total peu significatifs, ne permettent pas d’apprécier la portée de la rencontre du pré-adolescent avec son père en ce qui concerne le mûrissement d’une vocation.

Par contre, il y a beaucoup à dire, psychologiquement s’entend, de la rupture d’identification au père, qui, à l’adolescence, peut être la source d’une première disponibilité à un engagement sacerdotal. Le seul fait de penser à un tel engagement constitue une prise de distance par rapport au chemin de vie qui a été celui de son père.

Certes, tout adolescent, sans exception, est appelé à trouver sa voie dans une identification au père ou à son tenant-lieu, dûment relativisée d’ailleurs par diverses contre-identifications plus ou moins marquées à tel professeur, tel adulte de l’entourage plus ou moins proche, tel héros. C’est ainsi que se constitue une personnalité.

L’adolescence, moment de choix décisifs, est donc nécessairement le moment d’une "crise". Les cheminements vers son issue ne sont pas simples. L’enfant qui imaginait faire sans difficulté aussi bien que son père devient le préadolescent qui, dans un mouvement plus ou moins critique, et à travers de puissants mouvements agressifs, s’interroge.

Il commence à considérer des pères "potentiels" d’un oeil plus bienveillant que le sien. Nécessairement il le rejettera un temps, sans cesser de s’interroger cependant : "mon père a été bon époux, bon père, que puis-je faire hormis le prendre pour modèle ?" (solution souvent confortable d’une hésitation à choisir le sacerdoce..). La solution de la crise s’approche cependant lorsque l’existence du père réel apparaissant dans sa relativité et ses faiblesses, mais aussi dans ses valeurs, la réhabilitation du modèle paternel peut se faire selon une identification "partielle".

Mais il ne suffit pas de convenir que la vocation religieuse trouve, comme toute autre, un ou plusieurs de ses motifs ailleurs que dans la figure paternelle. En effet, dans ce cas précis, les motifs venus d’ailleurs contre-disent souvent, plus qu’ils ne corrigent, les orientations dans lesquelles le père a engagé sa vie d’homme.

Bien sûr, chacun sait cela, puisqu’il est, en occident, acquis qu’à l’opposé de son père, le prêtre, lui, ne fondera pas une famille. Un mot sur ce point précis. L’idée est aujourd’hui répandue qu’un minimum d’activité génitale est nécessaire à l’équilibre de tout un chacun et que, par conséquent, le renoncement imposé sur ce point aux prêtres les mettrait gravement en péril. Disons-le tout net, cette idée courte, avec la conséquence qu’on en tire en ce qui concerne la loi du célibat ecclésiastique, ne rencontre pas autant qu’on le croit, et de loin, l’approbation du psychologue.

Pour la psychanalyse en effet, l’activité "sexuelle" de l’être humain déborde très largement la mise en oeuvre des organes génitaux. Selon son point de vue, pas un de nos investissements n’échappe à la sexualité, entendue au sens large. Il y a une continuité "libidinale" entre les plaisirs pris dans les fonctions corporelles de base (l’oralité, l’analité, la motricité..) et ceux qui se tirent des "fonctions" supérieures (la vie relationnelle, intellectuelle, artistique...). De ce point de vue la conviction que chacun est en besoin strict d’avoir une économie libidinale bien structurée, ne dit rien de normatif quant à la façon dont il devrait pour cela répartir ses divers investissements. Don Juan peut se révéler très névrosé et tel ermite très heureusement sublimé. Par ailleurs l’activité dite "génitale", considérée par la psychanalyse comme le couronnement de la maturation psychique, consiste dans le fait que la dynamique sexuelle se dégage de la sphère auto-érotique pour se manifester dans un rapport très diversifié à l’autre, reconnu comme tel. Pour cette raison, les flirts, même très "avancés", d’un adolescent ne suffisent pas à prouver, loin de là, qu’il navigue bien dans le génital. De même, l’homosexualité, en ce qu’elle consiste à ne vouloir comme partenaire qu’un autre soi-même, qu’un "double", est à entendre comme un refus du génital.

