Religieux contemplatif


Frère Claude RICHARD,
cistercien, abbé de Notre Dame de TIMADEUC

"Que voudras-tu faire quand tu seras grand ?"
Cette question a fait jaillir dans ma petite tête d’enfant de 11 ans la lumière qui éclaira toute mon existence !
Si Dieu est, comment ne pas Lui consacrer mon être et ma vie ?

- Dieu seul -

Il me semble qu’il y a là une vérité première qui est le fondement de toute vie monastique, pour ne pas dire de toute vie chrétienne ou simplement humaine.

Dieu - (pour peu que l’on perçoive quelque chose de la perfection, de la sainteté, de la transcendance que ce mot signifie en Celui qu’il désigne, de la dépendance aussi de toute créature à son égard) - il apparaît immédiatement qu’il est infiniment digne d’être le Maître unique et absolu de nos vies, de ma vie, suivi et aimé pour Lui-même, indépendamment de toute autre considération.

Mais cette évidence devient brûlante et urgente quand on a appris de la foi chrétienne que cette transcendance est celle de l’Amour. Si Dieu est Amour, si pour Dieu, Etre - c’est là son Nom : "Je suis celui qui suis" (Ex 3, 14) -, si, pour Dieu, Etre c’est Aimer, si, aimant, Dieu est tout à tous - parce qu’il est simple et que son cœur ne saurait être partagé -, donc tout à moi, minuscule et misérable créature, en même temps que tout à chacun de ceux qu’il n’a créés, qu’il ne crée que par et pour l’amour ; s’il ne sait qu’aimer et m’aime dans l’Esprit comme son propre Fils, à en mourir, et est éternellement en attente de ma réponse à son Amour ; s’il est éminemment personnel et ne peut vivre que de relations inter-personnelles d’amour : comment ne serais-je pas pressé de Lui donner tout ce que j’ai, tout ce que je suis, toute ma capacité d’aimer ?

"Moine", du grec "monos", qui signifie "seul" : ce terme évoque pour moi cette impérieuse nécessité d’être tout à Dieu seul.

• Cela ne signifie pas du tout être à Dieu "exclusivement" : l’amour pour Dieu, bien loin d’exclure, ne peut qu’inclure l’amour pour tout ce qu’il fait, pour tous ceux qu’il aime - et plus encore le désir que tous répondent à son Amour -. Aimer tout et tous, mais comme Lui en Lui, pour Lui.
• Cela ne signifie pas non plus attendre tout de Lui seul parce que Lui seul peut combler toutes mes aspirations et me donner de vivre en plénitude. Certes, Source transcendante de tout bien et de toute valeur, Lui seul le peut. Et, vraiment, "trop est avare à qui Dieu ne suffit". Mais une telle vision reste égocentrique. Dieu infiniment digne d’être aimé, oui, mais pour Lui-même, et non pas pour moi (au moins en un premier temps) ni pour d’autres.
• Cela enfin ne signifie pas nécessairement non plus le "seul à seul" d’une vie solitaire : les moines, dans leur grande majorité, vivent en communauté. Même si la solitude est une dimension importante de toute vie monastique (et déjà de toute vie vraiment personnelle) et même si l’amour, qui est relation inter-personnelle, implique une intimité, un secret qui ne se vit que dans le seul à seul : "entre dans ta chambre et prie ton Père qui est là dans le secret" (Mt 6, 6)

Aux yeux du "moine" que je me sens appelé à être, Dieu est seul en ce sens qu’il est l’Unique auquel je me dois tout entier (Mc 12, 29). Et, devant Lui, je suis seul en ce sens que, m’ayant créé, à son image, personnel, Il attend de moi une réponse d’amour que, seul, je peux Lui donner.

- Jésus -

Cet Amour qu’est Dieu, cet Amour vivant et personnel qui m’interpelle, Jésus en est la Révélation éclatante, éblouissante : dans l’anéantissement de son Incarnation, dans l’humilité de sa vie en ce monde, dans le don de sa Mère, de son Eglise, de son Eucharistie, dans l’incompréhensible confiance accordée à ses amis, dans la communication de son Esprit, dans sa permanente intercession en notre faveur, dans ses promesses de l’héritage éternel...

