Les Pentecôtismes. Y a-t-il des signes évidents de la grâce ?


Hervé O’MAHONY,
prêtre, professeur au séminaire inter-diocésain d’ORLEANS

La spiritualité pentecôtiste se caractérise par l’affirmation qu’il y a des signes visibles, physiquement évidents, de la grâce. Entendons-nous bien : non pas des signes évidents pour l’incroyant. Personne n’a nié la nécessité de la foi pour un discernement spirituel. Mais la théologie pentecôtiste affirme qu’il y a des signes sensibles, extérieurs, évidents pour le croyant et visibles pour l’incroyant, de l’action de l’Esprit.
Après avoir examiné les diverses formes de cette spiritualité, en présentant les "quatre vagues" pentecôtistes qui ont marqué le christianisme au XXème siècle, nous réfléchirons en théologiens sur ce qu’impliqué l’évidence de la grâce chez les pentecôtistes.

L’EVIDENCE DES CHARISMES DANS LE PENTECOTISME

I. Définition théologique du Pentecôtisme

THEOLOGIQUEMENT, le Pentecôtisme est un mouvement de Réveil évangélique qui croit que les charismes qui existaient dans l’Eglise primitive, loin d’être extraordinaires, peuvent être attendus et demandés par tout croyant qui a reçu la puissance de l’Esprit Saint par une effusion de l’Esprit Saint. Cette effusion, immédiate, brusque et perceptible par les sens, est appelée Baptême dans l’Esprit.

La glossolalie était considérée par les premiers pentecôtistes comme le signe physique initial et évident du Baptême dans l’Esprit Saint. Tous les pentecôtistes continuent à lui accorder une importance particulière. Tous, même lorsqu’ils ne font pas de la glossolalie le signe initial de tout baptême dans l’Esprit, attachent beaucoup d’importance aux signes sensibles de la grâce.

Les premiers pentecôtistes étaient pour la plupart d’origine méthodiste. Il y avait aussi parmi eux des calvinistes et des baptistes. Ils gardèrent 1’ecclésiologie et la doctrine de la grâce de leur confession d’origine. Il n’y a donc jamais eu d’unité du Pentecôtisme.

Ils furent généralement exclus de leurs Eglises d’origine, et ils constituèrent des Eglises pentecôtistes qui avaient la même théologie que leurs Eglises d’origine sauf sur le point du baptême dans l’Esprit et de ses signes physiques évidents.

II – Description historique

HISTORIQUEMENT, le Pentecôtisme est le mouvement spirituel et théologique issu de l’expérience de la Bethel Bible School de Topeka en 1900 et de l’expérience de la chapelle d’Azuza Street à LOS ANGELES en 1906. Le mouvement eut une extension très rapide. Dès 1907, l’Europe et l’Australie connurent des groupes pentecôtistes. Il y a aujourd’hui plusieurs centaines de millions de pentecôtistes. On distingue "quatre vagues" dans la diffusion du Pentecôtisme.

A - PENTECOTISME CLASSIQUE

La première vague est constituée par les héritiers directs de la Topeka Bible School (1900) et de la chapelle d’Azuza Street (LOS ANGELES, 1906).

Le Pentecôtisme classique a été marqué :

  • par la pratique des Réveils évangéliques américains.
    Il en a gardé les méthodes d’évangélisation par de grands rassemblements. Il en a gardé aussi les formes orales et chantées d’expressions : spirituals et negro-spirituals, longues prédications rythmées et chantées selon des techniques très anciennes, manifestations physiques spectaculaires : sommeil dans l’Esprit, danse dans 1’Esprit,parler en langues, visions, etc. Il en a gardé les "procédés" (le mot est d’Henri BOIS) pour maintenir un haut degré d’émotion et provoquer la conversion.

Ces "procédés" ont toujours été abondamment utilisés par les prédicateurs - plus ou moins conscients de ce qu’ils faisaient - et abondamment contestés : la frontière est délicate entre l’animation d’une foule pour réveiller sa sensibilité religieuse et la manipulation de cette foule.

