De St Antoine à St Basile... Désert et Communauté


Bernard DULLIER,
o.m.i., délégué par la Conférence des Supérieurs Majeurs de France auprès du S.N.V.

Beaucoup de jeunes aujourd’hui (comme hier sans doute) cherchent la vie communautaire. Les responsables des noviciats ou des postulats reçoivent très souvent la demande d’une vie communautaire chaude et affective, recherchée comme un îlot où l’individu pourrait se fondre sans problème. Le modèle invoqué est celui de la Primitive Eglise décrite par Saint Luc dans les Actes des Apôtres.

La vie religieuse est alors perçue comme le moyen d’accéder à ce "nid bien chaud" où il fait bon vivre, à cet îlot de sécurité protégeant des agressions extérieures. Souvent aussi, la communauté devient la seconde famille, compensation du vœu de chasteté où l’on se fera materner par des religieux, des religieuses en âge d’être les grands parents.

La vie religieuse doit s’interroger sur elle-même devant tous ces jeunes allant chercher dans des nouvelles communautés la chaleur fraternelle dont ils ont besoin. Mais, même si elle doit se remettre en cause, il ne lui faut pas oublier ses racines qui lui donnent encore sa signification dans l’Eglise et dans le monde d’aujourd’hui.

Sans doute, lorsque les jeunes ne trouvent pas ce qu’ils attendent dans les communautés anciennes et lorsqu’ils vont chercher dans les communautés nouvelles (issues ou non du renouveau charismatique) la chaleur fraternelle dont ils ont besoin, les congrégations doivent se remettre en cause. L’endormissement, la routine, la force de l’habitude, l’usure de la mission, le poids des ans, tout cela altère souvent la fraîcheur des premiers temps et nécessite une re-fondation continuelle.

Mais, sous couvert de remise en cause, de conversion, la vie religieuse n’a pas le droit d’oublier ses racines qui lui donnent sens pour l’Eglise et pour le monde. Toute requête de communautaire n’est pas synonyme de requête de vie religieuse. Tout le monde est bien d’accord. Mais un plongeon dans l’histoire de nos origines peut, sans doute, nous aider à remettre les choses en place.

La communauté de Jérusalem peut, à bon droit, servir de modèle à la charité fraternelle et donc de modèle à TOUTE vie communautaire ecclésiale. Mais ce serait un contre sens historique, et sans doute théologique, que d’y voir l’origine de la vie religieuse. Nos pères, que nous soyons de vie apostolique ou contemplative, ce sont les "Pères du désert", ces hommes (et quelques femmes comme Mélanie) qui vers les années 280-300, se sont retirés dans les déserts d’Egypte. Et notre père à tous, comme le dit la liturgie, est Saint Antoine le Grand. La communauté ne viendra que plus tard, avec Pacôme d’abord vers 330 (mais ses communautés de 2 000 moines gouvernées par des sonneries de trompe et des coups de fouet, devaient quelque peu manquer de chaleur et d’intimité), et surtout avec Basile et sa sœur Macrine.

Nous ne pouvons donc pas ignorer que la vie religieuse a d’abord été érémitique avant d’être d’ordre communautaire. C’est dans la logique de l’institution d’Antoine que les "moines" vont se regrouper à la campagne d’abord (à ANESI, en 358) puis dans la ville (à CESAREE, 370) grâce à l’élévation de Basile à l’épiscopat. La vie communautaire est donc bien apparue pour servir la vie religieuse et pour lui permettre de rester fidèle au choix des Pères du désert, choix que tous les religieux, contemplatifs ou apostoliques, reprennent à leur compte (le noviciat en est l’illustration flagrante : temps de désert sur lequel reposera toute la vie du futur religieux).

Saint Antoine ou le Risque du Désert

Antoine, petit agriculteur égyptien, a une quarantaine d’années quand, vers 290, il se lance dans la prodigieuse aventure qui va faire de lui le Père des Moines (on devrait dire le Père de la Vie Religieuse).

Quelques années auparavant, il avait entendu l’Evangile du jeune homme riche. Il avait tout vendu, ou presque, et il vivait pauvrement dans son ancienne demeure, plus ou moins en solitaire.

Mais après une méditation d’une dizaine d’années, il est séduit par l’expérience du prophète Elie : le dépouillement progressif et le passage au désert lui apparaissent comme la condition pour devenir ce qu’il se sent appelé à être : se perdre en Dieu pour s’y trouver vraiment, être seul avec le Seul, pour devenir l’homme nouveau qu’il est en germe depuis son baptême.

Ici commence la grande aventure dans laquelle l’Eglise va s’engager jusqu’au retour de son Seigneur.

Antoine ne sera pas le premier solitaire chrétien. Avant lui, d’autres, à la manière des Esséniens, ont fui au désert pour se protéger qui du monde, qui des femmes, qui de l’Eglise.