C’est qu’il est "l’image du Dieu invisible" (Col 1, 15). Il est le Fils, et "qui Le voit voit le Père" (Jn 14, 9).

Mais par le fait même, c’est Lui aussi qui m’apprend à répondre à l’Amour du Père.

Le Père m’interroge par Lui, et, par Lui, me souffle la réponse, me donne de répondre.

Jésus est la question et la réponse. La question du Père, la réponse filiale.

Le monachisme est une voie, parmi d’autres, de salut et de vie et Jésus en est le guide (règle de St Benoît, Prol.21, 22, 48). La vie monastique est un combat pour le Royaume où nous est promise la vision même de Dieu : Jésus est le Roi qui mène à ce combat et conduit à la victoire (R.B. Pro.3 ; 1, 2-5). Le monastère est une école, une "école du service du Seigneur" (R.B., Pr.45), une "école de charité", comme aimaient à dire les premiers Pères de Cîteaux où l’on apprend à aimer, car on ne répond finalement à l’Amour que par l’amour. Jésus en est le Maître unique (Mt 23, 10).

Pour répondre à l’Amour, il faut, il suffit de l’imiter (R.B.7,32.34 ; 27,8). Car Il sait, Lui, ce qui plaît au Père et le fait toujours (Jn 8, 29).

En un mot, Il nous apprend, Lui, le Fils Unique et Bien Aimé, à être fils comme Lui et en Lui. Après avoir traduit dans notre condition humaine l’Amour du Père et la réponse de son éternel Amour filial au sein de la Trinité, Il vient en chacun de ceux qui lui ouvrent leur cœur par la foi, revivre le mystère de cet amour filial, tout en même temps humain et divin.

Si je n’ai d’autre désir que de répondre à l’Amour du Père , ma règle de vie se résumera tout naturellement dans la consigne de St Benoît :

"n’avoir rien de plus cher que le Christ" (R.B.5,2) ; "ne rien préférer à l’Amour du Christ" (R.B.4,2l).

- La voix de l’Esprit -

Jésus pourtant ne nous soustrait pas à la condition présente, celle de la faiblesse de la chair, celle de l’obscurité de la foi : Dieu, en ce monde, nous demeure invisible (Jn 1, 18 ; 1 Tm 1, 17 ; 6,16).

Aussi la réponse à l’appel de l’Amour ne peut être donnée que sous la forme d’une recherche de Dieu. Chercher Dieu, c’est le sens même de la vie humaine ici-bas (Ac 17, 27), c’est le seul moyen de Lui plaire (He 11, 6). Et, selon toute la Tradition monastique, le moine est d’abord un chercheur de Dieu (R.B.,58,7).

Il faut partir sans savoir, pour ainsi dire, où l’on va (He 11, 8), "marcher comme si l’on voyait l’Invisible" (He 11, 27) - et ce n’est pas facile -. L’illusion dans cette recherche est bien fréquente. Des Pères du monachisme s’en sont toujours beaucoup méfié.

Jésus, il est vrai, nous a donné son Esprit. C’est Lui, Esprit de vérité, qui nous enseigne toute chose. C’est Lui, Esprit d’amour, qui peut nous donner de reconnaître les appels de l’Amour et d’y répondre.

Mais sa voix en nos cœurs est mêlée à mille autres voix : celles du monde qui nous entoure, "tout entier sous l’empire du Mauvais" (1 Jn 5, 19), celles des désirs désordonnés résultant de notre propre péché, celles de toutes les influences plus ou moins consciemment reçues dans notre passé ou subies à chaque moment. Toutes ces voix brouillent et couvrent au moins jusqu’à un certain point celle de l’Esprit. Comment discerner celle-ci ?

Rien de plus important pourtant, non seulement pour ne pas s’égarer, pour ne pas courir en vain, mais parce que être conduit par l’Esprit du Fils, c’est déjà être fils, et c’est donc déjà, autant qu’il est possible en ce monde, répondre à l’Amour comme le Père l’attend de nous.

Le critère par excellence, ici, selon la Tradition monastique, c’est 1’obéissance. L’obéissance à un père spirituel déjà expérimenté dans les voies spirituelles et à même de me dire : cette lumière, cette inspiration, ce désir, ils viennent effectivement de l’Esprit, mais pas cette intuition, pas ce désir-là.