  • par les mouvements de "Sainteté" du XIXème siècle.
    Ces mouvements proposent aux chrétiens, comme une expérience normale, une vie libérée du péché - avec d’ailleurs quelques divergences entre eux sur la définition de 1’impeccabilité -.

    Concrètement des petits groupes de prière se réunissent régulièrement pour s’aider dans le maintien de la vie de prière et l’obéissance aux commandements de Dieu et du Christ. On insiste beaucoup sur l’aspect éthique de la vie chrétienne. L’idée, qui remonte au baptisme et au puritanisme, est que les "sauvés" forment un peuple dont le genre de vie montre extérieurement la différence chrétienne.

    Certains, très minoritaires il est vrai, penseront qu’une communauté peut n’être composée que de saints, qu’il y a une évidence dans le discernement des "saints visibles". Les "visibles saints" seront les signes extérieurs de l’œuvre de la grâce.

    Le chrétien se distinguera par son genre de vie, ses loisirs, ses vêtements même. La visibilité de la sainteté est de la nature de l’Eglise chrétienne. Elle est le fruit de la sanctification par l’Esprit.
  • par les mouvements de guérison
    Au XIXème siècle, dans le cadre des Réveils, s’est répandue très largement la conviction que le "plein Evangile" était une bonne nouvelle pour l’homme tout entier, corps et âme. Un réveil qui n’aurait eu que des conséquences intérieures, spirituelles, sans conséquences corporelles et extérieures, n’aurait pas été "pleinement évangélique".

    De façon analogue, la "Christian Science" et l’adventisme avaient insisté sur le fait que l’Evangile apporte la guérison physique. Ces miracles sont des signes extérieurs évidents de la grâce. Une dérive possible serait de conclure que celui qui ne guérit pas n’a pas la foi.

  • par le méthodisme et par le baptisme du Sud des Etats-Unis
    Méthodistes et Baptistes ont été les grands prédicateurs de la "Frontière" et des Noirs. Dans leurs Eglises, l’Evangile a été annoncé aux pauvres qui ont découvert qu’eux aussi pouvaient recevoir l’Esprit. Que les dons de l’Esprit soient donnés à tous, voilà encore un signe évident de la puissance de l’Esprit.
On estime que le pentecôtisme "classique" regroupe actuellement 193 millions de personnes. On peut le diviser en trois grands courants théologiques :

- les wesleyens (WESLEY fut au XVIIIème siècle le fondateur du méthodisme), pour qui le baptême dans l’Esprit est une troisième "crisis expérience" après la conversion (première expérience) et la sanctification (deuxième expérience),

- les calvinistes et les baptistes, pour qui le baptême dans l’Esprit est une "deuxième expérience","la sanctification n’étant que le déploiement dans le temps des virtualités de la conversion,

- les unitariens qui ne reprennent pas la doctrine trinitaire orthodoxe.

B - LE RENOUVEAU CHARISMATIQUE

La deuxième vague du pentecôtisme est constituée par les mouvements charismatiques. Il s’agit de chrétiens qui ont adopté la spiritualité pentecôtiste sans pour autant quitter leur Eglise d’origine. Le plus ancien mouvement charismatique est probablement l’Union de prière du pasteur français Louis DALLIERE : tout en restant dans l’Eglise Réformée de France, il avait repris l’essentiel du Pentecôtisme dès 1930. Mais le courant charismatique ne s’est vraiment développé qu’à partir de la fin des années 50. En 1957, le courant était assez important pour qu’un Synode régional de l’Eglise Réformée des Pays-Bas y consacre une lettre pastorale.

En 1961, le pasteur luthérien américain Larry CKRISTENSON fondait le courant charismatique luthérien.

En février 1967, des professeurs catholiques de l’université de PITTSBURG reçoivent le baptême dans l’Esprit.
Actuellement, chez les catholiques on préfère parler de "Renouveau" plutôt que de "mouvement charismatique", pour bien montrer que les dons spectaculaires de l’Esprit, malgré leur importance dans ce courant, ne constituent pas le cœur de sa mission et de son message.

