Très Saint Père,
Les sept thèmes proposés pour ce Consistoire
extraordinaire désignent les urgences pastorales
que la célébration du Jubilé a mises
en lumière. Déjà, vous les avez abordées
dans les chapitres III et IV de votre Lettre apostolique
Novo millennio ineunte.
Dans quelle perspective devons-nous réfléchir
à ces questions et selon quelle méthode élaborer
une programmation pastorale, qui, non seulement convienne
à nos Églises particulières, mais qui
puisse aussi être l'objet d'un effort, d'un élan
à l'échelle de toute l'Église.
Dans quelle perspective ?
Nous ne pouvons répondre qu'en identifiant le
sujet de l'action. C'est l'Église considérée
non à vues humaines comme l'une des institutions
du corps social de l'humanité, mais avec les yeux
de la foi comme l'Épouse du Christ. En elle le Seigneur
déploie le dessein rédempteur pour tous les
hommes ; en elle, il rassemble tous ceux que le Père
lui donne pour qu'ils soient ses disciples. C'est donc dans
l'intime relation des fidèles avec leur Seigneurs,
dans le don du Saint Esprit que résident pour l'Église
la source et la règle de son action.
Selon quelle méthode ?
Il nous faut réfléchir en profondeur sur
le rapport entre la fin et les moyens. Les moyens doivent
être cohérents avec la fin. Les consignes que
Jésus donne aux Douze lorsqu'il les envoie "
en toute pauvreté " annoncer le Royaume de Dieu
prescrivent précisément les moyens paradoxaux
conformes à cette mission collective (cf. Mt 10).
En réfléchissant à ces question, nous
pouvons entrer plus profondément dans l'intelligence
du mystère du Christ, unique " programme "
de l'Église. L'actualité de ce programme ne
cesse d'être mise en lumière par l'Esprit Saint
agissant dans la maison de Dieu. Le début du chapitre
III de Novo millennio ineunte (n. 29) énonce clairement
ce principe paradoxal pour les vues humaines :
" Nous nous interrogeons avec un optimisme confiant,
sans pour autant sous-estimer les problèmes. Nous
ne sommes certes pas séduits par la perspective naïve
qu'il pourrait exister pour nous, face aux grands défis
de notre temps, une formule magique. Non, ce n'est pas une
formule qui nous sauvera, mais une Personne, et la certitude
qu'elle nous inspire : Je suis avec vous!
" Il ne s'agit pas alors d'inventer un nouveau programme.
Le programme existe déjà : c'est celui de
toujours, tiré de l'Évangile et de la Tradition
vivante. Il est centré, en dernière analyse,
sur le Christ lui-même, qu'il faut connaître,
aimer, imiter, pour vivre en lui la vie trinitaire et pour
transformer avec lui l'histoire jusqu'à son achèvement
dans la Jérusalem céleste. C'est un programme
qui ne change pas avec la variation des temps et des cultures,
même s'il tient compte du temps et de la culture pour
un dialogue vrai et une communication efficace. Ce programme
de toujours est notre programme pour le troisième
millénaire ".
Cette méditation fondamentale éclaire le temps
de l'Église, son présent et son action. Avec
la célébration du grand Jubilé de l'an
2000, nous sommes entrés dans le troisième
millénaire de l'ère chrétienne : novum
millennium.
Déjà Gaudium et spes (4) constatait : "
Hodie genus humanum in nova historiae suae aetate versatur
in qua profundae et celeres mutationes ad universum orbem
gradatim extendentur ". Nous sommes entrés dans
cette aetas nova qui appelle de notre part une nouvelle
évangélisation. À cet égard,
on pourrait dire que l'annonce de l'Évangile en est
encore à son commencement et déploie aujourd'hui
une puissance de salut, de justice et de paix que les hommes
ne pouvaient imaginer dans les limites de l'ancien monde.
Pour ce nouveau monde dont nous ne pouvons percevoir les
formes à venir, le salut qu'annonce l'Évangile
n'a pas épuisé son incorruptible nouveauté.
Il apporte aux enfants de Dieu la seule réponse digne
de l'homme aux nouveaux défis portés par la
mondialisation à la fraternité humaine.
Très Saint Père, vous ouvrez votre Lettre
apostolique, en invitant l'Église à recevoir
pour la " nouvelle étape de son chemin "
la parole du premier envoi de Simon " Duc in altum
". L'évangélisation de l'actas nova ne
peut que commencer, avec les épreuves et les insondables
richesses que Dieu dévoilera à son Église.
Nous ne sommes peut-être qu'au début de l'ère
chrétienne.
Nos échanges vont se concentrer sur les éléments
programmatiques recueillis dans la seconde partie de votre
Lettre. Nous devons d'autant plus garder les yeux de la
foi fixés sur le Christ, notre Maître et notre
Seigneur. Car, lui seul, en nous donnant l'Esprit Saint,
ouvre nos intelligences et nos curs au discernement
des voies de Dieu. Lui seul nous enseigne les conditions
authentiques de l'action de son Église.