Le point difficile, sur lequel son éventuelle vocation interroge l’adolescent, n’est pas de savoir si le renoncement à son désir d’avoir des rapports sexuels l’empêchera d’être un homme comme son père. En effet, l’admiration qu’il voue alors à son père se situe rarement au niveau de la supposée puissance coïtale de celui-ci. La question est davantage celle de savoir quelle position prendre face à la présence nécessairement laborieuse du père au sein du corps social et en particulier au sein de sa famille. La mauvaise réponse dans laquelle il s’empêtre est de penser que, si le choix de son père n’a été que de labourer la terre, le sien sera de maintenir entr’ouverte la porte des cieux. Or cette mauvaise réponse risque d’être confortée par le père, s’il convient trop vite que son fils prêtre est bien appelé à déserter le labourage du quotidien au "profit" d’une tâche d’une tout autre valeur, dans un tout autre ordre.

Un père doit sûrement être disposé à accepter qu’il y ait autre chose à faire dans la vie que ce qu’il a fait lui-même. La pastorale des vocations le sait, et doit, à l’occasion, le rappeler. Encore faut-il que les discours sur le thème n’exaltent pas cette sorte de mauvaise dichotomie entre la terre et le ciel. Le Psaume dit avec force : "Seigneur, ma part d’héritage c’est toi". Mais on aurait tort de l’appliquer seulement à ceux qui servent à l’autel, ou qui s’y préparent... Le ministère sera alors idéalisé dans le mouvement ambigu d’une rupture par rapport à une attente paternelle, il sera désiré comme le moyen d’aller "droit au but", en contournant le rude engagement dans l’histoire qui est le lot de toute existence humaine, au lieu d’être choisi lucidement, pour ce qu’il est : une manière de prendre sa place dans cette histoire et d’en servir le laborieux déploiement.

Disons les choses autrement. Par-delà la sécurité et le premier pétrissage que lui valent l’amour et le regard de sa mère, l’enfant doit à son père et à la possibilité qu’il a de s’identifier à lui, de se sentir solidement ancré dans une existence socio-historique où une tâche l’attend, au sein de laquelle il deviendra "grand", voire "plus grand" que son père. Le projet de devenir prêtre risque de bousculer ce mouvement en exaltant à trop bon compte de trop ambigus rêves de grandeur.

C’est ici qu’il convient de porter une particulière attention au cycle liturgique, celui des grandes fêtes : Noël, Pâques, l’Ascension, la Pentecôte, mais celui aussi des dimanches ordinaires. Contrairement aux idées reçues dans les milieux rationalistes, la liturgie n’a pas pour premier effet de conforter des pensées magiques, d’entretenir le leurre que moyennant quelques tours de passe-passe, dont l’officiant aurait le secret, il serait possible à l’humanité de réaliser ses attentes les plus profondes, sans avoir à supporter la fatigue du jour. Au contraire, la liturgie est, entre autres choses, le lieu d’une patiente déconstruction de cette attitude magique première, naturellement présente en chacun. La liturgie annonce que quelque chose est attendu de l’homme, que son existence est une existence appelée. Cet appel, dont le croyant se découvre l’objet n’est pas entièrement déterminé. Il se dit à travers des histoires et des commandements à méditer, mais il ouvre l’avenir infini d’une promesse. Toute la difficulté est que l’évocation de cette promesse conduise à une valorisation de la prise en charge inventive du quotidien, du labeur fraternel en acte de l’humanité.

On doit le souligner, la liturgie n’est pas seule à ouvrir la conscience de l’homme à la dimension de solidarité et d"’historicité" de l’humain. L’école y participe largement en donnant à l’enfant les instruments intellectuels qui lui sont nécessaires pour qu’il s’adapte et participe à l’aventure humaine. Lire, écrire, compter, déchiffrer une carte, disposer des repères historiques qui permettent de comprendre les évènements, résonner aux divers aspects de la poétique de l’homme..., sont autant d’apprentissages bien nécessaires. Sans eux il n’y a pas d’action humaine capable de prendre en charge efficacement la réalité. Pourtant il en faut plus pour faire un homme généreux, entendons un homme qui ne se replie pas sur le culte de sa promotion sociale et professionnelle. Et c’est bien l’objet de la pédagogie religieuse que de susciter cette générosité, qui est le vecteur structurant du devenir humain, en la nourrissant d’une espérance vraie. Ceux qui sont en charge de cette pédagogie ne sont donc pas en dehors de l’aventure humaine ! Ils en servent au contraire une dimension essentielle en se vouant à transmettre cette parole d’espérance reçue, ce qui exige d’ailleurs d’eux qu’ils réservent quelque peu leur propre parole.