A partir de 1973, des entretiens théologiques tenus à MALINES sous l’impulsion du cardinal SUENENS ont coordonné les réflexions théologiques sur le Renouveau. Le premier document de MALINES, en 1974, précise que le Renouveau catholique est unanime pour ne pas établir de lier obligatoire entre glossolalie et baptême dans l’Esprit Saint.

La théologie pentecôtiste catholique a eu deux lignes d’interprétation du baptême dans l’Esprit.

Certaine insistent sur le fait qu’il n’est pas indépendant des sacrements : ce baptême dans l’Esprit est la prise de conscience de la grâce reçue et restée jusqu’alors inaccessible à la conscience claire.

D’autres, plus proches en cela des pentecôtistes, affirment une certaine indépendance du baptême dans l’Esprit par rapport aux sacrements. Ils retiennent que St Thomas d’Aquin considérait comme possibles des missions spéciales de l’Esprit dans l’âme du baptisé à des tournants importants de sa vie chrétienne. Le baptême dans l’Esprit serait une de ces missions. Dans les deux cas, la doctrine pentecôtiste est corrigée pour devenir compatible avec la doctrine sacramentaire catholique.

A partir de 1978, le Conseil Oecuménique des Eglises a lancé une consultation de ses Eglises membres sur la situation des groupes charismatiques dans les diverses Eglises membres du Conseil.

A la suite de cette consultation, un colloque tenu à BOSSEY en 1980 permit de faire le point sur la situation des charismatiques dans le monde. Il en ressort que le courant est mondial, et qu’il intéresse presque toutes les Eglises membres du C.O.E. On a noté que le mouvement charismatique catholique s’était mieux que d’autres inséré dans son Eglise : la structure épiscopale et l’existence ancienne de communautés religieuses ont facilité l’intégration dans l’Eglise de groupes non paroissiaux rassemblés autour d’une expérience spirituelle particulière.

On estime que cette "deuxième vague" regroupe actuellement 140 millions de personnes, dont 60 millions de catholiques.

C - LE PENTECOTISME "INDEPENLANT"

La troisième vague est apparue aux Etats-Unis dans les années 1980. Elle n’a pas encore gagné l’Europe de façon significative.

Avec le temps, les "pentecôtistes classiques" avaient abandonné un certain nombre des pratiques les plus contestées du pentecôtisme primitif, ou leur avait accordé moins d’importance. Par exemple, les Assemblées de Dieu étaient très réticentes devant le "sommeil dans l’Esprit" ou la "danse dans l’Esprit". Beaucoup avaient aussi abandonné les plus contestables des "procédés" des anciens pentecôtistes. Le courant charismatique avait redonné une nouvelle vie à ces pratiques un peu oubliées. Mais, au sein des grandes Eglises, une régulation analogue se produisit vite, qui marginalisa les pratiques les plus contestées.

Par réaction, se constituèrent des Eglises pentecôtistes indépendantes, regroupant les déçus du pentecôtisme classique et les déçus du mouvement charismatique. Ces Eglises ont restauré le pentecôtisme à l’ancienne mode, tel qu’il ne se vivait plus ailleurs.

Il s’agit donc d’un courant qui va dans le sens inverse de celui du Renouveau : tandis que le Renouveau souligne que le pentecôtisme peut être vécu dans le cadre des grandes confessions chrétiennes, ces nouvelles Eglises soulignent l’originalité du pentecôtisme par rapport à toutes les autres traditions, et son irréductible différence. On peut citer le Rhema Bible Collège, affilié à un courant appelé "The Word of Faith Theology",le Network of Christian Ministries, les John Winber’s Vineyard Churches, Maranatha Christian Churches, et Kenneth Copeland Ministries.

Henry LEDERLE distingue quatre courants dans cette "troisième vague" (1) :

- Le "Faith Movement", auquel appartient la Rhema Church.
Ce courant insiste sur la puissance de parole, qui peut donner le bonheur spirituel, mais aussi la santé et la prospérité. Le danger est de mettre l’Esprit à notre disposition pour réaliser des rêves narcissiques ou matérialistes.