S’engager dans la voie monastique, c’est entrer dans l’obéissance. C’est reconnaître mon aveuglement en ce qui concerne mon propre cheminement spirituel, c’est accepter de m’ouvrir, jusqu’à être aussi transparent que possible, à mon père spirituel, et c’est être prêt à lui obéir en tout, confiant en ce que son discernement m’apprendra peu à peu à discerner par moi-même la voix de l’Esprit, à obéir à l’Esprit (R.B., Pr.11).

Mais je sais que le péché m’habitera jusqu’à la mort, et qu’une vie entière n’est pas de trop pour cet apprentissage. Telle est, en tout cas, la pensée de St Benoît (et je n’ai aucune peine à lui faire confiance) selon lequel on entre au monastère dans le désir d’être conduit par un père spirituel (R.B. 5,12) et pour qui l’obéissance est vraiment l’alpha et l’oméga de la vie monastique (cf. R.B., Pr.lss ; 73,6 ; et passim). Elle est, affirme-t-il, au moins pour le moine, la voie qui mène à Dieu (R.B. 71,2).

- Conversion -

Aux yeux de St Benoît, à vrai dire, la valeur de l’obéissance ne lui vient pas seulement de cet apprentissage du discernement. Elle brise la volonté propre, principal obstacle, pour le moine, au progrès spirituel.

Ne pas faire sa volonté propre (R.B.7,21), ne pas l’aimer (7,31), y renoncer (7,19), la "déserter" (5 ;7), la "haïr" (4,60) : l’auteur de la Règle n’a pas d’expression trop forte pour mettre en garde contre elle. Il voit en elle la porte ouverte à l’orgueil, racine de tout péché, en même temps que son expression la plus commune (R.B. 5,1.7 ; 7.19.21.31 et passim).

Mais voilà peut-être justement ce qu’il me faut découvrir d’abord, si je veux répondre à l’Amour du Père : mon péché !

Car plus que sur toute chose, je suis aveugle sur mon péché. Je me le cache à moi-même, je refoule le sentiment que j’en ai : c’est trop lourd ou trop humiliant.

Pourtant je suis vraiment pécheur. Pas seulement du fait du péché originel, mais du fait aussi de mes fautes personnelles : c’est une vérité de foi (1 Jn 1, 8-10) ! Si je ne le vois pas, je dois le croire !

Mais si cette vérité de foi reste pour moi une connaissance abstraite, cérébrale, elle n’influera pas sur mon comportement : le péché, comme l’enseigne Jésus aux pharisiens, demeurera (Jn 9, 39-41).

Rien de plus important, dès lors, au seuil de mon engagement dans la recherche de Dieu, que de prendre une conscience réaliste,"expérientielle" si je puis dire, de ma condition de pécheur.

Mais c’est précisément là le premier bénéfice de la vie monastique en communauté. Le climat de silence qui donne aux moindres problèmes une résonance inattendue, la présence continuelle des frères qui fait tomber les masques, mettent en pleine lumière des faiblesses, des défauts, des vices que je ne me connaissais pas. Peut-être même ferai-je l’expérience douloureuse et bienheureuse du cœur brisé et des larmes.

St Benoît dit qu’on entre au monastère "pour se convertir" (R.B., 58,1). Beaucoup, peut-être, en frappant à la porte du noviciat, n’ont pas explicitement cette intention. Ils découvriront vite qu’il s’agit bien de cela.

Car la vie monastique doit être une conversion permanente.

Celle-ci est conditionnée, au départ, par la façon de réagir à la découverte de ma condition de pécheur : le découragement, a fortiori le dépit ou l’évasion, pourraient être catastrophiques. Un grand pas sera fait au contraire si la réaction est humble et réaliste. L’aide d’un père spirituel, ici, et plus largement le bon climat d’une communauté vraiment fraternelle, sont infiniment précieux.

- Ascèse -

C’est en effet un humble réalisme dans la connaissance que je prends de moi-même et de mon péché qui permettra à l’Esprit de me convertir : car la conversion, c’est une véritable re-création qui ne peut être que son oeuvre.