Mais Antoine est le premier moine : il est le premier à partir au désert non pour fuir le monde, mais pour trouver le monde et le porter avec lui ; non pour quitter l’Eglise mais pour y vivre plus intensément et pour la faire grandir. Athanase le Grand, évêque d’ALEXANDRIE, le défenseur de la foi de Nicée ne s’y trompe pas. Lui, le "docteur de l’Eglise", écrit la "Vie d’Antoine". En le donnant en modèle à toute l’Eglise, il fait entrer la vie religieuse dans le patrimoine du christianisme.

Apparemment seul, en fait nous allons le voir en communion avec tous, Antoine prend le Christ comme modèle et veut reproduire en sa vie la geste évangélique : voulant devenir l’homme sanctifié et christifié offert au Père en sacrifice pour le monde (le concile Vatican II nommera cela appel à la Sainteté, s’ inscrivant au cœur même du baptême).

L’exode d’Antoine, à la différence de ce qui se vit dans d’autres mouvements spirituels (en particulier le bouddhisme) ne se fait ni au nom d’une "Sagesse" ni au nom d’un Dieu abstrait, mais au nom d’un Dieu concret et proche : celui qui a pris chair en Jésus-Christ et qui est venu entraîner l’homme pour qu’il puisse rencontrer le Père. Il s’agit donc bien d’un chemin de rencontre : s’ouvrir totalement à Celui qui vient et l’accueillir tel que LUI IL EST.

Autre différence ; la tension permanente entre le déjà et le pas encore. Dieu est au désert et Antoine y va pour le trouver. Mais Dieu est l’inconnaissable sur lequel on ne peut "jamais mettre la main". A chaque fois qu’Antoine croit être arrivé, il découvre Dieu encore au-delà, encore tout autre. Ainsi il passera du désert extérieur au désert intérieur, passage sans doute géographique mais surtout spirituel. Les derniers temps sont là et l’homme est "déifié" par la Passion et la Résurrection. Et pourtant l’Epoux n’est pas encore revenu et il faut veiller, attendre et se préparer. C’est donc courir le risque et le paradoxe de déjà vivre la Présence de Celui que l’on attend et d’attendre encore la Manifestation de Celui qui est déjà là.

Dernière différence enfin : pour Antoine le passage au désert n’est pas une fuite. Bien sûr, extérieurement cela peut y ressembler et certaines phrases des Pères pourront le laisser croire (tel ce mot célèbre rapporté par Cassien : "Fuis également les femmes et les évêques. Fuis-les comme si tu avais le diable derrière toi".

Mais Antoine n’est coupé ni de la nature, ni de l’Eglise, ni des hommes. Il appréciait de goûter les premiers fruits des figuiers, même si certains le traitaient de glouton. Il ne se dérobait jamais à l’évêque Athanase et il fut son principal soutien contre les Ariens. Sa charité, enfin, était légendaire et on venait de très loin pour le rencontrer et se faire guérir par lui. Cela sera si fort dans la tradition antonienne que l’un de ses disciples les plus austères, abba Poemen, laissera cette phrase : "il y a trois choses capitales : craindre le Seigneur, prier sans cesse et faire du bien au prochain".

Pour Antoine, le monde est bon, les hommes sont ses frères et l’Eglise est sa Mère. Son passage au désert, il l’a vécu comme un signe dans l’Eglise et pour le monde et, en acceptant de former ceux qui voulaient suivre la même route que lui, il ouvre tout grand le chemin de l’accompagnement spirituel.

Car dans sa solitude, Antoine a bien perçu que l’homme ne peut parvenir tout seul à un tel dépouillement intérieur. Acceptant d’avoir des disciples, il prépare la seconde étape de la vie religieuse, dont le maître d’œuvre, après quelques tâtonnements, sera Saint Basile.

Saint Basile ou le Risque de la Fraternité

Lorsque Basile, de retour de la joyeuse vie étudiante d’Athènes, reçoit le baptême en 354, il a environ 25 ans. Eprouvant le besoin d’aller jusqu’au bout de cette vie nouvelle qui lui a été donnée en Jésus, il part en Egypte. Il se forme à l’école des "solitaires", ces fils spirituels d’Antoine. Là, auprès d’eux, il trouve ce qu’il cherchait sans le savoir encore : la rencontre bouleversante d’un Dieu qui va brûler toutes ses limites et lui donne de devenir Basile le grand. Lui, le fils adulé d’une riche famille provinciale, il deviendra le protecteur des pauvres. Lui, le spécialiste en Philosophie profane deviendra le chantre de l’Esprit.