- Le courant "restaurationiste", qui insiste plus sur les relations interpersonnelles que sur les structures. Il veut "restaurer" l’Eglise primitive en restaurant les ministères décrits en Ephésiens 4.

- Le "Dominion Movement" presque théocratique, qui veut rétablir le Royaume dans toutes les sphères de la vie

- Le "Power Encounter Movement" qui insiste sur les guérisons et les signes extraordinaires.

Cette "troisième vague" regrouperait 20 à 30 millions de personnes, essentiellement aux Etats-Unis.

D - LES "EGLISES AUTOCHTONES"

Faut-il parler d’une "quatrième vague" avec les Eglises indépendantes du Tiers Monde, ou sont-elles une autre forme de la "troisième vague" ?

Certaines Eglises africaines anciennes avaient un caractère charismatique marqué, comme l’Eglise Kimbangui au ZAÏRE. De très nombreuses Eglises indépendantes se sont développées ces dernières années en Afrique, en Asie et en Amérique latine.

Mais beaucoup de ces Eglises mêlent des éléments venus des religions traditionnelles à un héritage évangélique américain. C’est pourquoi beaucoup de spécialistes préfèrent ne pas appeler pentecôtistes ces Eglises. Leurs racines sont trop différentes de celles du pentecôtisme classique. Certaines pourraient cependant être légitimement rattachées au tronc pentecôtiste.

Numériquement, ces Eglises "indigènes" représenteront au XXIème siècle un des plus importants courants du christianisme mondial.

III – Description sociologique

Je m’appuierai ici sur le livre de Margaret MOLOMA, une sociologue américaine, engagée dans le Renouveau catholique : "THE ASSEMBLIEZ OF GOD AT THE CROSSROAD" (Knoxville, 1989). Selon elle, le Pentecôtisme est une "protestation contre la modernité".

La scission entre le domaine de la vie publique et celui de la vie privée, caractéristique de la modernité, fait que les hommes ne trouvent plus de réponse sociale au sens de leur vie, tandis que s’impose à eux une rationalité technique qui domine la vie publique sans que les individus puissent établir un lien entre cette rationalité et leur quête du sens.

Ceci explique l’émergence de nouveaux courants religieux, et le succès des Eglises les plus conservatrices. En effet, ces Eglises conservatrices proposent une voie de rupture exigeante par rapport à une société moderne qui paraît à beaucoup décevante.

Les Eglises plus libérales, qui cherchent à s’adapter à la modernité, perdent leur clientèle qui les rejettent en rejetant cette société décevante. En outre, le radicalisme et le fondamentalisme des théologies de ces Eglises "conservatrices" les met à l’abri de toute réfutation par la raison moderne : leur fidéisme est irréfutable par la raison instrumentale.

Le mouvement pentecôtiste s’inscrit donc dans un courant plus vaste de protestation contre le primat dans notre vie sociale d’une rationalité froide, indifférente ou étrangère aux questions du sens. Appartiennent aussi à ce courant de protestation les mouvements religieux du New Age et 1’Evangélisme conservateur. Ce sont des groupes religieux qui ont actuellement le vent en poupe, et qui connaissent une forte croissance, tandis que les Eglises mieux insérées dans la société et mieux intégrées à la modernité reculent.

Mais le Pentecôtisme est original dans sa révolte contre la modernité, et il ne peut être purement et simplement assimilé aux nouveaux mouvements religieux non plus qu’aux courants évangéliques. Le Pentecôtisme est original en ce qu’il appuie et valide sa protestation avec les "charismes" - des expériences de vie chrétienne évidentes pour ceux qui entrent dans ces expériences.

En fait, le refus par le Pentecôtisme de la rationalité instrumentale et "unidimensionnelle" de la modernité n’est pas total.

Il ne s’agit pas tant d’un refus de cette modernité que d’une intégration de la rationalité instrumentale, pragmatique, dans une autre vision du monde, dominée par l’affectivité et les valeurs absolues.