Encore faut-il m’y disposer et, après avoir pris conscience de mon besoin de conversion, bien vouloir y mettre le prix : qui veut la fin veut les moyens. Il ne s’agit pas de pratiques pénitentielles extraordinaires. Mais la chair, enseigne St Paul, s’oppose à l’Esprit et l’Esprit à la chair : il y a entre eux antagonisme (Ga 5, 17) et ceux qui sont au Christ ont crucifié la chair avec ses passions et ses convoitises (Ga 5, 24).

La Tradition monastique, la tradition cistercienne en particulier, font preuve ici d’un certain radicalisme. Témoin les fortes expressions de St Bernard dans le texte bien connu de sa lettre 142 :

"Notre Ordre, c’est l’abjection, c’est l’humilité, c’est la pauvreté volontaire, l’obéissance, la paix, la joie dans l’Esprit Saint. Notre Ordre, c’est d’être sous un maître, sous un abbé, sous une Règle, soumis à une discipline. Notre Ordre, c’est de nous étudier au silence, de nous exercer aux jeûnes, aux veilles, à la prière, au travail des mains, et, par-dessus tout, de persévérer dans la voie la plus excellente, celle de l’amour."

Mais en ce domaine, Bernard, quoiqu’on ait pu dire, beaucoup plus encore que sur le radicalisme évangélique, insiste sur la nécessaire discrétion. Tout à fait d’ailleurs dans l’esprit de St Benoît qui écrivait :

"Que l’abbé tempère si bien toutes choses que les forts désirent davantage et que les faibles ne se découragent pas" (R.B., 64,19).

- Vie communautaire -

On remarque d’ailleurs que, dans le texte cité, Bernard, "le Docteur melliflue", met l’accent sur les exigences spirituelles de la vie cistercienne beaucoup plus que sur les pratiques extérieures. Et surtout - en finale - sur "la voie la plus excellente, celle de l’amour". Pour lui, comme pour St Paul qu’il cite ici (1 Co 12, 31) l’amour n’est donc pas seulement le but, mais aussi la voie. Et la voie "la plus excellente". Et l’on peut croire que, comme l’Apôtre, Bernard pense surtout ici à l’amour fraternel, celui qui "prend patience, rend service, ne jalouse pas..., ne cherche pas son intérêt, ne s’irrite pas, ne tient pas compte du mal..., excuse tout, croit tout, espère tout, endure tout" (1 Co 13, 4-7), celui qu’une vie étroitement communautaire requiert à longueur de journée et de vie.

Y a-t-il d’ailleurs meilleure ascèse que de vivre toujours ensemble, à l’église, au "scriptorium" (salle commune de lecture), au travail, au réfectoire, au chapitre, voire au dortoir ? Les différences d’âge, d’origine sociale et d’éducation, de caractères et de goûts, de fonctions et de responsabilités dans le monastère, et plus encore peut-être les tensions et heurts inévitables, impliquent quelques renoncements... Mais quelle source de grâces !

Celle d’abord de mieux comprendre que l’altérité de l’autre est infinie ; vérité que nous connaissions intellectuellement, chaque homme, créé à l’image de Dieu, étant absolument unique de par la profondeur proprement divine de son être personnel : mais c’est autre chose d’en faire personnellement l’expérience dans la vie commune...

Celle, du fait même, de rencontrer bien souvent l’occasion de céder, de pardonner, de s’oublier, de s’humilier, bref d’aimer gratuitement.

Mais celle aussi, et plus encore, du soutien et du réconfort mutuel ; celle, simplement, de la joie d’aimer, selon l’expression chère à tous les cénobites, du PS 132 : "Oui, il est bon, il est doux, pour des frères, de vivre ensemble et d’être unis !".

La vie communautaire, c’est vraiment la grâce des grâces ! car c’est en aimant qu’on apprend à aimer, et plus précisément c’est en aimant les hommes nos frères qu’on apprend à aimer Dieu notre Père. Quelle voie plus rapide pour aimer le Tout-Autre que l’on ne voit pas, que celle de l’amour vrai de l’autre que l’on voit ?

- La prière, forme première de l’amour -

Vie commune où tout est partagé : le modèle de l’Eglise primitive décrit par les Actes des Apôtres (Ac 2, 42-47 ; 4, 32-35) est très présent à la pensée de St Benoît et de ses disciples. Mais vie solitaire aussi et très personnelle, grâce en particulier au silence qui, paradoxalement, peut être d’autant plus intense, intériorisant, stimulant, qu’il est vécu ensemble.