Si l’on néglige de telles perspectives, le risque est grand que l’engagement sacerdotal soit vécu, en opposition à l’image paternelle, comme un désengagement par rapport à l’histoire humaine. Cela a deux conséquences, également malencontreuses :

- d’une part l’engagement réel dans le ministère sera rendu moins attrayant pour ceux qui justement connaissent l’attrait pour les chantiers de l’histoire et de la culture, que l’action continue du christianisme a, en fait, tant valorisée

- le ministère ordonné sera conçu sur une ligne "piétiste", qui engendrera une pastorale audible de ceux-là seulement qu’accable leur malheur de n’être pas intégrés à la dynamique de la culture. Cc n’est pas rien mais ce n’est pas tout, il faut y songer, en particulier dans les pays du Nord.

Conclusions

Que conclure de ces lignes ? On peut, sans être péremptoire, répondre au moins ceci à la question de savoir comment des parents ont à se comporter quand, dans les circonstances actuelles, une vocation semble se dessiner chez l’un de leurs enfants.

Un point essentiel est de ne pas se laisser tenter par des positions sentimentales nourries d’optimisme exalté ou de doute aggravé (disons, en langage psychologique, des positions élationnelles ou sacrificielles). Il est clair bien sûr que des parents peuvent légitimement trouver joie et satisfaction à voir leur enfant s’engager vers le ministère, clair aussi que certaines de leurs craintes ou inquiétudes ne sont pas sans fondement. Mais il faut savoir que l’une et l’autre de ces positions ressortissent à des mouvements affectifs profonds qui doivent être contrôlés, sous peine de conduire à une sentimentalité qui n’est pas de mise. Les parents concernés auront sans doute à être sensibilisés au danger inhérent à ces deux attitudes et à la nécessité de modérer certains mouvements intérieurs trop impétueux. Il y a en effet danger à sur valoriser la vie sacerdotale comme un chemin d’exception qui arracherait celui qui s’y est engagé à la condition "médiocrement" normale de l’humanité. Il y a danger aussi à en surestimer les difficultés en se laissant par trop impressionner par les renoncements qu’elle exige.

Père et mère doivent ici savoir que, y compris au regard du psychopathologue, la vie des prêtres dans la réalisation des actes sacerdotaux peut être reconnue comme la source de vécus authentiques (faits de contacts, rencontres, découvertes qui constituent un tissu relationnel riche et varié) et non de replis solitaires. Dans le même sens ils gagneraient à se laisser davantage convaincre du rôle historique de l’action de l’Église dans la constitution de repères éthiques pour les individus et les groupes sociaux de notre siècle.

Cela ne signifie pas pour autant que ces convictions devraient être triomphalement claironnées à tout bout de champ. Un impératif de discrétion, voire de silence s’impose. En particulier, il n’est guère souhaitable que les parents s’ils ont des engagements dans l’Église, en fassent trop état. Cela ne manquerait pas de poser des problèmes à l’adolescent quand le jeune prend une distance parfois critique devant les options familiales dont il vaut mieux qu’elles ne soient pas trop voyantes ! Dans le même sens, ne pas chercher à exhiber leurs propres pratiques religieuses est un devoir pour des parents. Ces pratiques doivent se vivre tranquillement, dans le respect de la vie ecclésiale.

Ainsi, à l’âge où la question d’une vocation se pose, il n’est pas utile d’évoquer ces questions avec l’intéressé ; au sortir de l’adolescence en tout cas, la règle est de discrétion et de respect du for interne. Les parents ne sont pas des "directeurs de conscience". L’appel au ministère est fondamentalement l’affaire de l’Église à laquelle ils ont confié la croissance spirituelle de leurs enfants.

NOTES : ------------------------------------------------------------------------

1) Parler de psychologie c’est viser une connaissance "générale" de la vie psychique, parler de psychopathologie, c’est borner son ambition à une approche réfléchie des "souffrances" des "pathologies" endurées dans le vécu psychique, afin d’en tenter un accompagnement clinique (note de la rédaction). [ Retour au Texte ]