Comme la raison unidimensionnelle n’a rien à dire ni sur l’affectivité ni sur les valeurs absolues, elle est d’une certaine façon une aide pour le développement des "théologies conservatrices" auxquelles appartient le Pentecôtisme. Et les pentecôtistes, tout en critiquant la modernité, sont très à l’aise dans l’usage des instruments qu’elle fournit.

Voilà comment Margaret POLOMA résume sa thèse :

"Il apparaît que de nombreux charismatiques contemporains, y compris des Pentecôtistes, sont capables d’articuler leur foi en un Dieu personnel et actif à une vision du monde radicalement moderne d’une façon qui enrichit réellement l’homme unidimensionnel spirituellement si pauvre... Les procédures raisonnables de la raison instrumentale, si caractéristiques de la science moderne, sont intégrées dans une conception du monde dominée par le sacré." (2)

En d’autres termes, ce qui est rejeté par le Pentecôtisme, ce n’est pas la raison instrumentale de la modernité, c’est la prétention de la modernité à rendre cette raison instrumentale auto-suffisante.

Le postulat implicite est que l’échec des Lumières trouve son remède dans une affirmation forte de la foi. Je ne poserai à ce propos qu’une question : la conception pentecôtiste de l’évidence de la foi et de la grâce n’est-elle pas un produit de la raison instrumentale, devenue incapable de reconnaître la validité de connaissances non évidentes ? (évidence inductive de l’expérience, évidence déductive du raisonnement : le pentecôtisme ne nous fait pas sortir de cette problématique post-cartésienne).

Y A-T-IL UNE EVIDENCE DE LA GRACE ?

La réalité de l’action de l’Esprit s’impose dans le Pentecôtisme, avec la force d’une quadruple évidence : l’évidence intérieure de la grâce, l’évidence extérieure des signes sensibles de cette grâce, l’évidence de l’Ecriture, l’évidence de la communauté des "visible saints"

I - LE PRIMAT DE L’EXPERIENCE AUX ORIGINES DE LA REFORME

La Réforme de LUTHER était née de l’affirmation suivante de Luther : la foi, c’est-à-dire la certitude que Dieu me sauve, me libère de mon angoisse. La foi me donne la certitude de mon salut. La foi est l’espérance confiante née de cette promesse.

Luthériens et calvinistes insisteront sur cette "assurance de la foi". Le "sola fide" donne à l’expérience intérieure du croyant une pertinence théologique que le catholicisme lui a toujours refusée. Loin d’être son juge, le Magistère ecclésiastique est jugé par cette expérience personnelle.

L’insistance des pentecôtistes sur une expérience évidente de l’Esprit les situe donc dans la lignée des Réformateurs. LUTHER et CALVIN n’hésitent pas à décrire la foi avec un vocabulaire qui relève de l’expérience sensible. En cela ils n’innovent pas : Luther invoque à juste titre le précédent de St Bernard.

II - RELATIVISATION LUTHERIENNE DE CETTE EXPERIENCE PAR LA THEOLOGIE DE LA PAROLE, LORS DES COMBATS CONTRE L’ANABAPTISME

S’il est vrai que le protestantisme tout entier hérite de la conception luthérienne de la foi comme expérience personnelle et fondatrice, cet héritage sera reçu de façon diversifiée.

Devant les dangers de l’anabaptisme extrémiste et des "Enthousiastes", LUTHER insistera davantage, à la fin de sa vie, sur l’objectivité de la Parole qui donne la foi. Il relativisera par là-même l’aspect subjectif d’expérience personnelle de la foi.

Dans la même ligne, les luthériens vont insister sur le "sola gratia" au point qu’il pourra parfois absorber le "sola fide". Cela était le cas dans l’orthodoxie luthérienne des XVIIème et XVIIIème siècles. Cette orthodoxie développa la théologie luthérienne de la Parole dans une perspective rationaliste.