Vie simple et sobre mais équilibrée, que se partagent trois occupations principales : travail, "lectio", prière.

Le cistercien gagne sa vie par le travail de ses mains. Le monastère est le plus souvent en pleine campagne, et possède une exploitation agricole. Travail au contact direct de la nature, un peu rude mais sain, requérant la collaboration fraternelle, ne permettant guère les évasions pseudo-mystiques. De quatre à six heures par jour habituellement.

La lecture, surtout de l’Ecriture Sainte, des Pères, des auteurs spirituels, est pratiquée selon différentes formes, depuis la "lectio divina" (lecture méditée de la Parole de Dieu) jusqu’à la lecture d’information, en passant par l’étude proprement dite. Elle est essentielle pour la formation, et pour le développement de la personne. Elle nourrit la foi et stimule l’amour. Chacun la pratique selon ses possibilités et les talents qu’il a à faire fructifier.

La prière est bien sûr le cœur de cette existence qui se veut toute occupée de Dieu. C’est à elle que tout est ordonné, et tout dans le monastère est organisé pour la favoriser. C’est la vie entière qui devrait, qui doit en être imprégnée. Et ce n’est possible que si on lui consacre librement, gratuitement, des temps vraiment substantiels.

Dans la tradition bénédictine, cela se réalise principalement par l’office divin, choral, dit "Opus Dei", Oeuvre de Dieu, qui prend, plus ou moins, quatre heures par jour. Il rassemble tous les frères dès avant l’aube, pour les vigiles le moine veut être un veilleur, un "vigilant", puis aux principaux moments de la journée. Les psaumes en forment la partie principale. Il est centré sur l’Eucharistie. Mais de l’office divin à la prière personnelle et silencieuse et à la "lectio", voire au travail et aux divers moments de la vie communautaire, il n’y a guère de rupture de continuité.

De fait, la prière continuelle a toujours été considérée comme un aspect essentiel de l’idéal monastique. Parce que première forme, première manifestation de l’amour.

L’amour s’exprime de mille manières. Par l’accomplissement de la volonté de celui qu’on aime, par les prévenances ou le respect qu’on lui témoigne, par l’attention portée à ceux qui lui sont chers... Mais il est une expression de l’amour qui prime toutes les autres : le désir d’être avec l’aimé. J’aime dans la mesure où je brûle de ce désir, où je souffre par conséquent de l’absence de celui que j’aime, où je me réjouis de sa présence.

Si j’aime vraiment Dieu, je désire être continuellement avec Lui. Cela se réalise dans la mesure où je prie sans cesse, la prière étant essentiellement l’échange ("admirabile commercium"), le dialogue, avec ou sans parole, où j’écoute sa déclaration d’amour et où je Lui donne ma réponse.

Dieu m’aime éternellement, et de façon toujours actuelle. Par tout ce qu’il fait autour de moi et en moi, Il me dit son Amour : comment prétendre l’aimer sans prêter attention maintenant, et sans cesse (autant que la fragilité humaine me le permet) à sa Parole d’amour, et sans essayer d’y répondre de tout mon cœur ?

Dans la condition actuelle, celle de l’obscurité de la foi, Dieu m’est en même temps infiniment présent et douloureusement absent.

Infiniment présent par son agir créateur, par sa pensée et son Amour, par sa Parole et son Esprit. Et la prière, c’est l’attention vigilante, dans la foi, et aimante, à cette présence. Elle est, de ce côté, commencement de la vie éternelle, anticipation du Royaume.

Douloureusement absent dans la mesure où Il reste invisible. De ce côté, la prière est recherche tâtonnante et espérance ardente de la rencontre éternelle dans l’au-delà.

On voit ici que la vocation monastique met l’accent sur la dimension eschatologique de la vie chrétienne, selon ses deux aspects d’anticipation et d’espérance du Royaume. Accentuation liée à l’idéal de la prière continuelle. Conformément d’ailleurs à l’enseignement du Nouveau Testament, où le précepte de la prière continuelle est le plus souvent mis en relation avec le retour du Christ (cf. Lc 21, 36 ; 18, 1.8 ; 1 Th 5, 17 et 1-11, etc.)