C’est au désert, dans la solitude avec le Seul, enraciné dans l’intuition fondatrice d’Antoine, qu’il trouve le sens de sa vie. Et, c’est au nom même de cette intuition fondatrice qu’avec Grégoire et quelques amis, il va risquer la vie fraternelle. Il nous suffit de lire la Préface de sa grande Règle : nous y découvrons ce qui a poussé Basile à la vie communautaire (au sens où le mot sera désormais employé dans toute vie religieuse).

La communauté n’est pas le but recherché. Elle n’est pas la communion chaude et familiale, fermée sur elle-même et au sein de laquelle le "moine" (le religieux) peut se couler et satisfaire son besoin d’aimer et d’être aimé. Bien au contraire, dans la lignée du départ au désert, dans la spiritualité de cet exode, elle est voulue comme un risque : celui que tout homme prend quand il laisse son frère le révéler à lui-même.

La communauté basilienne, modèle de toute communauté religieuse, est fondée à ANNESI en 358. Elle est un élément que les frères se donnent pour vivre les deux intuitions d’Antoine :

- l’attente signifiée par la marche au désert

- la présence signifiée par la charité fraternelle.

Elle est voulue comme le lieu où chacun se laisse regarder par l’autre avec le regard même de Dieu. L’autre est en effet le frère que Dieu donne pour faire grandir, en dépouillant de tous les masques. Par le rôle de la communauté, chacun est invité à se laisser trouver par Dieu tel qu’il est et non tel qu’il se rêve.

Dans le désert d’Antoine, il y a encore la possibilité pour le moine de se tromper à ses propres yeux, de se "jouer son cinéma", comme on dirait aujourd’hui. Les Apophtegmes des Pères sont remplies d’exemples de ces solitaires si fiers d’eux que Dieu même ne peut plus les atteindre. Nul homme n’est à l’abri de ce risque et tel est sans doute le sens des fameuses tentations d’Antoine.

Quand Basile propose la vie communautaire, c’est bien pour que les frères se servent de pédagogues les uns aux autres dans leur marche vers le désert intérieur. Et c’est là qu’est la fine pointe de la charité fraternelle. Quand, par amour, des frères s’aident à se dépouiller de leurs limites pour laisser Dieu agir en eux, alors et alors seulement, il est possible de dire : "Voyez comme ils s’aiment !"

On mesure combien une telle communauté est éloignée du groupe émotionnel et fusionnel. Dans ce dernier le moine (ou le religieux), bien loin de grandir, se détruit peu à peu. Il cesse d’être lui-même. Au lieu de mettre sa vie affective au service du groupe, il capte et utilise le groupe pour combler les vides affectifs qui sont en lui. Alors, jamais il ne se trouvera lui-même et tel Adam qui court se cacher, jamais il ne se laissera trouver par Dieu.

La vraie vie communautaire, au contraire, est une dynamique où la charité fraternelle renvoie chacun à sa recherche de Dieu. Aucune relation affective ne peut combler cette recherche et cette attente. Chacun aide l’autre à partir au désert intérieur pour se laisser trouver par Dieu.

Après Basile, la vie religieuse sera désormais, généralement, communautaire. Mais les quelques ermites, ou encore les Ordres qui insisteront moins sur la vie communautaire (comme les jésuites), seront là pour rappeler que ce n’est pas pour la communauté gué l’on choisit la vie religieuse. Elle doit être choisie pour se mettre, à la suite de St Antoine, à la recherche du Bien-Aimé du Cantique des Cantiques. Elle se choisit pour faire entendre dans le monde d’aujourd’hui le cri de l’Apocalypse : "Viens, Seigneur Jésus". Elle se choisit pour prophétiser l’Amour infini dont Dieu aime chaque homme.

La vie communautaire à la suite de Basile (et des fondateurs) sera le choix de recevoir les frères gué Dieu donne pour se faire aider par eux et pour les aider dans cette marche. Ce sera le choix de proclamer que depuis le matin de Pâques, l’humanité tout entière est déjà rassemblée dans le face-à-face avec Dieu, et que l’homme est invité à devenir ce qu’il est déjà, même si cela ne paraît pas encore.

Ce court rappel du premier siècle de la vie religieuse pourra peut-être nous aider à guider ceux qui viennent nous demander du "communautaire". La vie fraternelle est toujours la réalisation d’une attente. Mais dès que l’on croit l’attente réalisée, elle renvoie au désert pour attendre encore et toujours davantage.

Le jeune qui penserait à la vie religieuse en subissant la communauté comme un fardeau refuserait de vivre les temps nouveaux qui sont déjà arrivés. Mais celui qui se réfugierait frileusement dans la communauté refuserait de vivre les temps de l’attente et du pas encore.

Faire choix de la communauté c’est vivre cette tension permanente et en être le signe pour l’Eglise et pour le monde.