Contre le piétisme qui soulignera que la foi est une expérience qui engage la sensibilité, l’orthodoxie développera le thème luthérien du "simul justus et peccator" de telle sorte que la foi n’aura pas d’autre évidence sensible que le fait de la confession de foi. Ni mes sentiments, ni mes actes ne sont des signes pertinents : je suis toujours pécheur.

Par suite de l’influence de 1’évangélisme fondamentaliste, ne distinguant pas, comme LUTHER, la Parole de la lettre, le Pentecôtisme classique vérifie dans l’Ecriture lue de façon fondamentaliste l’authenticité des inspirations personnelles. Plus que de LUTHER, il est proche de CALVIN : il y a harmonie entre témoignage intérieur et témoignage extérieur de l’Esprit.

III - "LE TEMOIGNAGE INTERIEUR DE L’ESPRIT" :
CALVIN REHABILITE L’EXPERIENCE PERSONNELLE

CALVIN appelait cette évidence intérieure "le témoignage intérieur de l’Esprit Saint". Elle authentifie avec certitude l’Ecriture comme la Parole ; et elle donne l’assurance certaine du salut. La réalité de l’irruption de la grâce produit des effets au niveau de la conscience claire.

Dans la théologie pentecôtiste, l’Esprit Saint ne nous baptise pas sans nous le faire savoir. Cette connaissance certaine à TOPEKA avait été préparée par le témoignage extérieur de l’Ecriture et confirmée par l’expérience personnelle. Ecriture et expérience se confirment mutuellement.

IV - MEFIANCE CATHOLIQUE ENVERS L’EXPERIENCE

La théologie catholique, surtout dans la période de la Contre-Réforme, puis dans la lutte anti-moderniste, a regardé avec méfiance les appels à l’expérience.

Le fait que l’Esprit puisse se manifester de façon sensible n’a pas été nié, certes. On peut même dire que le catholicisme de la Contre-Réforme a laissé plus d’espace pour les manifestations "charismatiques" (visions, miracles, etc.) dans la piété populaire que ne l’ont fait les orthodoxies luthériennes et calvinistes qui sont restées très méfiantes devant tout danger d’illuminisme ou d’"enthousiasme". D’une certaine façon, le catholicisme a mieux toléré les "expériences religieuses" que les orthodoxies protestantes.

Mais la théologie catholique, même lorsqu’elle reconnaissait la validité de ces expériences, en a toujours limite la signification. Cette limitation a porté sur deux points : les théologiens catholiques ont subordonné l’évidence intérieure que donne l’expérience au jugement extérieur de l’Eglise, jugement porté par le Magistère ; en outre, les théologiens catholiques - et le Concile de Trente aussi - ont affirmé que "nul ne peut savoir d’une certitude de foi excluant toute erreur qu’il a obtenu la grâce de Dieu" (Concile de Trente, Décret sur la justification, ch 9, DS 1534-FC 568).

L’évidence intérieure née de l’expérience se trouve dès lors grandement relativisée : elle ne donne qu’"une connaissance probable" soumise au jugement de l’Eglise. Les pentecôtistes "classiques" sont loin de nier la nécessité du discernement ecclésial : c’est dans l’Assemblée que sont prononcées les paroles de prophétie, d’interprétation et de discernement.

Les responsables de 1’Assemblée, Pasteurs ou Anciens, ont un rôle de régulation et de discernement. Mais en définitive, la conviction de foi née de l’expérience personnelle l’emporte sur toutes les médiations ecclésiales de discernement. Ainsi les Assemblées de Dieu prennent soin de laisser une grande liberté aux Eglises locales ; et le Recueil de Vérités Fondamentales n’a pas l’autorité d’une confession de foi.

V - LA PAROLE ATTEINT L’HOMME AUSSI DANS SA SENSIBILITE (PIETISME)

Le piétisme réagira contre la conception rationaliste de la foi dans l’orthodoxie luthérienne. La foi est aussi sentiment.
Le piétisme reprochera à l’orthodoxie d’avoir substitué au salut par la foi le salut par le dogme. Il ne suffit pas, pour être converti, d’avoir l’assurance intellectuelle que Dieu me sauve. Plus proche du véritable LUTHER que l’orthodoxie, le piétisme insiste sur le fait que la foi engage tout l’être, et que notre sensibilité est engagée. Le piétisme fera du sentiment ou de l’émotion un signe important de la foi. Les pentecôtistes, par l’intermédiaire des méthodistes, ont reçu cet héritage piétiste de la valorisation théologique du sentiment et de l’émotion.