- Fécondité -

En écrivant ceci, je me demande si je ne provoque pas un certain malaise : le moine n’est-il pas, de façon assez individualiste, pour ne pas dire égoïste, à la recherche de son salut ou de sa perfection personnels ? L’objection, parfois, nous est faite : les moines, à quoi ça sert ?

L’essentiel de la réponse, je l’ai donné, je pense, au début de ces pages : Dieu est digne d’être aimé pour Lui-même ; mais aussi : impossible d’aimer Dieu sans aimer en même temps, et du fait même, tous ceux qu’il aime.

A quoi ça sert ? Cette question se situe dans le registre de l’efficacité, ou de l’utilité. Et je n’ai rien à y répondre parce que, me semble-t-il, la vocation monastique se situe dans un tout autre registre : celui de l’amour, celui de la gratuité. A quoi sert d’aimer ? Pour qui aime, la question n’a pas de signification. Comme dit St Bernard, "j’aime parce que j’aime, j’aime pour aimer... ; l’amour seul suffit, il est son mérite et sa récompense, il ne cherche d’autre raison ni d’autre fruit que Lui-même" (Sup.Cant.83,4).

L’Evangile, "l’évangile de la grâce" comme dit St Paul, c’est précisément cette révélation étonnante et vraiment nouvelle : Dieu aime gratuitement et sauve gratuitement. Il n’attend rien en retour. Il n’a pas besoin de nos oeuvres, ni pour le salut des autres, ni pour le nôtre propre, même s’il demande certaines oeuvres à certains, ce qui n’est pas moins étonnant... A son Amour gratuit, la seule réponse juste, c’est l’amour gratuit.

Peut-être veut-Il que certains des disciples de son Fils n’accomplissent aucune oeuvre, ne fassent rien d’autre que de croire en son Amour, et de L’aimer sans considération aucune de ce qui peut en résulter par ailleurs, justement pour témoigner, à la face d’un monde où tout se calcule et se paie, que l’amour véritable est gratuit par nature.

C’est Dieu gui appelle à la vie monastique, on le croit sans peine quand on a éprouvé sa radicale incapacité à persévérer par ses propres forces dans cette vie. C’est Dieu qui "dispose dans le corps de chacun des membres selon sa volonté" (1 Co 12, 18), qui "établit dans l’Eglise premièrement des Apôtres, deuxièmement des prophètes, troisièmement des docteurs.." (1 Co 12, 21). De par Dieu, chacun a sa place dans le Corps du Christ. Et la grande ambition du moine, c’est de pouvoir dire en vérité, avec Thérèse de l’Enfant Jésus : "Oui, j’ai trouvé ma place dans l’Eglise, et cette place, ô mon Dieu, c’est vous qui me l’avez donnée... dans le Cœur de l’Eglise, ma Mère, je serai l’Amour..." (Man. Aut. 1957, p.229).

Mais c’est justement quand l’amour est vrai, gratuit, pur de toute recherche d’efficacité, qu’il devient fécond. Et St Jean de la Croix osait écrire que "le plus petit mouvement de pur amour est plus utile à l’Eglise que toutes les autres oeuvres réunies ensemble" (Cant.Spir.29). Une fécondité qui ne vient que de Dieu !

L’objection, pourtant, revient, lancinante : comment parler ainsi d’amour tout en restant enfermé dans un monastère, alors que, autour de nous, tant et tant d’hommes manquent de pain, de toit, de liberté, et d’abord d’amour ! Alors que tant de populations n’ont pas entendu l’annonce de l’Evangile, ne connaissent pas le Nom de l’unique Sauveur, et demeurent, comme dit St Paul "sans espérance et sans Dieu dans le monde" (Ep 2,12) !

L’amour est fécond, oui : en oeuvres !