Il existe en effet une parfaite cohérence entre les
uvres du Christ et les moyens humbles que nous sommes
appelés à mobiliser pour accomplir la volonté
salvifique du Père et la mission de réconciliation
que le Fils nous confie: " Allez, de toutes les nations
faites des disciples. Baptisez-les au nom du Père
et du Fils et du Saint-Esprit ".
Car les moyens sont-ils neutres ? Tous peuvent-ils convenir
au service de l'Évangile, dès le moment, certes,
où ils ne comportent aucun élément
contraire au bien moral ?
Il devient peut-être moins malaisé de proposer
pour les thèmes étudiés des solutions
techniques (comme pour les moyens de communication, mais
aussi pour la vie économique qui laisse ou plonge
dans la pauvreté et la faim une partie de l'humanité,
ou pour le progrès des sciences dans le respect de
la condition humaine). Il est peut-être possible de
suggérer des savoir-faire empruntés aux sciences
humaines et sociales et aux multiples méthodes de
gestion aujourd'hui développées.
Cependant, cette recherche d'efficacité commune à
toute notre époque engendre pour les hommes des souffrances
et des maux aussi grands que les bienfait espérés.
Car, dans la vie humaine, les moyens choisis souvent prennent
figure de fins : il sont réduits au service de finalités
inavouées : la volonté de puissance, le désir
de jouissance, le profit, la gloire ou la vanité
Bref, des moyens nous nous faisons des idoles. Nos idoles
restent cachées.
Les moyens ne peuvent pas tenir lieu de fin. Cela est déjà
vrai dans l'action politique, dans la vie économique
comme en toute entreprise humaine qui doit se donner pour
finalité de servir le bien commun des hommes. À
fortiori les moyens humains ne peut-ils se substituer à
la fin divine de l'Église, à sa mission de
sanctification du Nom.
En nous contentant de choix apparemment techniques dans
l'uvre évangélisatrice, nous méconnaîtrions
le sujet de l'action qui est l'Église elle-même.
Ce serait aussi ignorer la nature originale de la mission
que le Christ lui confie : travailler au Salut, à
la divinisation de tous les hommes. Se satisfaire de moyens
humains, c'est oublier le Visage de l'Unique Médiateur,
du seul Chemin entre Dieu et les hommes.
Car il s'agit dans ce " programme " christique
de recevoir l'appel qui retentit chaque jour, à chaque
génération, dans le cur de l'Église:
l'appel du Sauveur à la conversion, l'appel à
recevoir et à pratiquer la Parole de Vie recueillie
du Seigneur ressuscité. L'Esprit sans cesse ouvre
à l'intelligence du Christ nos curs endurcis
et fait reconnaître et aimer par l'Église Celui
dont elle tient sa vie, puisqu'elle est de Lui et par Lui.
Ce qu'un livre célèbre du cardinal Congar
nommait Vraie et fausse réforme dans l'Eglise était
devenu dans la bouche du Bienheureux Jean XXIII un "
aggiornamento ". C'était appeler la Venue au
jour du Christ Soleil de Justice. Cet " aggiornamento
" appelle la nouvelle évangélisation
de la nova aetas, annonce prophétique de la nouvelle
création dans le Ressuscité.
L'évangélisation toujours renouvelée
est la mission fondatrice de l'Église. Elle spécifie
son action pastorale.
À vues humaines, une réorganisation s'impose
par voie d'autorité et demande du temps pour être
acceptée. Elle a toujours un coût humain, les
victimes, et elle est souvent détournée de
ses fins. La période révolutionnaire qu'a
connue l'Est de l'Europe pendant presque un siècle
en est une illustration.
Vous nous le rappelez, dans la puissance et la douceur de
l'Esprit de Jésus ce n'est pas ainsi qu'agit l'Église.
L'Église ne peut vivre son renouvellement propre
qu'en se convertissant à son Seigneur, qu'en recherchant
la face de Dieu, dans la docilité à l'Esprit
saint. De sorte que la charité et l'amour soient
la source et la force de toute rénovation.
Ainsi un changement peut être reçu et désiré
comme l'expression d'une plus grande miséricorde
et d'une plus grande fidélité.
Plus grande miséricorde, pour les petits, pour les
pauvres, pour ceux qui ne comprennent pas, pour ceux qui
ne savent pas ce qu'ils font.
Plus grande fidélité au Christ lui-même
et à son Esprit qui ne cesse d'habiter le Peuple
de Dieu, de le guider et de le conduire vers le Père.
En procédant dans cette humilité et cette
pauvreté, les avancées que nous proposerons,
loin d'être une cause de ruptures ou de divisions,
susciteront de nouvelles conversions et un amour plus grand
de l'unique Seigneur.
Malgré les incompréhensions inévitables
entre les peuples chrétiens aussi divers par l'histoire,
la culture et les intérêts, nous aiderons nos
frères et surs en humanité à
s'accepter, voire à s'aimer les uns les autres dans
une véritable communion.
+ Cardinal Jean-Marie Lustiger
Archevêque de Paris
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