Le piétisme présentera un "type de conversion" qui reste le modèle des conversions des mouvements de Réveil et du Pentecôtisme.

La conversion piétiste est une conversion brusque, dans une expérience de "crise", où la sensibilité est profondément engagée. L’appel du Seigneur entendu dans la prédication, ou la lecture de la Parole, me fait découvrir l’ampleur et l’horreur de mon péché. Cette découverte produit une intense émotion. Le converti peut s’écrouler en pleurs. Puis vient, brusquement elle aussi, la découverte que Dieu me pardonne. Survient alors un grand sentiment de joie, qui lui aussi peut se manifester extérieurement par des attitudes, des cris, des chants, dans un grand climat d’émotivité.

C’est à cette conversion piétiste que les mouvements de Réveil appelleront les foules. Dans le piétisme et dans les mouvements de réveil, cette expérience intérieure qui se traduit extérieurement par un comportement très émotif est le signe, tant intérieur qu’extérieur, de la conversion. Le baptême dans l’Esprit pentecôtiste a été dès le début du Pentecôtisme pensé sur le modèle de la conversion piétiste, - bien qu’il corresponde à une étape ultérieure de la vie chrétienne.

VI - LA VIE CHRETIENNE, SIGNE VISIBLE DE LA GRACE (BAPTISTES, PURITAINS)

Alors que la tentation luthérienne serait de privilégier le "sola gratia" au risque d’oublier le "sola fide" et les oeuvres de la foi, la tentation baptiste sera inverse. Leur insistance sera sur le"sola fide"plus que sur le "sola gratia" ; et dans le sola fide baptiste, la foi sera vue autant dans ses manifestations extérieures que dans son aspect d’expérience intérieure. La foi n’est plus - plus seulement - l’assurance du salut. Elle est aussi et surtout une vie chrétienne. Il n’y a pas de foi qui ne s’exprime dans une vie.

Les baptistes étaient sensibles au fait que l’enseignement luthérien sur la grâce risquait de conduire à une foi sans les oeuvres - ce que BONHOEFFER appellera "la grâce à bon marché". Les Baptistes rappellent "le prix de la grâce" : les oeuvres. Les baptistes américains, qui ne sont pas les héritiers directs des baptistes du XVIème siècle, mais qui "descendent" de puritains congrégationalistes qui ont découvert le baptisme historique lors d’un exil en Allemagne, développent ce thème des oeuvres de la foi dans un contexte et avec des catégories de pensée très proches du puritanisme.

Certes, la grâce ne dépend pas des oeuvres. Mais les oeuvres sont le fruit évident de la grâce. La glossolalie, les guérisons pentecôtistes, sont elles aussi des fruits de la grâce. Si tu es chrétien, cela doit se voir dans tes oeuvres. Apparaît ici la notion de "visible saints", qui sera ensuite empruntée aux baptistes par les puritains, et qui deviendra le bien commun de tous les chrétiens "born egain" américains. Dans cette perspective, l’Eglise est composée de chrétiens "nés à nouveau", dont la sainteté (pur don de la grâce) se manifeste visiblement par leur vie. Cette position conduit logiquement au refus du baptême des enfants et à l’importance attachée aux expériences de conversion des adultes.

Les mouvements charismatiques ont pu se développer dans les grandes Eglises pédobaptistes lorsque le progrès de la sécularisation a fragilisé ces Eglises ; les membres de ces Eglises ressentent davantage le besoin d’une expérience de type "conversion" à l’âge adulte, même s’ils ont été baptisés depuis longtemps.