Précisément. Davantage, même : c’est l’amour seul qui suscite les oeuvres. Comme l’a bien vu Thérèse, "s’il venait à s’éteindre, les Apôtres n’annonceraient plus l’Evangile, les Martyrs refuseraient de verser leur sang..". Et c’est pourquoi, torturés par le désir d’accomplir toutes les oeuvres, celles de la carmélite, mais aussi celles de l’épouse, de la mère, du prêtre, de l’apôtre, du docteur, et plus "encore de souffrir tous les genres de martyres, elle n’a trouvé de repos que lorsqu’elle a compris que "l’Amour renfermait toutes les vocations" osant alors affirmer que, si dans le cœur de l’Eglise elle était l’amour, elle "serait tout" (loc. cit.). En donnant le sang de son cœur, elle devenait solidaire de tous les membres du Corps. Sans jamais franchir les murs de son couvent, elle a été déclarée patronne des missions.

"Moine est celui qui est séparé de tout pour être uni à tous", disait déjà Evagre au 4ème siècle. C’est pour être le plus uni à tous, dans le Corps du Christ, par l’Esprit, que le moine prend du recul. En dehors de cette communion, qui doit impérativement s’exprimer dans une continuelle prière aussi bien de louange que de supplication, au nom de tous, la vie monastique (pseudo-monastique, plutôt, alors) ne peut être que non-sens et scandale.

Hélas, il faut le dire : elle peut effectivement se corrompre et devenir non-sens et scandale. Corruptio optimi pessima : la vocation monastique est un merveilleux don de Dieu, mais l’homme peut mal en user et, comme le montre, hélas, l’histoire, la clôture du monastère a pu, parfois, abriter de bien tristes égoïsmes et de bien misérables suffisances.

Il faut ajouter que si l’amour suscite toutes les oeuvres, a fortiori il est prêt à les accomplir. Ce qui, dans la Tradition bénédictine, se traduit par l’aumône, l’accueil, le ministère de la paternité spirituelle et d’abord, simplement, le témoignage de la vie. Le monastère doit être, dans l’Eglise locale, "un centre spirituel" (Paul VI) et, dans le monde environnant, une oasis de paix. Ce qui compte, cependant, ce n’est ni le genre ni le nombre des oeuvres, mais seulement la vérité de l’amour.

- Le spécifique de la vocation monastique -

Je suis moine pour mieux répondre à l’amour. Et pour mieux vivre en disciple du Christ. En dehors de là, le monachisme n’a pour moi aucun intérêt, et ne suscite en moi aucun attrait.

La vocation monastique, à mes yeux, c’est simplement la vocation humaine et chrétienne, avec quelques accentuations particulières, comme par exemple :

- le sens, voire l’évidence du tout de Dieu,

- un certain radicalisme évangélique dans l’engagement à la suite du Christ

- la "fuite au désert" pour se mettre à l’écoute de l’Esprit,

- la conscience aiguë du péché (le mien et celui du monde), celle de la proximité du Royaume, celle donc aussi de l’urgence de la conversion,

- le réalisme dans les moyens à prendre pour atteindre le but, et la méfiance vis-à-vis des illusions, dans la vie et l’expérience spirituelles,

- la simplicité et la joie, chez les cénobites, dans les relations fraternelles et la vie en communauté,

- la primauté de la prière comme expression de l’amour, l’aspiration à la prière continuelle et, dans la prière, une certaine primauté donnée à la louange où se manifeste davantage la gratuité de l’amour,

- la primauté de l’être sur la parole et sur l’action,

- la polarisation vers la rencontre eschatologique,

- le sens de la gratuité de l’amour,

- et aussi, en particulier dans la tradition cistercienne marquée par la grande figure de St Bernard, une très vive dévotion à Marie, incarnation vivante de la parfaite réponse humaine à l’Amour divin, et modèle éminent de vie contemplative, par son accueil et sa méditation, de la Parole, par son obéissance de foi à l’Esprit, par l’humilité et la simplicité de sa vie cachée et l’intimité de son union au Fils éternel, par la constance de sa présence silencieuse et féconde à l’Oeuvre divine de la Rédemption ; Reine de Cîteaux dans le mystère de son Assomption, elle élève notre regard et stimule notre marche vers le Royaume éternel.

Je me permettrai, en achevant, d’en témoigner : ma vocation cistercienne m’a toujours paru merveilleuse. Et je reste confondu de ce que, pour elle, Dieu choisisse ce qu’il y a de fou dans le monde et ce qu’il y a de faible, et de vil, et de méprisé, et ce qui n’est pas, sans doute pour manifester, là encore, la pure gratuité de son Amour.