VII - JUSTIFICATION, SANCTIFICATION, BAPTEME DANS l’ESPRIT

La théologie méthodiste de la sanctification est née dans un contexte analogue à celui du Baptisme. John WESLEY, le fondateur du Méthodisme, était effrayé de voir qu’en invoquant la doctrine du salut par la grâce seule, de jeunes soldats anglais se permettaient les pires comportements.

La doctrine de la sanctification, empruntée par WESLEY à CALVIN, permet, de remettre en valeur la Loi et l’éthique. La sanctification est, pour CALVIN, en quelque sorte le déploiement dans le temps des fruits de la justification. (Il y a donc, pour CALVIN comme pour WESLEY, deux étapes dans l’expérience chrétienne : la justification et la sanctification. LUTHER, lui, avait concentré sa réflexion sur la justification). Alors que les oeuvres ne jouent aucun rôle dans la justification, elles en jouent un dans la sanctification. WESLEY, anglican, lecteur de François de Sales, était d’ailleurs plus disposé que CALVIN à accorder aux oeuvres un rôle actif dans la sanctification.

Outre la plus grande place qu’il accorde aux oeuvres dans la sanctification, - c’est ce qu’on appelle son "arminianisme", du nom d’un théologien calviniste hollandais qui avait refusé l’orthodoxie calviniste sur la prédestination -, WESLEY se distingue de CALVIN par le fait qu’il décrit parfois la sanctification selon le modèle de la conversion piétiste. La sanctification se produirait, comme la conversion, sous la forme d’une expérience brusque et dans un grand climat d’émotivité. Son compagnon, Jean de la FLECHERE, a nommé cette "seconde expérience" du nom de "Baptême dans l’Esprit Saint".

En fait, il n’est pas certain que WESLEY ait envisagé la sanctification comme étant nécessairement une expérience brusque. Mais c’est l’interprétation qui a été donnée de son oeuvre dans une partie du méthodisme américain. A partir de 1860, il y eut d’âpres discussions dans le méthodisme américain pour savoir si la sanctification se produisait en un instant ou bien si elle se déployait dans la durée.

Dans les années 1890, le méthodisme se divisa à cause de divergences d’options à ce sujet. Charles PARHAM, le fondateur du Pentecôtisme, appartenait à ces groupes méthodistes qui tenaient pour la thèse d’une sanctification instantanée. Il a pensé le baptême dans l’Esprit sur le modèle de cette expérience, comme étape ultérieure.

EN GUISE DE CONCLUSION

Notre intention n’est pas de rechercher ce qui, dans le Pentecôtisme, est "catholique" en en écartant tout ce qui serait "protestant". Il s’agit plutôt de voir que les chrétiens sont affrontés depuis la naissance du monde moderne à la même question :

Comment rendre compte de notre foi dans un monde dominé par la raison instrumentale et la conception moderne de l’expérience, excluant a priori le surnaturel ?

Il est probable que, dans leurs diversités, nos réponses se corrigent les unes les autres. Les chrétiens "classiques" peuvent retrouver chez les pentecôtistes cette vérité que toute foi est expérience, et naît d’une expérience qui d’une certaine façon contient en elle-même sa propre justification. Les pentecôtistes peuvent apprendre, de la longue histoire de l’Eglise, que l’expérience chrétienne est toujours menacée d’illusion, surtout lorsqu’elle se prétend prophétique, et que la foi dépasse toujours notre expérience, et d’une certaine façon lui échappe.

L’évidence de la foi n’est ni l’évidence rationaliste et mathématicienne du cartésianisme, ni l’évidence matérialiste et terre-à-terre de l’empirisme, mais la foi n’est cependant pas condamnée au silence devant l’inaccessible ineffable.

NOTES : ---------------------------------------------------------------------

1) Henry I. LEDERLE, The Spirit of Unity, Discomforting Comforter, in "THE, CECUMENIAL REVIEW", Genève, 42-3/4, Juillet-octobre 1990 [ Retour au Texte ]

2) Magaret P. POLOMA "The Assemblies of god at the Crossroads, Charisma and Institutional Dilemnas" , Knoxville, 1989 [ Retour au Texte ]